L'Histoire de la monarchie de Juillet, de M. Thureau-Dangin, conquiert tous les jours de nouveaux lecteurs. Mais elle est encore loin d'être appréciée à son juste mérite. Je voudrais l'analyser ici sommairement, et essayer en même temps une description aussi exacte que possible du talent de son auteur. On excusera ce qu'il y aura d'incomplet dans cette exposition, de précipité dans ces jugements, en songeant que ce bel ouvrage n'est pas terminé, et que M. Thureau-Dangin n'a pas dit, tant s'en faut, le dernier mot de son talent.
I
Dans la nuit du 29 au 30 juillet 1830, Charles X ayant quitté Paris, la ville était à l'émeute et la France sans gouvernement. M. Thiers, alors simple journaliste, se souvint fort à propos d'anciennes intrigues nouées autour du duc d'Orléans par l'opposition libérale, et, sans même attendre son assentiment, mit en avant le nom de ce prince dans des proclamations qui furent affichées au matin.
Déjà fort embarrassés de leur situation, troublés de leur victoire, les députés furent presque unanimes à se rallier autour de ce nom, et le duc d'Orléans, dans la journée du 31, finit par accepter le titre de lieutenant-général du royaume et le rôle de pacificateur. Rôle ingrat à cette heure. La révolution courait les rues, en rayonnant de l'Hôtel-de-Ville, où s'agitait la garde nationale, sous le commandement honoraire de La Fayette. Opposer la force à la force eût été dangereux pour ce gouvernement de quelques heures, le duc aima mieux négocier. Dans cette même journée du 31, précédé d'un tambour et des huissiers de la Chambre, et suivi de quatre-vingts députés, il quitta le Palais-Royal, et dans cet équipage plus que modeste, se dirigea vers l'Hôtel-de-Ville, au milieu d'une foule assez mêlée d'abord, mais de plus en plus houleuse, à mesure qu'il pénétrait dans les quartiers populaires. Il entra néanmoins dans l'Hôtel-de-Ville et tout à coup parut au balcon, donnant le bras à La Fayette, ombragés tous les deux d'un drapeau tricolore. Ce fut une explosion de sensibilité :
— Vive La Fayette ! Vive le duc d'Orléans !
De tous les points de la place l'immense acclamation des badauds armés consomma l'établissement du trône de Juillet.
Les orateurs républicains, les historiens absolument hostiles ne reconnaissent pas à la dynastie d'Orléans une autre origine ; ils ne tiennent compte, dans la journée du 31, que du « sacre de l'Hôtel-de-Ville ». Ils avaient intérêt à représenter Louis-Philippe comme un fils ingrat de la révolution, issu des barricades, élevé sur le pavois populaire et devant sa couronne au suffrage de la nation révoltée ; il était clair, dès lors, que ce roi par la grâce du peuple était un simple prête-nom, tout au plus l'intendant de l'idée révolutionnaire, ayant pour tout mandat d'appliquer le programme qu'elle dicterait. M. Thureau-Dangin, tout en regrettant et en blâmant en termes formels la violation de la tradition monarchique, rectifie cet exposé en le complétant ; il met au premier plan dans son récit, comme elle fut dans les faits, la démarche collective des députés auprès du duc d'Orléans et les motifs qui les décidèrent à cette démarche, leur espoir qu'un Bourbon serait aux yeux de la France et de l'Europe une garantie de sécurité.
La scène du balcon ne fut qu'un incident assez secondaire au milieu des événements qui marquèrent cette journée. Mais il faut avouer qu'elle prêtait à des malentendus, et qu'à cette époque il était délicat, peut-être impossible, de les dissiper ; car dès qu'on y touchait on avait l'air de renier son origine, de rompre avec ses précédents, ce qui est toujours vilain dans la bouche des parvenus, et Louis-Philippe en était un, incontestablement. C'est ce qui explique les premières avances que faisait à son peuple, ouvriers et bourgeois, le nouveau roi des Français. Par malheur, ces familiarités contribuèrent à former la légende du roi citoyen et de la monarchie élue. Ces concessions peut-être nécessaires aux exigences du moment, on les prit argent comptant, pour la véritable « politique de Juillet ». Dieu sait quelles visées disparates on associait tous les matins à cette formule. Cela signifiait tantôt le roi soliveau, tantôt la délivrance de la Pologne ou le passage des Alpes par la garde nationale, en somme : révolution, et les esprits logiques disaient tout court : émeute. On était loin du jour où M. Guizot devait réprouver en pleine Chambre ce mot de révolution ; personne encore ne disait : « c'est un grand mal qu'une révolution ; une révolution coûte fort cher, financièrement, moralement, politiquement, de mille manières. » Personne ne le disait, mais cette vérité commençait à briller dans plus d'un esprit, à la clarté de certains événements, comme le pillage de Saint-Germain-l'Auxerrois et le sac de l'Archevêché.
De son côté, le roi venait de découvrir parmi ces clairvoyants un homme assez courageux pour exprimer la pensée commune, assez énergique pour l'imposer aux Chambres, assez haut de cœur pour braver l'opinion. Casimir Périer osa, du premier coup, renier toute parenté révolutionnaire au nom de la nouvelle dynastie : « Non, Monsieur, criait-il avec colère à Odilon Barrot, il n'y a pas eu de révolution, il n'y a eu qu'un simple changement dans la personne du roi. » Il faut souvent parler aux assemblées comme on parle aux enfants, exagérer la vérité pour la leur faire admettre. Ce mensonge ou semi-mensonge officiel était le seul moyen de conserver le trône, l'ordre par conséquent. Les « carlistes », avec le sûr instinct des profonds ennemis, l'avaient compris immédiatement. Pendant dix-huit ans, Berryer ne fit que répéter aux divers cabinets :
— Vous êtes sortis d'une révolution, vous et l'ordre des choses dont vous faîtes partie ; c'est un fait, je l'accepte en tant que fait ; mais soyez conséquents et révolutionnaires, soyez-le en plein, gouvernez dans le sens de la Révolution.
Casimir Périer ne se contenta pas de déjouer cette manœuvre. Il osa davantage, il se fit le champion du principe d'autorité, et lui sacrifia, pour commencer, sa popularité : c'est le plus cher des biens de l'homme d'État, mais c'est le plus gênant. Songer à plaire à la galerie est toujours une entrave pour qui veut agir. Il s'en débarrassa et n'en fut que plus fort. Il reprit possession de Paris, qui jusque là avait appartenu à l'émeute, et fit descendre la troupe dans la rue, ce que personne n'avait osé depuis les glorieuses. Dans les Chambres, il se pétrit une majorité, et cette majorité lui survécut comme de politique. Le ministère du 11 octobre était encore un ministère Périer, avec les mêmes vues, mais élargies, et dressées par M. Guizot à la hauteur d'une théorie gouvernementale, appliquées par le duc de Broglie et M. Thiers, avec un ensemble, un concert qu'on ne retrouve plus dans les cabinets postérieurs. Malgré tout, la mort de Casimir Périer 1 fut un malheur irréparable. Le parti de la résistance perdit en lui l'homme le plus capable d'en assurer la cohésion et d'en maintenir l'unité.
La série des fautes commença le jour où M. Thiers se sépara de ses collègues et fit bande à part. Trop fier pour disputer un portefeuille, le duc de Broglie se confina dans un demi-silence. M. Guizot, plus ambitieux, se mit à la tête d'un groupe, non point hostile à M. Thiers, mais réservé, attendant les actes du jeune ministre ; celui-ci se dépêchait d'agir dans le sens le plus désagréable à M. Guizot. Il débordait la majorité si difficilement réunie par Casimir Périer, et se soutenait par des votes de hasard, recrutés à la bonne fortune des débats parlementaires : politique de bascule au-dedans, de girouette au dehors, ne visant qu'à l'effet. On doute que M. Thiers se soit cru, en 1836, un très grand diplomate, mais ce qui est bien certain, c'est qu'il désirât que les autres le crussent. À quelles fantaisies ne s'est-il pas livré dans ce but ! L'alliance anglaise était depuis Juillet notre point d'appui en Europe. M. Thiers l'abandonna tout à coup. Pourquoi cela ? Parce qu'il caressait un projet de mariage entre le duc d'Orléans et une archiduchesse. L'entreprise était difficile, les ambassadeurs la déclaraient absurde, et M. Thiers n'y voyait que plus de lauriers à moissonner. Or, par malheur, il échoua ; nouveau coup de gouvernail rapprochant la politique française du cabinet de Saint James. C'est M. Thiers qui l'a donné, M. Thiers furieux de se déconvenue, ne sachant quelle attitude prendre pour la dissimuler, voulant faire la guerre uniquement pour faire quelque chose ; or, les troubles d'Espagne en fournissaient quelque lointain prétexte : si l'armée française allait faire un tour de ce côté ? Louis-Philippe refusa net, et M. Thiers trouva enfin l'occasion de faire parler de lui ; il donna sa démission, et put poser avec fracas pour « le ministre de l'honneur national ».
Soult et Guizot le remplacèrent, et cela ne simplifia rien. Il y eut deux oppositions au lieu d'une, M. Thiers au centre gauche et, au centre droit, M. Guizot lui-même, quand ses procédés trop anguleux, ses théories trop peu flexibles l'eurent éliminé du ministère Molé. Comme toutes les oppositions, ces deux centres finirent par trouver le terrain d'une entente ; M. Thiers et M. Guizot se donnèrent le baiser de paix, chacun mettant en poche un bout de son drapeau : ce fut la coalition, compromis peu honorable, dont le prétexte étonne et saisit douloureusement. On ne conçoit plus aujourd'hui que des hommes politiques de la valeur de M. Guizot aient pu admettre un seul instant la fameuse maxime : le roi règne et ne gouverne pas ; tout ce que l'on peut dire pour les défendre, c'est que l'expérience du gouvernement représentatif leur faisait défaut. Encore leur méprise nous paraît-elle singulière. Sous prétexte d'attaquer le pouvoir personnel, la politique de la cour, dans la personne de M. Molé, les doctrinaires ont porté à la monarchie de Juillet une atteinte dont elle eut grand'peine à se relever. Ils en furent d'ailleurs bien punis, car après le scandaleux interrègne ministériel de 1839, ils n'obtinrent pas un seul portefeuille dans le cabinet Soult.
Mais voyons, puisque nous y sommes, ce qu'était ce gouvernement personnel dont ils feignaient de craindre les plus néfastes résultats, et surtout ce que vaut ce gouvernement, si on compare sa politique à celle des divers ministères, après 1836.
M. Thureau-Dangin a tracé à plusieurs reprises le portrait du roi Louis-Philippe, un portrait peu flatteur, mais juste en toutes ses parties. Il n'a rien laissé subsister de la grotesque légende créée par la petite presse et la caricature, mais sans dissimuler le manque absolu de prestige qui nuisit tant à Louis-Philippe dans l'opinion des Français de 1830. Il a même insisté sur ce point avec une telle vivacité que la mémoire du roi de Juillet resterait en souffrance, si le lecteur ne se rappelait les mille et une circonstances où la sagesse un peu bourgeoise, un peu vantarde, un peu tatillonne de Louis-Philippe sauva notre pays. Sans ce pauvre roi qui sut s'allier à temps à « la perfide Albion » la France courait, en 1830, le danger de subir une invasion étrangère suivie d'un morcellement. Les bonnets à poils de la garde nationale n'auraient pas suffi pour intimider le czar Nicolas et M. de Metternich. Sans doute « Ulysse », comme Heine 2 et A. de Vigny se sont accordés à le nommer, fut soutenu dans les premières années par M. de Talleyrand, son ambassadeur à Londres. Plus tard, bon gré mal gré, il dut céder la direction de la diplomatie à M. de Broglie ; mais après la chute de ce dernier, Louis-Philippe eut bien le droit d'appeler son système la conservation de nos alliances, en dépit de la légèreté de M. Thiers, de l'indolence de M. Molé et de l'incapacité du maréchal Soult.
Cette politique ne fut pas, comme on l'a trop redit, sans aucune gloire. Ne fallait-il pas, en outre une grande souplesse diplomatique, une certaine audace, pour braver l'Angleterre en Algérie et en Portugal, l'Autriche à Ancône et en Belgique tout le continent 3 ? Notre action était impossible dans un rayon plus étendu. Le roi le comprenait. M. Thureau-Dangin nous le fait toucher du doigt ; mais l'opinion française ne se résignait pas à accepter cette impossibilité matérielle, bien indépendante de la personne de Louis-Philippe et de ses secrets désirs. C'est ce qui commença à rendre le souverain si impopulaire, impopulaire comme aucun de ses prédécesseurs ne l'avait été. On n'imagine pas que cette politique, en somme si sage, ait rencontré dans toutes les classes de la nation un accueil aussi malveillant. Terre-à-terre comme elle était, elle devait évidemment déplaire à la jeunesse d'alors ; mais cette jeunesse elle-même, sentimentale et nerveuse, vivant dans l'absolu, dédaigneuse du fait, grisée d'art et de philosophie, la tête pleine de légendes napoléoniennes et révolutionnaires, ivre du nom de France, dont des poètes historiens venaient de lui révéler le splendide passé, cette jeunesse qui rêvait pour son pays des destins gigantesques, était une infime minorité, en complète opposition de tendance et d'esprit avec le gros de l'armée électorale.
À suivre
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire