La remarquable biographie que Stéphane Giocanti consacre à Pierre Boutang ressuscite la figure fascinante de l’héritier du maurrassisme.
A la mort de Pierre Boutang, en 1998, la presse, le monde intellectuel et même le président de la République ès qualités (en l’occurrence Jacques Chirac) avaient rendu hommage à un personnage qui, journaliste, essayiste et militant politique, mais aussi philosophe, poète et traducteur, avait toute sa vie occupé sa place dans la vie publique, même si ses idées l’avaient marginalisé. Mais aujourd’hui, qui sait qui il fut ? C’est pourquoi il faut saluer la scrupuleuse biographie que lui consacre Stéphane Giocanti, déjà auteur d’une biographie de Maurras (2006), d’Une histoire politique de la littérature (2009) et d’un essai biographique sur Alphonse, Ernest, Léon et Lucien Daudet (2013). Familier de Boutang, Giocanti a notamment consulté ses cahiers et carnets inédits, environ 13 000 pages dactylographiées ou manuscrites dont la rédaction s’est étalée entre 1935 et 1997.
Né à Saint-Etienne en 1916, Pierre Boutang est le fils d’un ingénieur au caractère entier qui n’échappera jamais aux difficultés pécuniaires et qui, Camelot du roi, apprendra à lire à son fils dans l’Action française. Jusqu’à sa disparition, en 1940, le philosophe entretiendra avec lui une relation passionnée, qui déterminera sa pensée sur le rôle de la filiation dans la transmission. Boursier au lycée de Saint-Etienne puis au lycée du Parc, à Lyon, Boutang est remarqué, en khâgne, par son professeur Vladimir Jankélévitch, et se lie avec un autre professeur, Jean Wahl. En 1935, il intègre l’Ecole normale de la rue d’Ulm, où il devient ami avec Maurice Clavel, qu’il amène à Maurras. En 1936, encore étudiant, il se marie avec Marie-Claire Canque, une helléniste, normalienne comme lui, et qui lui donnera six enfants. Dans ces années-là, Boutang rencontre Raymond Aron, Jules Supervielle, Martin Buber, Alexandre Koyré, Daniel Halévy et Gabriel Marcel, dont il restera proche. En 1939, il est reçu à l’agrégation de philosophie.
Lors de l’été 1934, avec un groupe de l’Action française, il a vu pour la première fois Charles Maurras dans sa maison de Martigues. C’était le début d’une autre relation singulière, qui elle aussi orientera sa vie. A partir de 1936, le jeune normalien écrit dans l’Etudiant français, le mensuel des étudiants royalistes, et dès l’année suivante donne des cours à l’Institut d’Action française, où il noue amitié avec François Leger, Philippe Ariès, Thierry Maulnier, Raoul Girardet et François Sentein. Maurras a repéré son intelligence exceptionnelle, sa culture et son tempérament de meneur. En 1939, il lui confie la revue de presse de son journal.
Mobilisé lors de la déclaration de guerre, Boutang suit les cours d’élève-officier à Saint-Maixent, puis est surpris par la défaite du printemps 1940 sans avoir eu l’occasion de combattre. Démobilisé, il enseigne au lycée de Clermont-Ferrand tout en continuant à publier dans l’Action française, repliée à Lyon, des articles qui défendent la même ligne que son maître : maréchaliste et antiallemande.
En 1939, il a fait la connaissance de Jacques Rigault, bras droit de Jacques Lemaigre-Dubreuil, le patron des huiles Lesieur, deux hommes impliqués dans les complots nationalistes de l’avant-guerre. En 1941, ceux-ci, ayant un pied à Alger, jouent un rôle moteur dans les réseaux qui préparent la rentrée de l’Afrique du Nord dans la guerre à la faveur d’un débarquement allié. Boutang, déçu par l’évolution de Vichy, est séduit par cette perspective. Ayant obtenu sa nomination au lycée français de Rabat, il part pour le Maroc, où il entre en contact avec le comte de Paris qui vit dans le pays.
Le 8 novembre 1942, le débarquement américain survient alors que l’amiral Darlan, commandant en chef des forces de Vichy, se trouve inopinément à Alger. Jean Rigault, membre du groupe des « Cinq » qui ont organisé, côté français, l’intervention américaine, demande à Boutang de devenir son chef de cabinet. Dans le chaudron algérois où bouillonnent les intrigues, ce dernier est de ceux qui misent sur le général Giraud, récemment évadé d’Allemagne, pour éliminer Darlan et prendre la tête des forces françaises afin que l’Afrique du Nord échappe à Pétain comme à de Gaulle. Au sein du groupe des Cinq, certains rêvent de voir confier le pouvoir exécutif au comte de Paris par une assemblée provisoire, en recourant à la loi Tréveneuc qui institue les mesures à prendre en cas d’empêchement du Parlement. Le 24 décembre 1942, toutefois, l’assassinat de l’amiral Darlan par le royaliste Bonnier de La Chapelle enterre le projet. Au printemps 1943, déçu ce coup-ci par le général Giraud, que de Gaulle s’apprête à éliminer politiquement, Boutang rejoint l’armée. En raison de ses liens passés avec Giraud, les gaullistes l’empêcheront cependant de participer à la campagne d’Italie et au débarquement de Provence.
Démobilisé en octobre 1945, le philosophe revient à Paris. Il est nommé maître-assistant à l’Université, mais le gaulliste René Capitant, ministre de l’Education nationale, obtient son interdiction d’enseigner, toujours pour crime de « giraudisme ». Il vivra donc, chichement, de sa plume. En 1947, les anciens de l’Action française lancent un hebdomadaire, Aspects de la France. Boutang, que Maurras regarde comme un de ses successeurs, est de la partie, tout en cherchant à échapper à la stricte orthodoxie maurrassienne. En 1955, il fonde son propre hebdomadaire, la Nation française. Aspirant à renouveler la pensée royaliste, ayant notamment répudié tout antisémitisme en lien avec une réflexion théologique sur le mystère d’Israël et les racines juives du christianisme, ce journal où écriront entre autres Philippe Ariès, Raoul Girardet, Daniel Halévy, Gustave Thibon, Roger Nimier, Vladimir Volkoff, Gabriel Matzneff ou Philippe de Saint Robert creuse la question de la légitimité du pouvoir dans une optique chrétienne, préoccupation caractérisant les essais de Boutang La politique considérée comme souci (1948) ou Reprendre le pouvoir (1977). La Nation française cesse de paraitre en 1967, victime du manque d’argent et des fluctuations de son fondateur qui applaudit de Gaulle en 1958, condamne sa politique algérienne en 1961, puis se rapproche du chef de l’Etat en 1964, espérant un accord qui ferait du comte de Paris son successeur.
Réintégré dans l’université en 1967, le philosophe enseigne au lycée Turgot puis au lycée Marcel-Roby de Saint-Germain-en-Laye. Maître de conférences en philosophie à l’Université de Brest en 1974, il est élu en 1976 professeur de métaphysique et de morale à la Sorbonne, où il succède à Emmanuel Lévinas. Cette élection provoque des remous, une centaine d’intellectuels, conduits par Pierre Bourdieu et Jacques Derrida, s’opposant à l’accession à une chaire prestigieuse d’un « actif militant maurrassien » dont l’activité ne correspondrait pas « aux normes universitaires ». En 1973, Boutang avait pourtant publié sa thèse de philosophie soutenue à la Sorbonne, Ontologie du secret, qui inaugurait une série de livres d’une extrême exigence, à la limite de l’hermétisme : Apocalypse du désir (1979), Maurras, la destinée et l’œuvre (1984), Dialogues avec George Steiner (1994). Professeur émérite à la Sorbonne en 1987-1989, le philosophe poursuivra un séminaire chez lui, à Saint-Germain-en-Laye, de 1990 à 1997, peu avant sa mort. Pendant toutes ces années où il avait aussi traduit Platon, Chesterton et William Blake, le vieux lutteur n’avait cessé d’affirmer sa fidélité royaliste.
Lucien Jerphagnon, qui ne partageait pas ses idées, le considérait comme « le dernier des grands métaphysiciens ». L’homme fascinait. Stéphane Giocanti ne cache pas ses failles : l’orgueil, une propension démesurée à la colère, une sensualité débridée qui amènera ce catholique à avoir, en parallèle à une vie conjugale chaotique mais préservée jusqu’au bout, d’innombrables liaisons et pas mal d’enfants naturels.
Boutang, souligne Stéphane Giocanti, « a exercé une influence – difficile à mesurer – dans les domaines où son effort s’est déployé pendant soixante ans environ : la métaphysique, la théologie, la poétique, et la politique ». Dans des registres différents, les philosophes Jean-Luc Marion, Jean-Louis Chrétien, Jean-François Mattéi et Chantal Delsol, tout comme l’éditeur Jean-François Colosimo, le journaliste Gérard Leclerc, l’essayiste François Huguenin ou le professeur de droit Frédéric Rouvillois ne cachent pas leur dette envers un penseur original qui a souvent emprunté des chemins de traverse, mais toujours avec l’ambition de monter plus haut.
Jean Sévillia
Stéphane Giocanti, Pierre Boutang, Flammarion, 458 pages, 28 €.
Sources : Le Figaro Histoire (Edition du vendredi 1 avril 2016)
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