Pour participer aux décisions, il faut être résident du village depuis un an. L’assiduité aux assemblées communale était un devoir et une obligation : on a vu aller chercher les récalcitrants, et certaines communautés ont frappé d’amende ceux qui refusaient de s’y rendre. Prononcée par le juge, l’amende pouvait doubler ou tripler en cas de récidive. Elle pouvait être payée en nature : en vin, en cire… On a vu aussi sanctionner ceux qui partaient avant la fin ou refusaient de signer le procès-verbal : la règle, c’était celle de chaque village qui décidait pour lui-même.
Le syndic, ou le juge annonçait le sujet de la délibération du jour, la décision commune qu’il allait falloir prendre et qu’on avait affichée sur les murs : pour ceux qui ne savaient pas lire, ça avait été annoncé au prône.
Allait-on élire un agent ou un nouveau syndic ? Parler impôt, école, réparations diverses ? C‘est ici qu’on allait délibérer. S’il s’agissait d’une décision grave, comme d’intenter un procès (la communauté pouvait ester en justice en son nom propre) ou d’aliéner des communaux, on prenait particulièrement l’avis des anciens. Mais ceux-ci n’avaient pas plus de voix que les autres. Après délibération on votait à haute voix : l’illettrisme d’une partie des habitants interdisait le vote à bulletin secret. Tout était ouvert et à portée du plus simple. On pouvait ainsi décider de faire un procès au seigneur qui avait commis un abus, et si on était sûr de son bon droit, on n’hésitait pas. Contre le seigneur, on pouvait perdre, ou gagner. Aucune loi n’a défini ce fonctionnement : seul l’usage faisait force de loi, on avait toujours fait comme ça depuis la nuit des temps, et on continuait.
C’était la tradition. C’est avec elle que s’est construite la France rurale. Et c’est quand l’Etat (à l’époque des Lumières, puis à la Révolution) interviendra qu’on donnera une voix aux seuls contribuables, laissant de côté les plus pauvres : Turgot, dans son grand projet de réforme, avait voulu qu’on ne donne une voix qu’aux propriétaires.
La vie communautaire
Le syndic
La première chose que faisait l’assemblée, c’était d’élire un syndic. Le syndic était le représentant de la communauté vis-à-vis des autorités, comme l’intendant ou le seigneur. Il n’avait aucun pouvoir, aucun prestige, aucune prérogative : son mandat dépendait de la volonté des habitants, il pouvait être limité ou révoqué par eux. Il s’agissait d’une charge sans compensation : le syndic était juste défrayé pour ses déplacements en ville, on comprend que personne ne se battait pas pour devenir syndic. Il était élu à haute voix à la majorité des suffrages, mais pour son élection comme pour le reste, il n’y avait pas de règle autre que celle de la tradition : chaque village faisait comme avaient fait ses aïeux avant lui.
Dans un village du Bigorre, l’élection du syndic avait fini par se faire de la manière suivante : tous les habitants se réunissaient dans l’église et on leur distribuait à l’aveugle des grains de millet blanc parmi lesquels se trouvaient quatre grains noirs. Ceux qui avaient reçu les grains noirs devaient nommer les magistrats municipaux. Sollicitée de donner son avis, l’autorité royale valida le processus : c’est ce qu’on appelle un tirage au sort… Le syndic était le mandataire des habitants : il présidait l’assemblée, dépensait les deniers de la communauté, soutenait les procès du village, rendait compte de sa gestion aux habitants et au subdélégué. Le subdélégué était l’agent de l’intendant, lui-même représentant du roi dans la province. Le syndic était l’un des gardiens des papiers et des archives, conservés dans l’église et renfermés dans un coffre de chêne, dont il avait une des clefs. Il informait l’intendant des problèmes du village comme les épizooties, l’état des chemins, ou des invasions de chenilles. Il veillait au tirage au sort de la milice, à l’organisation de la corvée royale, ou du logement des gens de guerre de passage.
Les communaux
Il n’y avait pas de communautés sans communaux, qui sont les biens appartenant au village depuis toujours. Ils étaient gérés en pleine propriété collective, et étaient défendus en justice contre d’éventuels abus du seigneur. Ils étaient sources de revenus : les habitants se répartissaient le produit des coupes de bois ou de la location de prairies. Ils furent l’objet de la convoitise des seigneurs qui tentèrent sans relâche de se les approprier.
Les malheurs de la guerre (guerres de religion, Fronde, puis guerres extérieures) poussèrent les paysans à s’endetter et à aliéner leurs communaux pour se renflouer : ce sera la cause du renversement de l’ancien équilibre communal.
Pour rétablir cet équilibre, en 1667 Louis XIV prit des mesures autoritaires pour que les communautés puissent rentrer dans la propriété de leurs biens aliénés. Puis il interdit aux villages de faire aucun procès ou de rien vendre sans l’autorisation expresse de l’intendant. Ce sera le début de la surveillance des communautés par l’autorité supérieure, surveillance qui tournera mal quand l’esprit des Lumières contaminera les intendants… En effet les hommes des Lumières n’ont pas cessé de pousser les autorités à privatiser les communaux qui étaient la garantie de survie des plus pauvres.
Le mouvement était européen, au nom de la libre-entreprise. On appelait ça la Raison, quand ce n’était en fait que la promotion du profit individuel au détriment de l’esprit de bien commun.
Une communauté catholique
Le village était une communauté catholique. La communauté c’était la paroisse et la paroisse était la communauté, même si les deux entités avaient leurs budgets et leurs gestions propres. Mais elles avaient les mêmes habitants et le même contour. S’il fallait dix habitants pour faire une communauté, il fallait dix maisons pour faire une paroisse. L’église en était le centre. Fortifiée, elle avait servi de refuge avant la construction des châteaux forts. Son clocher montrait l’église au loin et portait la cloche qui marquait les heures de la journée, du travail de la prière, de l’alarme ou de la délibération. On grimpait au clocher pour guetter l’approche de l’ennemi éventuel, on y sonnait le tocsin. La cloche avait une telle personnalité qu’on la baptisait en lui donnant des noms de saints. L’église appartenait tellement aux habitants qu’ils y tenaient leurs assemblées communales ou y faisaient la classe s’ils n’avaient pas de maison d’école.
Le prône n’était pas qu’une instruction religieuse, c’était aussi une occasion d’information administrative ou même judiciaire. En l’absence de journaux, c’est au prône qu’on prenait connaissance de l’actualité. Une naissance, un mariage ou la mort d’un prince s’apprenaient là. Le roi pouvait aussi l’utiliser pour faire passer ses messages. Par exemple, pour convaincre les filles enceintes de déclarer leur grossesse, Louis XIV prescrivit en 1708 de lire au prône, tous les trois mois, un édit d’Henri II de 1556 qui, dans le but de prévenir les infanticides, exposait en termes très précis les actes et les excuses de leurs auteurs.
Cet édit sera publié jusqu’en 1789. Il fut un temps où le pouvoir protégeait les enfants à naître…
Le prône fut également utilisé, lors de la Guerre des farines, pour faire connaître aux paroissiens les vérités physiocratiques que Turgot voulait imposer et qui soulevaient la population contre elles.
Le ministre avait voulu également se servir de l’Eglise pour réussir à réduire les fêtes chômées dont le nombre dérangeait les employeurs… Il écrit à l’archevêque de Paris, Monseigneur de Beaumont, pour lui enjoindre de supprimer le lundi de Pentecôte.
Voici ce que répondit l’archevêque : « Je ne sache pas, monsieur, que le peuple se soit jamais plaint lui-même des fêtes qu’il célèbre depuis tant de siècles, et que vous le plaignez de célébrer. Ces fêtes existaient quand Colbert portait nos manufactures au plus haut degré de prospérité, et rendait jaloux de l’industrie française les peuples voisins, sans en excepter ceux qui avoient secoué le joug des fêtes en même temps que celui de l’Église. … Vous êtes ennemis de toute espèce d’oppression : mais c’est dans ces jours de fêles que le pauvre, affranchi de la dure servitude du travail, vient dans nos temples se placer à côté du riche, devant le trône du Père commun des hommes, et se consoler du présent par les promesses de l’avenir. »
Là était l’enjeu de la vraie laïcité : il s’agissait d’empêcher que l’autorité laïque se serve de l’autorité religieuse pour faire passer ses intérêts. Là était le fond de ce qu’avait été les querelles ecclésiastiques : les jansénistes entendaient soumettre l’Eglise à l’Etat. Ce sera fait dès le début de la Révolution lors de la promulgation de constitution civile du clergé, véritable victoire posthume du jansénisme. Qui n’a entendu parler du peuple obligé d’aller à la messe par un curé tout puissant qui le terrorisait ? Le curé, autorité morale et chargé de la tenue des registres, assistait aux assemblées des communautés, il était présent partout. Preuve de son omnipotence ? En fait, il vivait sous la surveillance de ses paroissiens. S’il se comportait mal, par exemple en exigeant de l’argent pour les sacrements, en faisant des problèmes pour inhumer des personnes qui n’avaient pas fondé de messe par testament, s’il se faisait prier pour faire son travail, on le signalait aux autorités supérieures. Un bon curé était un curé tranquille, un mauvais allait pâtir…
Des plaintes contre les mauvais curés tombèrent pendant tout le XVIIe siècle, au XVIIIe ils inspirèrent enfin le respect. Ils vivaient de la portion congrue, sorte de SMIC des curés fixé par le roi, car la plus grande partie du montant de la dîme allait aux gros décimateurs, plus haut placés dans la hiérarchie et ne résidant pas au village. Si la portion congrue était suffisante, la communauté suppléait sans hésiter : il n’était pas question de vivre sans prêtre. Le montant de la dîme avait été établi par Charlemagne. Elle touchait en principe de 1/10 de la récolte, en fait elle allait à 1/13 ou même à 1/40. Elle touchait tous produits y compris les poules, les moutons et les cochons.
Une ordonnance de 1695 définit le logement que la communauté avait obligation de fournir à son curé : deux chambres à cheminée, l’une pour manger, l’autre pour coucher, un cabinet et une cuisine, en y ajoutant un grenier sur la totalité du bâtiment, un puits si le local le rendait indispensable, une fosse d’aisances, une très-petite cave et un bas cellier.
Le zèle religieux des habitants était partout, et parfois même plus grand que celui des prêtres. On a vu des remontrances faites au curé pour défaut d’instruction des enfants et mauvais usage des sacrements à leur égard : les parents veillaient au grain et avaient le curé à l’œil.
A Langres en 1775, contrairement à l’archevêque de Paris, l’évêque avait accepté de supprimer le lundi de Pentecôte. Sa soumission au ministère provoqua un soulèvement des habitants qui montèrent au clocher pour rameuter le village, s’attroupèrent autour du presbytère et firent du raffut pour forcer le curé à sortir. Puis, endimanchés comme pour le jour de fête qu’ils entendaient célébrer, syndic en tête, ils allèrent tous ensemble entendre leur messe.
En 1579 un curé, parti en tête de ses paroissiens pour une procession, prétendit interrompre celle-ci pour une raison que je n’ai pas cherchée. Furieux, les habitants se saisirent de lui et le jetèrent dans l’Yonne. Puis ils allèrent chercher le vicaire pour qu’il termine la chose. Evidemment le curé déposa une plainte, mais quand le magistrat instructeur vint interroger les habitants, il ne trouva pas un seul témoin pour corroborer la version du curé : personne n’avait rien vu…
D’un autre côté, si un curé était sanctionné par sa hiérarchie pour une cause que la population contestait, cette dernière écrivait à l’évêque pour le défendre.
Le clergé visitait les paroisses pour en recevoir les doléances qui étaient rédigées et signées sur le champ : c’était un droit de remontrance dont la population usait sans complexe. Quand ça n’allait pas, on le disait. Les bons curés étaient choyés de la population qui allait les défendre, armes à la main, quand la révolution entendit les mettre au pas : la communauté villageoise était catholique, corps et âme, et entendait bien le rester.
Le seigneur
Il y avait en gros deux types de seigneurs : le premier, héritier de la seigneurie de ses aïeux, en avait les habitudes. Le second, devenu seigneur par l’achat d’un fief destiné à lui rapporter des revenus, n’y résidait pas et ne s’y intégra pas. Le seigneur à l’ancienne mode était familier du village : secourable quand il le fallait, il connaissait tous les habitants. Il était le témoin de leurs mariages et le parrain de leurs enfants, sa femme en était la marraine. Parfois leurs enfants avaient comme parrain ou marraine des gens du village. Le seigneur et sa famille participaient aux fêtes et dansaient avec les paysans. Souvent leur fils et celui du paysan avaient appris à lire dans la même école de paroisse. Dans bien des régions le lien s’est distendu par l’absence du seigneur. Là où il résidait encore ces liens subsisteront à la Révolution comme en Vendée et Bretagne : ce sont les paysans qui allèrent chercher les seigneurs pour qu’ils remplissent leur rôle et non ces derniers qui ont convaincu « leurs gens » d’aller faire la guerre à la République. C’est l’inverse de ce que raconte la doxa.
Si le seigneur était odieux, seule l’autorité supérieure (le roi et ses représentants) y pouvait quelque chose : c’est ce que ferait la centralisation monarchique. Les Grands jours d’Auvergne ont servi à ça : en 1665 le roi prit le parti du peuple contre les abus seigneuriaux multipliés par le chaos de la Fronde en envoyant un tribunal spécial purger toutes les causes en instance. Sans intervention de l’autorité supérieure, le mauvais seigneur était une plaie.
Dans les faits, le seigneur ne pouvait parfois pas grand-chose quand les paysans faisaient de la résistance. Quand les nouveaux seigneurs demandèrent à percevoir d’anciennes redevances, les paysans exigèrent qu’ils justifient leurs prétentions, ce qui n’était pas forcément simple. Et si la communauté était sûre de son bon droit, elle n’hésitait pas à intenter un procès.
En 1680 Mme de Sévigné se plaignit avec résignation d’être obligée de renoncer à certaines redevances que ses paysans refusaient de lui payer.
La situation se détériora pour les paysans, au fur et à mesure que les seigneurs ne furent plus gens d’épée mais de robe, c’est-à-dire magistrats ou notaires, rompus aux subtilités judiciaires.
Le seigneur avait son banc à l’église et certains prétendirent à une bénédiction spéciale directement au goupillon, et non pas par aspersion comme les autres paroissiens. Un jour un curé, exaspéré par cette prétention grotesque, attacha une queue de cheval à son goupillon et noya la perruque toute neuve du seigneur. Un autre, ailleurs, fit la même chose à la dame du seigneur qui dut quitter l’office pour rentrer se changer… Sûrement il y eut des sanctions, mais sûrement également un rire général des paroissiens qui fit passer au nobliau l’envie de se pousser indument du col.
Un jour un curé refusa d’encenser un seigneur qui entendait être encensé à part des autres paroissiens. La procédure judiciaire que le seigneur intenta contre lui dura 26 ans. Cinq arrêts successifs ne convainquirent pas le curé de plier : il n’obtempéra finalement qu’au sixième!
Les impôts
La charge des impôts royaux fut lourde et certainement source d’une oppression très douloureuse pour la paysannerie française. Dans une grande partie du territoire, leur perception relevait de ce qu’on appelait une élection, subdivision administrative qui correspondait à la généralité, ou territoire de l’intendant. L’agent d’une élection s’appelait un élu. Le sujet des impôts est extrêmement complexe compte tenu de l’évolution de la seigneurie qui, toujours, tenta d’y échapper. Si le village se gérait lui-même et décidait de la somme, de la répartition et de l’usage de ses charges communales, en revanche l’impôt royal, lui, était déterminé et utilisé sans son consentement, et il ne cessera d’augmenter jusqu’à devenir insupportable.
À suivre
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