Les Chevaliers de Rhodes prouvent qu’ils détiennent à l’époque la meilleure intelligence géopolitique des enjeux. En 1510, ils détruisent une flotte égyptienne à proximité d’Alexandrette. Immédiatement après leur victoire sur mer, les Chevaliers débarquent dans le port et détruisent tous les chantiers navals qui s’y trouvent parce qu’ils travaillaient à armer une flotte mamelouk, destinée à lutter contre les Portugais en Mer Rouge. Le contournement du bloc musulman par les Portugais était l’entreprise stratégique de longue haleine la plus audacieuse de l’Europe à l’époque. Elle avait commencé par les conquêtes de Henri le Navigateur au XVe siècle, par la maîtrise de Madère, des Açores et des Iles du Cap Vert. Les Portugais étaient maintenant bien présents dans l’Océan Indien. Il ne fallait pas que leur présence y soit mise en danger. Les Chevaliers y ont veillé en 1510. Aussitôt, bien évidemment, les Turcs prennent conscience du danger mortel que représente leur présence à Rhodes. Ils savent désormais qu’il est impératif pour eux de prendre l’île.
Sélim Ier s’empare de la Syrie et de l’Égypte
En 1515, une flotte espagnole commandée par Don Luis de Requesens bat une flotte barbaresque à proximité de l’île de Pantelleria. En 1516, les Espagnols débarquent près d’Alger dans l’espoir de prendre la ville et d’éliminer ainsi la principale base de la piraterie nord-africaine. Aroudj Barberousse, principal capitaine des Barbaresques, les bat sur terre et l’escadre est détruite par une tempête. Sélim Ier, devenu Sultan à Constantinople en 1512, est, de fait, coincé entre un Occident européen désuni, dont la principale puissance est désormais l’Espagne, qui passe à l’offensive, et un Orient perse, hostile aux Ottomans, parce qu’ils leur barrent la route vers la Méditerranée. Par la force des choses, par les lois de la géographie, Sélim est devenu, en dépit de ses origines et de ses références turques, l’héritier du territoire de Byzance, faute d’être l’héritier de son esprit grec et orthodoxe. En tant que tel, il affronte un ouest et un est, qui sont, peu ou prou, les mêmes que ceux qu’affrontait Justinien, géographiquement parlant du moins.
3 faiblesses marquent son empire si on le compare justement à celui de Justinien : il ne franchit pas la ligne Otrante / Malte ; il n’a aucune base d’appui sur le continent africain ; sa frontière orientale reste très vulnérable, face à une Perse qui renait alors de ses cendres sous l’impulsion du fondateur de la dynastie séfévide, Shah Ismail I. Celui-ci s’empare en effet de l’Azerbaïdjan en 1501 et de Bagdad en 1509. Sur mer, le danger vénitien semble conjuré depuis la victoire ottomane de 1503, mais l’Espagne, maîtresse du Royaume de Naples, de la Sicile et de la Sardaigne, se montre très offensive en Méditerranée occidentale. Si elle s’assure une domination non partagée dans cette partie de la Grande Bleue, elle disposera de bases solides pour passer à l’offensive en Méditerranée orientale, où l’Égypte des Mamelouks, en pleine déliquescence, est le maillon faible du monde musulman voire une proie potentielle pour une croisade arc-boutée sur Chypre et Rhodes.
Sélim Ier n’a pas beaucoup de choix : il doit trancher, il doit faire la guerre. Et il la veut. Il accuse les Égyptiens de favoriser les desseins des Perses, en laissant des troupes perses passer en Anatolie, via les terres de la Haute Mésopotamie que contrôlent les Mamelouks. En 1516 et en 1517, à la suite de campagnes rondement menées et avec l’appui d’une puissante artillerie dont ne disposent pas les Égyptiens, Sélim Ier s’empare de la Syrie, de la Palestine et de l’Égypte, qui sont absorbées dans l’empire ottoman. Le Caire fut pillé de fond en comble et Touman, le successeur de Kansouh, Sultan d’Égypte, qui avait tenté de barrer la route aux Ottomans victorieux est pendu le 13 avril 1517, après la décollation de 3 à 4.000 Mamelouks, dont une soixantaine d’émirs. L’ancienne élite est exterminée sans pitié et remplacée par une nouvelle élite entièrement ottomanisée.
Les Barberousse s’emparent de l’Afrique du Nord par le fer et par le feu
Sélim Ier, par des campagnes éclairs, s’est donné des atouts géopolitiques majeurs : la frontière orientale est sécurisée ; l’Anatolie ne peut plus être envahie par le sud ; toute la côte orientale de la Méditerranée est sous domination ottomane et potentiellement fermée au commerce des villes italiennes ; la puissance ottomane a pris pied en Afrique, de la Mer Rouge à la Cyrénaïque. Le Sultan peut faire sa jonction historique avec les Barbaresques et absorber dans l’orbe ottomane presque tous les territoires nord-africains que Justinien avait conquis en commençant par s’attaquer à la puissance maritime des Vandales, établis sur le territorie de la Tunisie actuelle. Justinien avait reconquis le sud de l’Espagne contre les Wisigoths : avec l’aide des Maures d’Afrique du Nord, des pirates des côtes algériennes et des Morisques demeurés en Espagne après 1492, il compte bien, lui aussi, s’y établir. Par tous les moyens, y compris les moins délicats.
Les Barberousse, une famille d’origine albanaise résidant au départ à Mytilène, une île de l’Égée, vont passer du bassin oriental au bassin occidental de la Méditerranée, conquérir sans ménagement l’Afrique du Nord, y introduire des armées de janissaires ottomans et y affronter les Espagnols. Virtuellement, par l’intermédiaire de cette famille, les Ottomans s’emparent du Maghreb, sauf du Maroc. En 1516, les Barberousse prennent Alger, qui est soumise au pillage et au viol. On n’est pas plus tendre avec les musulmans d’Alger qu’on ne l’a été avec les chrétiens d’Otrante en 1480 !
En 1517, c’est au tour de Tlemcen de subir un sort aussi peu enviable. Les 7 fils du roi local sont égorgés et leurs corps pendus aux remparts de la ville. Les Espagnols les vengeront l’année suivante : Aroudj, poursuivi, est rattrapé, tué et décapité. L’Oranie et les confins du Maroc échappent à l’emprise des Barberousse et de l’empire ottoman. En revanche, les Espagnols ne prennent pas Alger. Kheir-ed-Din Barberousse, le dernier survivant de sa phratrie, défend la ville avec succès en 1518. En maîtrisant Alger et bientôt l’ensemble de la Tunisie, en pacifiant par le fer et par le feu la Kabylie, en soumettant la population autochtone à une régime d’une sévérité inouïe, Kheir ed-Din reconstitue, en quelque sorte, le royaume maritime et corsaire du chef vandale Genséric, et s’attaque aux côtes de la Sicile et de l’Italie.
En 1519, ils écument le littoral de la Provence. Ils ne trouvent pas d’adversaire à leur taille. Les Musulmans sont maîtres du bassin occidental avant même d’être les maîtres incontestés du bassin oriental. En effet, Rhodes tient toujours, alors que Kheir ed-Din, à Alger, dame le pion aux Espagnols qui ne peuvent pas encore aligner un capitaine aussi intrépide. Sauf peut-être cet Andrea Doria qui, en 1519, protège avec succès, pour le compte du roi de France, les côtes provençales. Il refera parler de lui. En attendant, l’oumma dispose de meilleurs pions en Méditerranée occidentale, avec les corsaires barbaresques, qu’en Méditerranée orientale, parce que les Chevaliers de Rhodes y sont toujours présents, alors que la plus grande puissance musulmane est maîtresse de toutes les terres de l’Orient méditerranéen.
Soliman Ier le Magnifique s’empare de Rhodes
En attendant, fort des succès de Kheir ed-Din dans le bassin occidental, le nouveau Sultan, Soliman Ier, bientôt surnommé le “Magnifique”, décide, à son tour, de passer à l’offensive : en 1521, il s’empare de Belgrade, démantelant du même coup le système de défense hongrois dans les Balkans. La frontière méridionale de la Hongrie est “démembrée” pour reprendre le vocabulaire de Richelieu et de Vauban. La voie est ouverte pour une invasion future. Elle ne tardera pas. Soliman Ier ne règle pas tout de suite le compte de ses ennemis hongrois. En juin 1522, il fait débarquer 300.000 hommes à Rhodes, avec la ferme intention de détruire la base des Chevaliers, afin d’être enfin maître de la Méditerranée orientale. Le siège va durer 6 mois. L’île de Rhodes a grosso modo la forme d’une ellipse, disposée selon un axe nord-est / sud-ouest. La ville de Rhodes, et donc sa principale forteresse, se trouve sur la pointe nord-est de l’île. Le 26 juin 1522, face aux troupes innombrables de Soliman, il y a seulement 700 chevaliers, 500 archers crétois et 1.500 mercenaires d’origines diverses, auxquels se joignent bien entendu tous les habitants chrétiens de l’île, mobilisés jusqu’au dernier homme. Cette maigre garnison a toutefois l’avantage d’être à l’abri de murs réputés imprenables et d’être dotée de réserves de munitions, d’eau et de nourriture suffisantes. Le principal danger qui guettait les défenseurs étaient les sapes des Ottomans, cherchant par tous les moyens à ébranler les murailles de Rhodes, sans devoir donner un assaut qui coûterait horriblement cher.
En effet, en septembre déjà, les Chevaliers doivent constater que les Turcs ont creusé une cinquantaine de tunnels sous les murailles de la forteresse. Sous la direction d’un ingénieur militaire italien, Gabriele Tadini, les assiégés parviennent très souvent à les détecter et les mettre hors d’usage. Mais Tadini ne pouvait pas espérer gagner à tous les coups. En septembre, une mine ottomane explose sous la section tenue par les Chevaliers anglais, provoquant une brèche de 30 pieds (de 9 à 10 m.), dans laquelle tentent immédiatement de s’engouffrer les premières troupes de Soliman. 2 heures de combats au corps à corps s’ensuivent : les Chevaliers tiennent, les Ottomans doivent se retirer. Ce sera quasiment le seul combat sur les remparts de Rhodes. Seul l’épuisement des réserves fera fléchir les Chevaliers. Le lendemain du jour de Noël, le Grand Maître Philippe de Villiers de l’Isle Adam accepte la capitulation et invite le Sultan à Rhodes même pour négocier les termes de la reddition. Devant les portes de la ville, Soliman Ier congédie ses gardes en leur disant : “Ma sécurité est garantie par la parole du Grand Maître des Hospitaliers, ce qui est finalement plus sûr que toutes les armées du monde”.
Le 1er janvier 1523, les Chevaliers quittent Rhodes pour la Crète : Soliman Ier, dans un geste de magnanimité, leur a laissé la vie sauve et ne les a pas réduits à l’esclavage. La chute de Rhodes est ressentie comme une épouvantable catastrophe : en effet, Rhodes se trouve à mi-chemin entre Constantinople et Le Caire, selon l’axe nord-sud, à mi-chemin entre la Grèce et la Syrie, selon l’axe ouest-est. Pour l’historien anglais Barnaby Rogerson : “Rhodes exerce une pression, comme celle d’un pouce, sur les 2 artères des communications ottomanes”, du moins depuis la double conquête de la Syrie et de l’Égypte. Pour Soliman Ier, en effet, la présence des Chevaliers était devenue intolérable, une question de survie, à laquelle il ne pouvait pas ne pas répondre. Mais la question que tous se posent en Europe est la suivante : où Soliman Ier va-t-il attaquer la prochaine fois ? Quels coups terribles va-t-il bientôt infliger à la chrétienté européenne, déchirée par le conflit qui oppose Charles-Quint à François Ier pour la maîtrise du Milanais, de la plaine du Pô et de la fenêtre sur l’Adriatique qu’elle offre ?
Victoire de Pavie et trahison du Pape Clément VII
Le Pape Giulio de Medici, alias Clément VII, 2 ans après la chute de Rhodes, n’appelle pas les grandes puissances européennes à enterrer leurs conflits périphériques ; il n’exhorte pas François Ier et Charles-Quint à unir leurs forces et leurs ressources pour sauver la Méditerranée. Non, en reniant la politique pro-impériale et anti-turque de ses prédécesseurs, il s’allie secrètement, en 1524, à la France de François Ier, en même temps que Florence et Venise, contre l’Espagne et le Saint-Empire qu’il estime être redevenu “gibellin”, comme au temps des Hohenstaufen, dont la couronne d’Aragon, finalement, était l’héritière en Sicile et à Naples. Pour ce pape à courtes vues, pas question d’avoir un héritier des Hohenstaufen tout à la fois en Italie du Nord et en Italie du Sud, coinçant du même coup les États pontificaux entre une enclume napolitaine et un marteau milanais. Fort de cette bénédiction d’un pape sans culture géopolitique, le vaniteux François Ier, dans l’intention de se saisir du Milanais, franchit les Alpes au Mont Cenis et envahit la plaine du Pô. En octobre 1524, il s’empare déjà de Milan et marche aussitôt sur Pavie, où il compte passer l’hiver.
Le 21 février 1525, l’armée impériale l’y surprend ; elle est commandée par le Connétable Duc de Bourbon, un Français de haut lignage que François Ier a lésé et offensé. L’armée de François Ier est essentiellement composée de lansquenets suisses, maîtres dans l’art de manier la pique. Face à eux, une armée impériale drillée à l’espagnole, c’est-à-dire entraînée à combiner piques et arquebuses, une stratégie qui parvient à briser les charges de cavalerie par le double effet des murs de piques et des salves darquebuses. Au soir de la bataille, François Ier est prisonnier : il a rendu son épée au Comte Charles de Lannoy. Transféré à Madrid, le roi de France promet de renoncer définitivement à la Bourgogne, à Naples et à Milan. Une fois libéré, il s’empresse de renier sa parole et de faire décréter le Traité de Madrid “nul et non avenu”.
Le 22 mai 1526, François Ier adhère à la “Ligue de Cognac”, concoctée par le Pape Clément VII, petit nationaliste avant la lettre, qui veut une Italie sans présence impériale ou espagnole, avec, uniquement, à la rigueur, une armée française comme masse de manœuvre pour contrer les autres et à laquelle il ferait appel, si bon lui semble, avant de la congédier à sa guise. Du danger turc ante portas, il n’a aucune idée, il ne prépare aucun projet pour le conjurer. Charles Quint n’a pas la moindre intention de défier l’église ou de supprimer la papauté comme le demandent les luthériens qui embrasent l’Allemagne et en disloquent la cohésion. Mais il ne peut pas admettre un pape aux vues aussi mesquines, allié à des cités marchandes qui n’ont pas conscience de l’intérêt général du continent et ne visent que leurs profits à court terme et à un roi de France vaniteux qui ne se rend pas compte des enjeux réels en Méditerranée ni de l’exiguïté de l’orbe euro-méditerranéen ni du danger que représente une armée ottomane à Belgrade pour tout le centre de l’Europe.
François Ier n’a même pas conscience de l’intérêt à long terme de la France : les Ottomans à Belgrade, cela signifie la présence d’une volonté géopolitique non romaine, donc non européenne, sur une position clef des réseaux fluvial et routier de l’Europe. Une volonté géopolitique ennemie à Belgrade, cela signifie la porte ouverte vers Budapest, Vienne, le Danube jusqu’à la Forêt Noire et, enfin, jusqu’à la trouée de Bâle que les Allemands appellent la “Porte de Bourgogne”. Qui franchit la “Porte de Bourgnogne” se trouve facilement en Bourgogne, par le Doubs, sur le plateau de Langres, en Champagne et en Ile-de-France. Ce savoir géographique, même en l’absence de cartes précises, était connu et maîtrisé du temps des Romains. Et les Ottomans le connaissaient aussi.
Quand il adresse l’une de ses lettres de remontrances au pape, Charles Quint lui rappelle, dans la langue de l’époque, compénétrée de vocables religieux, qu’il “a failli à ses devoirs envers la chrétienté, l’Italie et même le Saint Siège”. Faillir à ses devoirs envers la chrétienté, cela signifie, en clair, faillir à ses devoirs envers l’Europe, avoir désobéi aux lois de la géopolitique européenne. Le pape paiera cher son étourderie : ses alliés milanais seront vaincus, François Ier ne volera pas à son secours et, finalement, le 6 mai 1527, une armée impériale germano-espagnole, sous le commandement du Connétable de Bourbon, entre dans Rome. Presque immédiatement, le Connétable est tué d’un coup d’arquebuse. Ses hommes vont le venger. Et très durement. Rome, qui a trahi l’Europe et donc aussi la romanité, sera mise à sac pendant 4 jours et 4 nuits, avant l’arrivée de Pompeio Colonna, un Romain fidèle à l’Empire et à l’Espagne qui rétablira l’ordre avec ses 8.000 soldats.
Le désastre de Mohacs et le premier siège de Vienne
La Hongrie était restée un bastion inexpugnable tant qu’y dominait le système efficace, mis en place par Janos Hunyadi et son fils Matthias Corvinus. Mais 2 rois, Vladislas II Jagellon et Louis II ruinent l’œuvre politique des 2 grands “Gubernatores” de la Hongrie du XVe siècle. L’armée redevient une “ost” médiévale, tenue par une aristocratie trop faible en nombre. Le paysannat est privé de tout droit et n’est plus appelé à servir pour faire masse face aux armées ottomanes. Les Ottomans avaient déjà emporté une petite victoire significative en avançant leurs troupes dans la vallée de la Save. En 1521, ils s’emparent de Belgrade. Louis II sait que son armée féodale est insuffisamment nombreuse pour endiguer l’invasion. Il fait appel aux souverains occidentaux : empétrés dans leurs propres guerres, ils ne répondent pas à l’appel de la Hongrie, imaginant sans doute qu’elle est toujours le solide bastion qu’en avaient fait Hunyadi et Corvinus.
Le 29 août 1526, alors que l’empereur Charles Quint doit toujours faire face à l’alliance fatidique du pape Clément VII et du roi de France François Ier, les Turcs passent à l’offensive et battent à Mohacs l’armée royale hongroise de Louis II, qui est tué dans la mêlée, avec l’archevêque Tomory de Kalocsa, dont la tête sera promenée en trophée dans le camp ottoman. Parmi les morts : un autre archevêque, celui de Gran, et 5 de ses évêques. Des 28.000 soldats hongrois, slavoniens et pontificaux qui participèrent à la bataille, il n’y eu que 4.000 survivants. Le 10 septembre, le Sultan entre triomphal dans la capitale, Buda, mais s’en retire dès le 17.
À suivre
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