Principale porte de l’Europe pour les migrants africains, la Sicile est, de fait, une sorte d'Eden méditerranéen Au carrefour des civilisations du Mare nostrum s'est construite une culture originale et puissamment séduisante.
Pozzallo, 19 000 âmes, est un petit port pour les plaisanciers mais un grand Eldorado pour les migrants. Depuis 2014, cette commune du sud de la Sicile est devenue l'un des principaux « points chauds » de l'immigration illégale en Italie. Début juin, à peine intronisé, Matteo Salvini s'y est rendu pour marteler son credo : « La Sicile ne peut plus être le camp de réfugiés de l'Europe ».
L'immigration illégale est un fait massif en Sicile. La présence des migrants s'impose à tous habitants, politiques, clercs. La population est lasse. Elle a récemment confié ses destinées régionales à Nello Musumeci (ex-MSI, néofasciste et à son union des droites. L'angoisse est palpable. Cela n'a pas empêché le maire de Palerme (centre-gauche de déclarer, béat : « une très belle chose est arrivée, nous avons été envahis par les immigrés ».
Marie est à cheval
L'invasion ? Une vieille affaire en Sicile. La dernière en date, celle des Sarrasins, a duré deux siècles avant d'être repoussée, dans les années 1090, par Roger de Hauteville et ses chevaliers normands. À Scicli, perle baroque située à moins d'une demi-heure de Pozzallo, on entretient pieusement ce souvenir. Entrez dans l'église Sant'Ignazio. Un vieux sacristain vous mènera à la reine des lieux : une monumentale statue de la Vierge. Unique en son genre, elle est représentée à cheval, l'épée à la main, son destrier écrasant deux soldats musulmans. C'est la Madonna delle Milizie, la Madonne des troupes. En 1091, l'une des ultimes batailles de la reconquête s'est déroulée ici, entre les collines minérales de Scicli. Là, dit-on, la Vierge serait apparue pour aider les Siculo-Normands à bouter les Mahométans hors de l'île. Depuis lors, la fin du mois de mai est l'occasion de réjouissances extraordinaires. La Madonne guerrière est promenée dans les rues, les habitants se déguisent en croisés normands, les enfants dévorent des pâtisseries en forme de turbans. La repentance n’est pas pour demain.
C'est une page méconnue, en France, que cette épopée normande en Italie méridionale. Mais en Sicile, personne n'a oublié la geste de ces guerriers d'origine Scandinave. Tancredi, Ruggero, Guiscardo : à travers ces prénoms insulaires résonne l’écho de leurs faits d'armes. Leur domination a laissé des traces durables en Sicile, dont les cathédrales arabo-normandes (Palerme, Monreale, Cefalu) ne sont pas les moindres des joyaux. La Chapelle Palatine, au cœur du Palazzo dei Normanni de Palerme, est un éblouissement, un choc. Un catéchisme ouvert, une leçon scintillante. Le Christ Pantocrator, depuis l'abside, ne vous quitte pas des yeux. Du sol au plafond, quel ravissement ! L'art de la mosaïque byzantine se mêle aux techniques arabes : décors géométriques, plafond en muqarnas de bois. Même émotion à Monreale, non loin de Palerme. Plus grande, plus majestueuse encore, la cathédrale offre une allure étonnante, romane et normande en façade, orientale à l'intérieur. Mais où est-on ? En Italie ? En Andalousie ? À Constantinople ? C'est là le génie de ce style palermitain arabo-normand émerveiller, donner le tournis, tout en indiquant le seul vrai repère : le Christ en gloire, victorieux. Le dépaysement est assuré à ceci près que le visiteur français pourra, à Monreale, se recueillir quelques instants devant le cœur de Saint Louis. La relique y avait été placée par le frère du saint roi, Charles d'Anjou, roi de Sicile.
Les Grecs, les Arabes et les Normands
Quel lieu étonnant que cette 3e marquée par tant de dominations successives. À Palerme, l'artère principale est une voie phénicienne vieille de 2 500 ans. Au sud, Agrigente s'enorgueillit de son passé grec et de sa vallée des Temples elle fut jadis « la plus belle des cités mortelles » (Pindare). Devant son Temple de la Concorde, on ressent une émotion comparable à celle de Maurras découvrant l’Acropole. On y va comme à un rendez-vous d'amour… Au Moyen Âge, les Souabes ont fait grandir en Sicile le plus fameux de leur prince, l'empereur Frédéric II. Les Angevins, eux, se sont contentés de susciter une rébellion fameuse et proto-nationaliste, les « Vêpres siciliennes ». Quant à leurs successeurs, les Aragonais, ils furent plus heureux. La Sicile fut pour eux un bastion de la Chrétienté face aux Barbaresques. Aujourd'hui, à l’ombre d'une statue palermitame de Charles Quint représenté en vainqueur de l’expédition de Tunis, on peut méditer sur le choc des civilisations tout en sirotant paisiblement une savoureuse granita al pistacchio.
Et les Arabes ? Coincée entre la reconquête justinienne (VIe siècle) et la geste normande (IXe siècle), leur domination fut totale en Sicile. Difficile d'imaginer que la cathédrale de Païenne fut une mosquée accueillant 7 000 fidèles. Qu’en reste-t-il ? Une toponymie assurément, mais aussi quelques savoirs-faire. Les Arabes ont apporté avec eux des techniques d'irrigation, et des cultures coton, papyrus. Les artisans siciliens leur doivent aussi, indirectement, l'une de leurs plus belles réalisations : la céramique vernissée. C'est à Caltagirone (Cal'at Ghiran), bourgade juchée sur un nid d'aigle, que se perpétue cette tradition familiale et pluriséculaire. La Scala Santa Maria del Monte, escalier à pente raide reliant la ville basse au sommet de la colline, est ornée de centaines de carreaux de céramiques représentant faune, flore, blasons, scènes profanes et pieuses. Au Printemps, le monumental escalier se pare de compositions florales honorant la Vierge.
Les seins de la sainte
Car si la domination sarrasine a laissé aux Siciliens quelques beaux restes, elle n’offre aucun héritage islamique. Catholiques, les habitants assument une piété populaire toute italienne. Pas un café, pas une salumeria sans son Crucifix, son portrait du Padre Pio ou du saint local. Bien réelle, cette dévotion ne les empêche pas de cultiver un humour tout sicilien. À Catane, où sainte Agathe fait l’objet d'un grand culte, les pâtissiers ont inventé une friandise singulière aux formes arrondies, faite de massepain et de pistache, surmontée d'une cerise confite. Ce sont les Minni di Sant'Agata, les seins d'Agathe, en souvenir de la sainte antique à qui les Païens avaient arraché la poitrine… Ailleurs, on froncerait le sourcil. Pas ici. La Sicile est une contradiction sublime, un paradoxe lumineux.
L'incomparable lumière magnifie les pieux trésors de l'architecture insulaire. Si les églises baroques abondent, c'est grâce au monstre local : l'Etna. En 1693 un terrible séisme détruisit le Val di Noto, le quart sud-est de l'île. « Pour que rien ne change, il faut que tout change »; il fallut reconstruire, et la mode était au baroque. Occasion rêvée pour les architectes siciliens de sculpter un nouveau décor pour leur île, un nouvel écrin pour leur Dieu.
Baroque, la Sicile l’est dans tous les sens du terme. C'est une perle irrégulière. Il faut se perdre dans les rues de Catane, arpenter les innombrables paroisses de Noto, toutes plus extravagantes les unes que les autres, pour comprendre l'âme de ce peuple. Il faut déambuler dans les ruelles déroutantes de Palerme, passer d'un palais rococo à une ruine douteuse, d'un sage couvent à un hôtel particulier délabré, fissuré et aux balcons manquants. Là vivent les Siciliens. Cette race indomptable, souvent conquise mais jamais soumise. Austère et accueillante, fataliste et fière, jalouse de son identité, ayant su rester elle-même par-delà les vicissitudes de l'Histoire, tout en empruntant des merveilles à chacun de ses dominateurs. On pourrait croire l'Histoire sicilienne pleine de ruptures ? Elle est, bien au contraire, un passionnant, un étourdissant concentré de la pérennité européenne. À Syracuse, le passé donne le vertige mais sa cathédrale rassure l'esprit. Ancien temple d'Athéna - ses colonnes doriques sont toujours visibles - transformé en Duomo chrétien et marial, on y contemple un abrégé de notre civilisation.
Oui, en Sicile, quelque chose de la vieille Europe a survécu. Et si les nouveaux envahisseurs s avancent, si les hommes passent, demeure l'immortel soleil des cieux siciliens. Dans Le Guépard, le romancier Lampedusa chante ce « souverain authentique de la Sicile : le soleil violent et impudent, le soleil faisant l'effet, aussi, d'un narcotique, qui annihilait les volontés individuelles et maintenait toute chose dans une immobilité servile, bercée en des rêves violents en des violences qui tenaient de l'arbitraire des rêves »
Et le Prince Salina, vieil aristocrate gattopardesque du temps du Risorgimento, de s’écrier : « Il en faudra des Victor-Emmanuel pour changer cette potion magique qui nous est toujours versée ! »
François La Choüe monde&vie 21 juin 2018 n°957
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