Il est rare qu'un livre de philosophie dépasse le petit cercle des afficionados de cette discipline austère. Sarah Bakewel vient de signer un succès mondial. Elle raconte, comme si vous y étiez, l’existentialisme à la mode dans les cafés de l’après-guerre. Une perle !
Si vous êtes de ceux que la philosophie a toujours laissé froid, et si vous pensez aujourd'hui que vous auriez dû « vous essayer quand même » à entrer dans le vif des sujets les plus fondamentaux pour l'être humain, si vous croyez par ailleurs que le poids du politiquement correct est insupportable et si vous revendiquez votre droit à une réflexion personnelle, précipitez-vous sur ce best-seller peu commun. La passion de l’autrice vous permettra de franchir les obstacles et de vous enthousiasmer pour ce thème - apparemment abstrait et rebattu : la liberté. Au moment où on risque de la perdre, il faut sans doute se préoccuper de savoir ce que c'est.
Quelle meilleure époque que les années 50 pour le découvrir. Nous sommes en effet non pas avec des philosophes qui se baladent en toge à l'ombre rare des portiques grecs, mais avec des gens qui nous ressemblent : Sartre, Heidegger, Husserl, ces existentialistes sont habillés comme nous. Ils vivent une époque exaltante, une sorte de recommencement du monde après les dégâts sans précédent de la Deuxième Guerre mondiale. En France, en particulier, l'Occupation a été un temps de fermentation intérieure : « Dans tous ces romans, récits et essais des années 40, le climat dominant n’était pas celui de l’épuisement post-traumatique, mais de l'excitation. Le monde était tombé en miette, mais pour cette raison même on pouvait tout en faire ou presque ».
On pense beaucoup à cette époque, mais qu est-ce qu'on pense ? Les systèmes les plus complexes commencent toujours par une grande idée simple, une certaine idée de la liberté : pour Sartre, pour Merleau-Ponty, pour Camus comme d'ailleurs pour le chrétien Gabriel Marcel, embarqué lui aussi dans cette aventure, la liberté n'est pas une performance rare et chère, qu'il faudrait s’exercer des années à produire non, décidément la liberté ce n’est pas sorcier, pour la bonne raison que… c’est notre être même. Nous sommes et nous valons ce qu'est et ce que vaut notre liberté personnelle, malgré la peur des lâches et le déni des salauds, qui préfèrent à leur liberté l’ordre établi.
Disons-le une fois pour toutes, d'autant plus fort que manifestement Sarah Bakewell est de notre avis : l'existentialisme, quoi qu'en pensent les spécialistes, s’est développé avant tout en France. Bien sûr, les Allemands, ces professionnels de la philosophie, revendiquent quelques maîtres penseurs « existentialistes » : Husserl et la phénoménologie sont certainement aux racines de ce courant de pensée, mais leur perspective est tellement intellectuelle, que l’on n'a pas très bien su quoi en faire. Husserl a écrit quelque 30 000 pages que tout le monde regarde avec respect et que personne n'a lues. Heidegger itou. Le problème avec Heidegger, c'est que, même s'il s’en est défendu ensuite en gardant sur le nazisme un silence hautain, il a eu l’occasion de faire quelques discours comme recteur d'université, en 1933 et en 1934 qui sont difficiles à assumer. Heidegger penseur de la liberté ? Allons donc ! Alors que Husserl en appelait à « un héroïsme de la raison », Heidegger disait à ses proches : « Il faut s'aligner ». Il en remettait dans le lyrisme « vollkisch », s'offrant de doux délires sur les chemins forestiers de mais se gardant bien de toute réflexion morale sur les curions antisémites et sur la guerre européenne 1er. Hannah Arendt, cette étudiante surdouée avec laquelle le philosophe allemand eut une liaison, est sur ce point du même avis que Sartre : « Heidegger est un de ces intellectuels qui manquent totalement de caractère ». La démonstration de Sarah Bakewell, sans haine, sans obsession antinazie, est, à cet égard, parfaitement étayée. Elle explique comment Heidegger est conduit à trahir tel de ses étudiant antinazi et catholique, ou comment il rompt avec Karl Jaspers, son ami de toujours, qui avait le mauvais goût d’être juif.
Le véritable chantre de l'existentialisme, ce n’est pas Heidegger, celui qui confond la vérité avec l'époque qu'il traverse, celui qui identifie être et temps ( pour faire de Hitler un magnifique berger de l'être). Non le premier des existentialistes c'est Jean-Paul Sartre auquel l'après-guerre donne des ailes. Sa petite plaquette Qu'est-ce que l'existentialisme ? correspond à une conférence qu'il a dû proposer à guichet fermé, en octobre 1945. A-t-il davantage de caractère que Heidegger ? Heidegger est un introverti, Sartre un vivant qui refuse tout interdit. Mais malgré son côté flambeur, malgré sa liberté affichée, lui aussi sera conduit à se renier à renier cette fameuse conférence-manifeste quand le Parti communiste le lui demandera.
✍︎ Sarah Bakewell, Au café existentialiste, La liberté, l'être et le jus d'abricot, éd. Albin Michel,
508 pp. 24€.
Joël Prieur monde&vie 29 mars 2018 n°953
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