vendredi 15 janvier 2021

LES DERNIERS JOURS DE L’EMPIRE ROUGE

 Il y a trente et un ans tombait le mur de Berlin.

     Le 9 novembre 1989, cela fait cinq jours déjà que des manifestations quotidiennes, à Berlin-Est, réclament la libre circulation vers l’Ouest. A 19 heures, un apparatchik dépassé par la situation, répondant à la question d’un journaliste, lâche que les candidats à l’émigration peuvent passer « par tous les postes frontaliers entre la RDA et la RFA ou par Berlin-Ouest », mesure immédiatement en vigueur. L’information, aussitôt, est retransmise par radios et télévisions. Dès 20 heures, quelques dizaines d’Allemands de l’Est, hésitants, se massent derrière les grilles des points de passage de la ville. La police des frontières, qui n’a pas été officiellement avertie, demande des instructions. Mais il n’y a personne pour lui en donner : l’autorité, au sein de l’Allemagne communiste, est en voie de décomposition. A 21 heures, des milliers de personnes et des centaines de Trabant s’agglutinent derrière les sept points de passage de Berlin.

     Côté Ouest, des jeunes commencent à escalader le Mur. Arrosés par les canons à eau postés à l’Est, ils dansent en narguant les Vopos. A 23 h 30, la pression de la foule est trop forte : un premier point de passage, Bornholmer Strasse, ouvre ses portes. A minuit, c’est celui de Checkpoint Charlie. A 1 heure du matin, par toutes les brèches possibles, une marée humaine se déverse vers l’Ouest. Jusqu’à l’aube s’improvisera une incroyable fête populaire, Berlinois de l’Est et de l’Ouest s’embrassant en débouchant des bouteilles. A 6 heures du matin, l’ensemble des postes-frontières entre la RDA et la RFA sont ouverts. Ce sont les retrouvailles des deux Allemagnes : « Wir sind EIN Volk (nous sommes UN peuple) ».
     Nuit historique. Erigé en 1961, le mur de Berlin symbolisait à lui seul la coupure entre le monde libre et le monde totalitaire. La fin du glacis communiste européen, toutefois, a résulté d’un processus dont la chute du Mur a été la conséquence plus que la cause, et dont l’origine est à rechercher en URSS.
     Selon l’historien Romain Ducoulombier, une série de crises majeures a mortellement ébranlé l’Union soviétique au tournant des années 1970 et 1980 (1). Crise économique, l’URSS et ses satellites étant exclus des courants d’échanges mondiaux. La reprise de la guerre froide, sous la présidence Reagan, montre que les Soviétiques n’ont pas les moyens de répondre au défi technologique et militaire lancé par les Américains. Quant aux démocraties populaires, leur productivité ne décolle pas, augmentant leur dépendance aux biens et aux capitaux occidentaux. En 1979, le premier voyage triomphal de Jean-Paul II en Pologne prouve la désaffection de la population vis-à-vis du régime. La même année, l’invasion de l’Afghanistan conduit l’Armée rouge à un désastre (65 000 morts et blessés en 1983) qui s’achèvera, en 1989, par le retrait du pays.
     En 1985, Mikhaïl Gorbatchev est élu secrétaire général du PCUS. Cet homme de 54 ans faisait partie des privilégiés autorisés à voyager à l’Ouest. Ce qu’il a vu l’a persuadé que, pour sauver le communisme, il faut le réformer. Après avoir accédé au pouvoir, il lance la glasnost (transparence) et la perestroïka (restructuration) qui visent à changer en profondeur le système soviétique. A l’intérieur, c’est l’amorce d’une privatisation et d’une réorganisation d’un Etat qui illustre son inefficacité, en 1986, lors de la gestion calamiteuse de l’accident nucléaire de Tchernobyl. A l’extérieur, une nouvelle doctrine est affirmée : l’Union soviétique n’interviendra plus militairement dans les affaires internes des pays frères. En décembre 1988, parlant à l’ONU, Gorbatchev condamne « l’imposition de l’extérieur » d’une « structure sociale, d’un style de vie ou d’une politique ». De fait, Moscou réduit sa présence armée en Europe de l’Est. Dans ces pays, à partir de 1987-1988, la contestation s’étend partout.
     C’est dans ce contexte que survient 1989, l’année qui a changé le monde.
En Pologne, où la situation économique est catastrophique, le gouvernement est contraint de négocier avec le syndicat Solidarnosc, structure clandestine depuis la répression de 1981. Le 5 avril 1989, un accord prévoit le rétablissement du pluralisme syndical et la tenue d’élections démocratiques. Le 18 juin, l’organisation de Lech Walesa remporte 99 des 100 sièges du Sénat. Si le Parlement élit président de la République le général Jaruzelski, communiste et seul candidat autorisé, Tadeusz Mazowiecki, un intellectuel catholique, membre de Solidarnosc, est nommé Premier ministre.
     En Hongrie, dès février 1989, la frange réformiste du Parti socialiste ouvrier (nom du parti communiste magyar depuis 1956) contraint le comité central à admettre le multipartisme. Le 16 juin, le corps d’Imre Nagy, figure de proue de l’insurrection de 1956, a droit à des funérailles officielles à Budapest, plus de trente ans après sa mort, la cérémonie prenant des airs de manifestation contre le régime.

     Symboliquement, le « rideau de fer » s’entrouvre à la même époque. Le 2 mai, les gardes-frontières hongrois commencent à découper les 260 kilomètres de barbelés qui séparent le pays de l’Autriche. Le 27 juin, le ministre des Affaires étrangères hongrois, Gyula Horn, et son homologue autrichien, Alois Mock, se font photographier à la frontière, cisailles à la main, afin de marquer le démantèlement d’une barrière d’un autre âge. Des milliers d’Allemands de l’Est gagnent alors la Hongrie, dans l’espoir de passer ensuite à l’Ouest. Le 19 août, lors d’un pique-nique géant organisé par le Mouvement paneuropéen d’Otto de Habsbourg, près de Sopron, en Hongrie, 600 citoyens est-allemands se précipitent en Autriche. Le 11 septembre, Budapest ouvre officiellement ses frontières afin de permettre aux dizaines de milliers de réfugiés d’Allemagne de l’Est de passer de l’autre côté.
La révolte, cependant, couve partout. Le 23 août, une chaîne humaine de 1,5 à 2 millions de personnes, qui s’étend de Vilnius à Tallinn en passant par Riga, vient rappeler que les trois pays Baltes, illégalement annexés à l’URSS en 1940, aspirent à l’indépendance.

     En octobre 1989, alors que la RDA fête son 40e anniversaire, de grandes manifestations organisées chaque lundi, notamment à Leipzig, gagnent en ampleur, réclamant réformes et libre circulation vers l’Ouest. Le 19, Erich Honecker, vieux stalinien qui dirige l’Allemagne de l’Est depuis dix-huit ans et qui a été un des concepteurs du mur de Berlin, est obligé de démissionner sous la contrainte du bureau politique du Parti socialiste unifié d’Allemagne (le parti communiste est-allemand). D’après Michel Meyer, les Soviétiques ont préparé la chute de Honecker dès 1988, avec l’appui du maître espion Markus Wolf, l’ancien patron des opérations extérieures de la Stasi, dans le but de libéraliser l’Allemagne de l’Est sans provoquer l’explosion du bloc soviétique (2). Mais Gorbatchev n’a pas mesuré la colère des peuples. A Berlin-Est, le 9 novembre, la pression populaire fait tomber le Mur. Le 3 décembre, Egon Krenz, le successeur de Honecker, se retire à son tour, le parti prononçant sa dissolution quinze jours plus tard…
     Puis le jeu de dominos continue. En Tchécoslovaquie, la révolution de velours emporte le régime : le 10 décembre, le premier gouvernement non communiste est formé et le dramaturge Václav Havel, pilier de la contestation depuis le Printemps de Prague de 1968, est élu président de la République le 29 décembre. En Roumanie, la révolution populaire chasse le dictateur Ceausescu, qui est exécuté avec sa femme le jour de Noël 1989. En Bulgarie, Todor Jivkov, placé à la tête du pays depuis trente-cinq ans, est poussé à la démission le 10 novembre. A Bucarest et à Sofia, ce sont des néo-communistes qui s’emparent du pouvoir, mais le mécanisme de la liberté est enclenché. En Yougoslavie, pays fédéral qui avait rompu dès 1948 avec Moscou, le pouvoir du Parti communiste cesse d’exister en 1990, amorçant, là aussi, le reflux d’un modèle qui a imposé sa férule pendant une quarantaine d’années.
      A Moscou, il faudra attendre 1991 pour que le processus lancé en 1989 par Gorbatchev – l’introduction de tendances au sein du Congrès des députés du peuple – permette à la Russie de Boris Eltsine de s’affirmer contre l’URSS. L’échec du coup d’Etat communiste d’août 1991, un mois après la dissolution du pacte de Varsovie, achèvera le système en provoquant, à la fin de l’année, la dissolution de l’URSS et la démission de Gorbatchev.
     1917-1989 : l’Empire rouge, qui avait opprimé les peuples est-européens et fait trembler le monde, disparaissait dans les ténèbres de l’histoire.

Jean Sévillia

(1) Romain Ducoulombier, Histoire du communisme, PUF, 2014.

(2) Michel Meyer, Histoire secrète de la chute du mur de Berlin, Odile Jacob, rééd. 2014.

A lire aussi La Chute du Mur, de Jean-Marc Gonin et Olivier Guez, Le Livre de Poche.

https://www.jeansevillia.com/2015/04/11/les-derniers-jours-de-lempire-rouge/

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