samedi 30 janvier 2021

L'arrière-plan du “national-bolchevisme” : Versailles et l'occupation de la Ruhr 2/2

  


Le spectre de Rapallo

C’est ce désastre économique qui a conduit la France dans l’aventure de la Ruhr. Mais il y avait, selon Bariety, une autre raison, moins avouée : la terreur qu’inspirait à la France la conclusion des Accords germano-soviétiques de Rapallo (avril 1922). Le Reich faisait implicitement savoir qu’il n’était plus seul et que les Alliés occidentaux avaient intérêt à réviser Versailles ou, du moins, à l’édulcorer. Londres interprète Rapallo dans le même sens et les partisans britanniques de l’apaisement estiment qu’il faut procéder à une révision de façon à ancrer l’Allemagne dans l’Occident. Paris réagira plus passionnément : on y imagine l’alliance du potentiel industriel et technologique allemand avec la puissance révolutionnaire que déploie la nouvelle Russie et avec sa démographie galopante… La structure globale des relations internationales, favorable à la France, s’effondrerait si un axe Berlin/Moscou voyait le jour. L’État-major français et le ministre de la Défense, Maginot, font aussitôt pression sur Poincaré pour qu’il réagisse face à ce danger.

Pour Bariety, comme pour les communistes et les nationaux-bolchévistes allemands de l’époque, c’est davantage la perspective d’une alliance germano-russe qui a amené Poincaré à occuper la Ruhr que la volonté de faire respecter certaines clauses de Versailles.

Six plans allemands

Face à cette stratégie adoptée par la France, comment vont réagir les mondes politiques allemands ? La réponse nous est apportée, avec une remarquable concision, par Karl Dietrich Erdmann (Université de Kiel). Pour Erdmann, les réactions à l’occupation de la Ruhr sont au nombre de six :

  • 1) Celle des communistes de Karl Radek qui adoptent la “stratégie Schlageter” (Schlageter-Kurs).
  • 2) Celle de Hitler qui rêve d’une “Ruhr en flammes”.
  • 3) La Realpolitik nationale de Gustav Stresemann.
  • 4) La proposition de “modus vivendi” de Hans Luther.
  • 5) La solution préconisée par Karl Jarres.
  • 6) La position d’Adenauer.

De ces six positions, les plus antinomiques sont celles de Radek et d’Adenauer. Radek a appelé les nationalistes völkisch à se joindre au combat des communistes pour barrer la route à l’impérialisme français et pour briser le pouvoir du capitalisme allemand, jugé trop lâche pour s’opposer avec l’énergie voulue à l’occupation de la Ruhr. Géopolitiquement, cet appel s’inscrit dans la logique de Rapallo, celle qui effrayait le Quai d’Orsay. Comme les “conservateurs” Moeller van den Bruck ou Hielscher, Radek faisait miroiter une grande coalition des peuples de “l’Est”, sous la double houlette des Allemands et des Russes. Les flux d’échanges économiques se feraient désormais en autarcie du Rhin au Pacifique.

La stratégie préconisée par Radek échouera car elle fera appel simultanément à deux “mondes” politiques profondément différents, hostiles l’un à l’autre, inaptes à dialoguer. La diète “anti-fasciste” du 29 juillet 1923, à laquelle participa la KPD malgré l’appel de Radek, prouvera l’impossibilité du dialogue entre Völkische et communistes. Par ailleurs, considérablement affaiblie par sa guerre civile et par la guerre de 1920 contre la Pologne appuyée par la France, l’URSS [État fédéral institué fin 1922] avait signifié aux autorités allemandes qu’il lui était impossible de porter secours au Reich en cas d’invasion française et de guerre ouverte.

La position d’Adenauer

Adenauer, pour sa part, militait pour la constitution d’une république rhénane non entièrement détachée du Reich. Cette république, devant s’étendre du Palatinat à la Ruhr, garderait un droit de représentation à Berlin mais veillerait à combiner son réseau industriel avec ceux de la Belgique et de la France. Cette position “entre deux chaises” de la nouvelle république aurait, selon Adenauer, une fonction d’apaisement, ancrerait le Reich à l’Ouest et le détacherait de l’Est soviétisé. Adenauer ne pourra concrétiser son rêve qu’après 1945. L’opposition entre l’option Radek (ou Niekisch) et l’option Adenauer demeure d’actualité pour l’Allemagne et également pour la Belgique. L’avenir réside dans une reprise des échanges avec les industries d’Ukraine, de l’Oural, de l’Asie Centrale et non dans l’ancrage à l’Ouest atlantique, dans cet Occident qui patauge dans ses crises car les contradictions entre ses différents pôles sont trop fortes.

Et la Belgique ?

Les six contributions de l’ouvrage ne mentionnent pas les positions prises en Belgique, allant de l’hostilité résolue à l’aventure militaire (le Mouvement Flamand et les Socialistes de gauche, De Man compris) à l’enthousiasme d’une poignée de francophiles isolés. Le roi Albert Ier était franchement hostile à l’occupation, signale le professeur Willequet dans la biographie qu’il a consacré au souverain [Albert Ier, roi des Belges : un portrait politique et humain, Belgique Loisirs, 1979]. Bariety signale simplement la péripétie du “putsch d’Aix-la-Chapelle”, où quelques Allemands cherchent à proclamer une “république nord-rhénane”, très liée à la Belgique et peu liée à la France. Ce putsch, entrepris à l’instigation de quelques militaires comploteurs et des milieux de l’industrie métallurgique belge, visait à éviter l’encerclement de la Belgique par la France, via une république rhénane orientée exclusivement vers Paris. Bruxelles et le Quai d’Orsay s’affrontaient secrètement, sans que l’opinion publique ne soit au courant, pour la satellisation du Luxembourg. Au Grand-Duché, en effet, des agitateurs de diverses obédiences militaient pour l’annexion à la France ou pour une union dynastique avec la Couronne belge, impliquant une subordination des Grands-Ducs (ou Grandes-Duchesses) au Roi des Belges. Le roi Albert ne voudra rien entendre de pareilles élucubrations et proclamera qu’il veillera toujours à respecter la pleine souveraineté du peuple luxembourgeois. Le cauchemar qui hantait les milieux politiques belges, c’était de voir se constituer un Luxembourg et une Rhénanie entièrement sous contrôle français. D’autant plus qu’une large part de l’opinion publique critiquait avec véhémence les accords secrets pris entre les États-majors français et belge.

 Luc Nannens (pseud. RS), Orientations n°7, 1986.

http://www.archiveseroe.eu/histoire-c18369981/29

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