Est-il rien d'autre que “le moteur immobile” de toutes choses, régulateur de la marche inexorable des astres, législateur des nombres et des sphères ? Ce Dieu qu'Aristote et son école nous “démontrent” par des propositions qui ne sont que des jeux de la pensée, ce Dieu-là n'est pas plus une personne, quoi qu'en dise Mr. Perroux, que l'ombre vide et gigantesque chère à BHL et les projections colorées de la jeunesse éternelle auxquelles “se réfère” A. de Benoist. Fait symptomatique d'ailleurs, pas un mot, dans ce livre qui se veut chrétien, n'est consacré à la rédemption, dont notre philosophe n'a, reconnaissons-le, guère besoin pour son raisonnement.
Maurras et l'imposture chrétienne
Maurras était plus honnête : il osait regarder en face l'imposture psychotique de la Faute et de la Rédemption ; il osait désigner ce “Christ”, par qui la nuit est descendue sur le monde, pour le désenchanter, souillant les consciences, avilissant toute grandeur. Maurras n'ignorait pas « le poison du magnificat » et l'espérance insensée qui a libéré les forces de négation, les forces d'“en-bas”, qui détruisirent l'Empire Romain. Mais C. Perroux préfère en rester à un Maurras plus conformiste. Il cite un poème de la balance intérieure :
Lorsque, enfin déliés d'une chair qui les voile,
les bons, les bienfaisants bienheureux, les élus,
auront joint le rocher sur la mer des étoiles,
le sourire du Dieu ne leur manquera plus.
C'est, nous dit-il, par un idiotisme grec que le vieux martégal met un article au mot “Dieu” ! Mais à qui fera-t-on prendre pour sérieuse une telle facétie ?
Le sourire énigmatique de la κουρη
Car l'on ne peut à la fois exalter le sourire énigmatique de la κουρη [kourè : en grec, jeune fille] et le regard plombé de souffrance du Galiléen. On ne peut, à la fois, se soumettre à l'ordre du monde et vouloir le rabaisser. Ce dilemme, tous les tenants de la pensée traditionaliste l'ont connu et l'ont résolu avec plus ou moins de bonheur, mais toujours par l'évacuation finale de l'un des 2 facteurs. Ainsi Léon Bloy et Joseph de Maistre évacuent-ils le monde, faisant de la rédemption une promesse terrifiante, tandis que Maurras et Renan préfèrent évacuer le Christ, ne voulant voir dans le catholicisme que l'expression de l'antique sacré. C. Perroux préfère dire qu'il n'y a pas de problème, mais il lui faut pour cela renoncer à parler du sujet.
Comment, sans malhonnêteté ou sans aveuglement, peut-on passer sous silence les liens existant entre l'égalitarisme et l'individualisme d'une part, et de l'autre, la promesse chrétienne ? De Joachim de Flore à Lamennais et Marc Sanguier, tous ceux qui se sont levés pour combattre les puissants, abattre les monuments de la beauté humaine, non pas parce qu'ils étaient leurs ennemis, mais parce qu'ils combattaient la Beauté, la Puissance en soi, tous ceux-là ont puisé leur force dans la Bible. La liste en est énorme, chaque siècle en ajoute au précédent, pour aboutir à la transformation finale de « la seule internationale qui tienne » en mouvement spirituel de la démocratie universelle, de la papauté en une chaire internationale des droits de l'homme. Certes, s'il avait su ce que réservait l'avenir, le vieux Maurras aurait rempli différemment son arche ; il aurait cherché ailleurs des compromis pour sa “contre-révolution”, mais à celui qui veut rester aveugle, Zeus bande pieusement les yeux.
Le mirage d'un “monde meilleur”
Si C. Perroux avait bien voulu prendre le risque de parler de la question, il aurait pu discuter des relations existant entre la croyance au progrès indéfini et la conviction que tout finit bien, qu'il existe, dans l'Avenir ou dans l'Ailleurs, un lieu merveilleux où le faible et le juste ne seraient plus écrasés par la force brutale, une terre promise où « l'agneau et le loup dormiront ensemble », croyance dont l'origine se trouve dans le livre d'un peuple de l'Euphrate. Il lui aurait été difficile, alors, de dire aussi uniment que tout, bon ou mauvais, nous vient des Grecs, les Juifs n'y ayant aucune part.
Si, des bords du Styx où il erre aujourd'hui, C. Perroux peut m'entendre, qu'il écoute : « Oui, les peuples retrouveront le sens de la tradition et du lignage ; ils reconnaîtront leurs héros et leurs rois, mais il leur faut d'abord renoncer à la promesse d'un Jour Meilleur. Le jour où cette espérance mortelle sera définitivement étranglée, le jour où l'on saura, poétiquement (1) que tout finit toujours mal, mais qu'il faut combattre quand même, sous le ciel de fer, sur l'arène brûlante cerclée de ténèbres, ce jour-là nous comprendrons à nouveau le sourire mystérieux de la kourè. Notre civilisation aura retrouvé le sens du tragique ».
Un recours à Nietzsche aurait sans doute beaucoup apporté au livre de C. Perroux, car le « Sarmate ingénieux et inventif » a ouvert pour toujours une brèche dans le mur clos du jardin philosophique de l'Europe, nous donnant, malgré nous, une vue sur l'abîme. Nietzsche semblait inconvenant, sans doute, à C. Perroux, et il ne l'a pas cité une seule fois. Nous le regrettons, car la dernière page de son livre, très belle et très pure, nous remplit de sérénité en évoquant l'Éternel Retour en des termes que n'aurait pas désavoués le divin Frédéric : « l'amoral est toujours au-delà du Crépuscule, le soleil se meurt jamais que pour renaître, et c'est de la plus profonde nuit que naît la première lueur du matin ».
► Tribune libre de Pierre de Meuse, Vouloir n°50-51, 1988.
Note : (1) C'est-à-dire, entre autres, de manière profonde, mais voilée.
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