lundi 11 janvier 2021

Charles Quint toujours plus loin

   

1519 est une date faste pour Charles Quint, marquée par son accession à la dignité impériale et par la conquête du Mexique. Naît alors un empire catholique européen sur lequel le soleil ne se couche jamais. C’était il y a 500 ans.

Rien ne destine Hernan Cortés, hidalgo d’Estrémadure et apprenti-notaire, à conquérir un Empire. Mais le début du XVIe siècle est l’époque des possibles. L’homme gagne les Caraïbes, puis quitte in extremis l’ile de Cuba, où le gouverneur espagnol le goûte peu. En rupture de ban, Cortés aborde donc le Mexique en 1519. Au Yucatan, d’abord, auprès des Mayas, dont il rapporte une précieuse interprète indigène : la Malinche. Puis, en avril, il pose pied près de l’actuelle Veracruz. La région est dominée par les Aztèques, qui ne tardent pas à dépêcher des ambassadeurs auprès des nouveaux-venus. 

Mais leurs présents, en or, excitent la convoitise des conquistadors. Bientôt, ces derniers parviennent à Tenochtitlan (future Mexico). Vaste cité lacustre, bâtie sur une île du lac Texcoco, la ville s’articule autour du Templo Mayor. Les Espagnols se croient arrivés a Babylone. Ils découvrent une société singulière, où les mathématiques et l’astronomie sont développées mais la roue inconnue. Dominée par les nobles et par l’empereur Moctezuma, la société mexica impose son pouvoir à de nombreuses cités, y compris par la force la plus brutale.

La civilisation aztèque a ses lumières mais aussi ses ombres : esclavage et sacrifices humains. Les Aztéques pratiquent les « guerres fleuries » contre leurs voisins et vassaux, et sacrifient les prisonniers. Ce sera tout le génie de Cortés de tirer parti des vexations subies par les peuples vassaux des Aztéques et de s’allier à ceux-ci pour défaire ceux-là.

Naissance du Mexique

Pour l’heure, la situation des Espagnols est précaire : le peuple se méfie de leur cupidité. Aussi Cortés assure-t-il ses arrières en se rendant maître de la personne de Moctezuma, qu’il retient prisonnier en son propre palais. C'est dans ces conditions qu’il fait reconnaitre à Moctezuma la suzeraineté du roi d’Espagne : Charles Quint. Mais les vexations espagnoles suscitent la rébellion indigène et la fuite précipitée des conquistadors lors de la Noche triste (30 juin 1520). Quant à Moctezuma, la légende le fait mourir à son balcon, lapidé par son propre peuple. Cortés trouvera son salut dans l’alliance avec les peuples brimés par les Aztéques (Tlaxcaltéques). En 1521 il est de retour devant Jenochtitlan qu'il assiège. Après 75 jours d’une famine épouvantable, la ville tombe. Une poignée d’Espagnols sont venus a bout d’une cité de 200 000 âmes, capitale d’un Empire de 5 millions d’habitants. La colonisation hispanique peut débuter.

Cinq siècles plus tard, la réputation d’Hernan Cortés est sulfureuse. D’aucuns le qualifient de « génocidaire »; d’autres insistent sur sa piété supposée et son génie. « Hernan Cortés un homme entre Dieu et le diable », s’interroge un documentaire mexicain de 2016 soucieux de débrouiller les mythes entourant sa vie aventureuse. Ce qui est certain, c’est que sans Cortés, le Mexique actuel n’aurait jamais vu le jour. Qu’on le veuille ou non, il est l’un des pères fondateurs de la nation. À Mexico, un monument de bronze le représente aux côtés de son interprète et maitresse indigène (La Malinche). Aux pieds de Cortés, une épée de Tolède et un lion, symboles de la force virile et de la conquête espagnole. Près de la Malinche, un aigle aztéque et un « macahuitl », redoutable arme indigène. Devant le couple, marche un nouveau-né. C'est le « Monument au métissage » : la conquête a accouché du Mexique.

Plus oultre

Mais la nation mexicaine n’existe pas encore en 1519. Les conquêtes de Cortés profitent à son souverain, un jeune homme de 19 ans : Charles Quint. Ce nom est bien connu des Français : c’est l’éternel rival de Francois Ier et le vainqueur de Pavie (1525). Arrière petit-fils de Charles le Téméraire, il n’a jamais cessé de caresser le rêve d’une restauration de la grande Bourgogne…  Aux dépens de la France.

Charles de Habsbourg est une magnifique anomalie de la généalogie princière. La Providence a fait choir sur sa tête de multiples couronnes. Si son portrait est aisément reconnaissable (l’homme est prognathe) sa nationalité est incertaine. Charles est un Habsbourg francophone né à Gand. Par son père, il hérite du duché de Bourgogne. Cette Bourgogne ducale a peu à voir avec la région dijonnaise : c’est un ensemble d’États allant des contreforts suisses à la Mer du nord, en passant par la Franche-Comté (Besançon) et les Pays-Bas (Lille, Bruxelles). Par sa mère, il hérite de la Castille et de l’Aragon. Il règne encore sur Naples et la Sicile, possessions aragonaises.

Mais le tournant s’opère en 1519. Alors que les députés catalans lui jurent fidélité et que son étendard commence a flotter au Mexique, Charles devient Empereur, le 28 juin. La dignité est alors élective et, grâce aux banquiers rhénans, il a pu acheter davantage de voix que son rival… Francois Ier. Le couronnement a lieu a Aix-la-Chapelle, haut lieu carolingien. Charles peut se rêver en moderne César. À des titres divers, il règne sur Madrid, Lille, Vienne, bientôt le Mexique et le Pérou. Sa devise, Plus oultre illustre cette expansion gargantuesque et cette domination universelle.

Pourtant, les possessions de Charles Quint sont loin d’être unifiées ce n’est pas un État unique, mais des groupes de territoires liés par union personnelle. Nationalités et États s enrichissent mais ne se mélangent pas. Si le nom de « Charles Quint » lui est resté, il ne vaut que pour l’Empire : en Espagne, il n’est que Charles Ier. Tenant une cour itinérante, Charles respecte les particularismes locaux : usatges de Catalogne ou libertés flamandes. Quant au Saint-Empire, il tient plutôt de la fédération féodale. L’Empereur doit composer avec les Princes électeurs et la Diète impériale, sans laquelle il ne peut lever d’impôts ni édicter des lois. La faiblesse congénitale de l’Empire éclatera bientôt avec la Réforme luthérienne. Après avoir publié ses 95 thèses en 1517 Martin Luther est excommunié en 1520. L’hérésie croissant, Charles Quint doit réagir : il est défenseur de la foi. Mais l’Empereur est lâché par les Princes d’Allemagne du Nord, et la diète qu’il convoque à Augsbourg (1530) est un échec en terres germaniques, l’unité politique est perdue. D’autant que l’antagonisme avec la France est toujours présent. En Allemagne, le roi Henri II (fils de Francois Ier) s’allie aux princes réformés. Alliance scandaleuse, mais coup de maître de realpolitik, qui fera date côté français.

L’héritage de Charles Quint

Prince chrétien, Charles Quint est menacé par le péril turc. Si ses troupes échouent a libérer la Hongrie (défaite de Mohacs), elles repoussent l’envahisseur sous les murs de Vienne (1529). Ses flottes aragonaises et siciliennes portent le fer contre les corsaires musulmans d’Alger et de Tunis. Lors d’une de ces expéditions algéroises, on retrouve un nom familier : Cortés. Toutefois, les Barbaresques demeurent maitres de la Méditerranée. Prince chrétien, a-t-on dit. Cela n’empêche qu’il est Empereur, et dispute le pouvoir universel au Pape. C’est sous son règne que Rome est sévèrement mise à sac, en 1527 Des milliers de lansquenets impériaux pillent la ville sainte et manquent de capturer Clément VII. Ce dernier en réchappe grâce au sacrifice de la garde suisse pontificale. Depuis lors, c’est le 6 mai - anniversaire du massacre - que les soldats du pape prêtent serment dans la cour saint Damase. Souvenir lointain de l’époque de Charles Quint…

Inlassable guerrier le souverain finit pourtant par choisir la paix d’une retraite monastique. À la surprise générale, l’homme le plus puissant d’Europe abdique de ses diverses couronnes à compter de 1555. La division de son vaste empire est actée entre la partie hispano-italo-flamande (à son fils, Philippe II) et l’Empire germanique (a son frère, Ferdinand). Charles Quint, lui, se retire à Yuste en 1557 dans un sobre monastère d’Estrémadure… Contraste saisissant avec l’ivresse du pouvoir : à l’image de cet homme entier. Il expire l’année suivante. Plus tard, son fils fera bâtir pour lui un mausolée doublé d’un vaste palais l’Escorial. Monumental ou symbolique, le legs de Charles Quint est omniprésent en Europe. Les Belges ont donné son nom a une bière, et lui dédient l’Ommegang, procession bruxelloise costumée. En Sicile, on se rafraîchit à l’ombre de sa statue palermitaine. Pour l’Espagne, Charles Quint signifie prestige et Amérique. Son étendard a la croix de Bourgogne flotte éternellement sur le rêve hispanique de l’Empire des deux mondes; ses plis renferment les gloires du Siècle d’Or. Encore aujourd’hui, les aéronefs militaires espagnols arborent une cruz de Borgoña stylisée.

La puissance de Charles Quint, par-delà les frontières, pourrait vaguement évoquer la supranationalité bruxelloise de l’Union européenne. Ce serait une erreur. Le souverain n’a jamais visé d’uniformité niveleuse. L’unité de son projet politique, il l’a avant tout recherchée dans le rêve impérial et la foi romaine. Paradoxalement, son règne aura accouché de nations européennes affermies : Espagne triomphante et Autriche habsbourgeoise. Un siècle plus tard, le continent s’articulera autour des royaumes nationaux et du jus publicum europeum.

L’Europe de Charles Quint n’est pas normative, elle est chevaleresque. Elle invite a l’esprit d’aventure et de conquête : Plus oultre !

Francois La Choûe monde&vie 21 mars 2019 n°968

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