mardi 5 janvier 2021

Bastien-Thiry, rebelle d'honneur

 « Bastien-Thiry avait quelque chose de romantique. Ce sera un bon martyr », avait ironisé le général de Gaulle deux jours après l’exécution du lieutenant-colonel. Ce martyr mérite de figurer au panthéon des héros français.

Le livre que consacre Olivier Sers à l'officier supplicié, publié chez Pardès, est plus qu'une biographie, un témoignage, puisque l'auteur fut lui-même associé à l'attentat du Petit-Clamart, avant d'être arrêté en juin 1962, en cherchant des armes pour tenter de délivrer le lieutenant Degueldre, chef des commandos « Delta » d'Alger.

Loin d'être une tête brûlée ou le « romantique » évoqué par de Gaulle, ce Lorrain, officier issu d'une lignée d'officiers, polytechnicien (X'Sup Aéro), ingénieur brillant et pilote d'essai décoré de la Légion d'honneur, admirateur de Saint-Exupéry, apparaît comme un homme calme et réfléchi. Époux heureux et père comblé de trois fillettes, il connaît bien l’Algérie, où il a vécu pendant deux ans et dont il aime les populations : « C'est, de cœur un officier d'outre-mer », écrit Olivier Sers. Mais son patriotisme et un sens aigu de la justice le portent naturellement à se révolter contre la duplicité du chef de l'État, qui, porté au pouvoir quatre ans plus tôt en jurant de sauver l'Algérie française, est devenu son bourreau.

C'est « au nom de la grande et éternelle loi de solidarité entre les hommes », dira-t-il à son procès, que ce chrétien fervent décide d'éliminer celui qu'il considère comme le principal responsable de la tragédie algérienne. Olivier Sers apporte de nombreux détails sur les deux attentats organisés par Bastien-Thiry alias « Didier » : celui de Pont-sur-Seine, le 8 septembre 1961 où une bombe explose le long de la nationale 19 à l'instant où passe la voiture de de Gaulle puis celui du Petit-Clamart, longuement préparé à partir de janvier 1962 et qui, exécuté le 22 août, se solde par un nouvel échec : la DS présidentielle est criblée de balles, mais les tireurs ont ouvert le feu trois secondes trop tard et le général est une fois encore indemne. À cet égard, Olivier Sers dément la thèse, développée avant et lors de son procès par Bastien-Thiry lui-même pour des raisons relevant de la politique, selon laquelle celui-ci aurait voulu enlever de Gaulle pour qu'il soit jugé : « Bien sûr il a voulu tuer au Petit-Clamart comme à Pont-sur-Seine », affirme-t-il.

« La messe du Christ est terminée, la vôtre commence »

Au début du mois de septembre, la plupart des participants au « coup » sont arrêtés - dont Alain de la Tocnaye, qui déclare être le seul chef de l'opération. Mais le 15, Bastien-Thiry est pris à son tour et écroué à la Santé. Son procès - et celui de ses amis - s'ouvre le 28 janvier 1963 devant la Cour militaire de justice, juridiction d'exception déclarée illégale par le Conseil d'État mais maintenue par de Gaulle, qu'Olivier Sers décrit comme « un concentré gaulliste du Bottin mondain ». Dans leurs déclarations, les inculpés (à une exception près) assument courageusement leurs actes, à l'image de Pascal Bertin, âgé de vingt ans; de Jacques Prévost, survivant de Dien Bien Phu; de Lazlo Varga, Hongrois, ancien révolté de Budapest; ou de La Tocnaye. Celle de Bastien-Thiry le 2 février, est aussi et surtout « le plus impitoyable des réquisitoires jamais rédigés contre la politique algérienne de de Gaulle ».

Les « juges », quant à eux, se montrent à la hauteur de la tâche que le maître attend d'eux, allant jusqu’à suspendre pour trois ans, pour « outrage », l'un des avocats de la défense, Me Isorni, contraint de quitter la barre en plein procès. De nombreux pieds-noirs et harkis, cités par la défense, témoignent d'enlèvements, d'assassinats, de massacres auxquels ils ont assisté ou dont leurs proches ont été victimes. Mais dans cette parodie de justice, le verdict est écrit d'avance : le 4 mars, Bastien-Thiry La Tocnaye et Prévost sont condamnés à mort (quatre autres acteurs de l’attentat le sont aussi par contumace), les peines infligées aux autres accusés allant de trois ans de prison à la perpétuité. Pendant la.pause de midi, le lieutenant-colonel a toutefois été autorisé à voir son épouse et ses filles. C'est la dernière fois qu'il embrasse ces dernières. Le chef de l'État gracie La Tocnaye et Prévost, mais pas le colonel. Au matin du lundi 11 mars 1963 il est réveillé par l'aumônier de Fresne et lui sert la messe. « La messe du Christ est terminée, la vôtre commence », lui dit le prêtre en terminant. À 6h40, le condamné est fusillé au fort d'Ivry et meurt chrétiennement, en égrenant son chapelet.

« Ce sera un bon martyr » avait dit de Gaulle. C'était vrai mais Bastien-Thiry est aussi un symbole. Cet officier « choisit de mourir dans la peau sèche d'un rebelle de l'honneur », écrit Olivier Sers. Avec lui, c'est en effet le sentiment de l'honneur, toujours placé si haut par les constructeurs de notre pays, que l’on enterra au carré des suppliciés du fort d'Ivry ce matin pluvieux du mois de mars 1963. À ce tournant sanglant de notre histoire, Charles de Gaulle consacra le triomphe du cynisme et du parjure comme les nouveaux modes de gouvernement d'une France tombée dans le matérialisme. Bastien-Thiry est mort d'avoir voulu s'y opposer. Il fallait bien sauver l'honneur.

✍︎ Olivier Sers, Bastien-Thiry, éditions Pardès, coll. Qui suis-je ? 130 pages, 12 €.

Eric Letty monde&vie 6 septembre 2018 n°959

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