Dès 1836, Blanqui avait déclaré dans un discours resté longtemps inédit : « Citoyens, nous avons bien moins en vue un changement politique qu’une refonte sociale. L’extension des droits politiques, la réforme électorale, le suffrage universel peuvent être d’excellentes choses, mais comme moyens seulement, non comme but ; ce qui est notre but à nous, c’est la répartition égale des charges et des bénéfices de la société ; c’est l’établissement complet du règne de l’égalité.
Sans cette réorganisation radicale, toutes les modifications de forme dans le gouvernement ne seraient que mensonges, toutes les révolutions que comédies jouées au profit de quelques ambitieux [33]. » En 1848, il proclamait : la lutte de 1793 « vient de recommencer ». Entre-temps, le tricolore avait été galvaudé, le temps était donc venu d’annoncer la couleur, de passer au drapeau rouge. La bourgeoisie avait même usurpé le beau nom de républicain et la devise révolutionnaire, mais « heureusement, elle a repoussé notre drapeau, c’est une faute : il nous reste. Citoyens, la Montagne est morte ! Au socialisme, son unique héritier [34] ! ». Le toast envoyé de Belle-Ile qui enthousiasma Marx et Engels, s’inscrivait dans la même logique lorsqu’il dénonçait la responsabilité du gouvernement provisoire et des bourgeois libéraux [35]. Il s’agit pourtant bien d’un texte de rupture tirant les leçons de l’événement : « ce n’est pas assez que les escamoteurs de février soient à jamais repoussés de l’Hôtel de ville, il faut se prémunir contre de nouveaux traîtres ». La réaction n’avait fait que son métier d’égorgeuse.
Ce toast fameux mérite bien une longue citation : « Quel écueil menace la Révolution de demain ? L’écueil où s’est brisée celle d’hier : la déplorable popularité de bourgeois déguisés en tribuns […]. C’est le gouvernement provisoire qui a tué la révolution, c’est sur sa tête que doit retomber la responsabilité de tous les désastres, le sang de tant de milliers de victimes. La réaction n’a fait que son métier en égorgeant la démocratie. Le crime est aux traîtres que le peuple confiant avait acceptés pour guides et qui l’ont livré à la réaction […]. Malheur à nous, si au jour du prochain triomphe populaire, l’indulgence oublieuse des masses laissait monter au pouvoir un de ces hommes qui ont forfait à leur mandat ! Une seconde fois, c’en serait fait de la Révolution. Que les travailleurs aient sans cesse devant les yeux cette liste de noms maudits, et si un seul apparaissait jamais dans un gouvernement sorti de l’insurrection, qu’ils crient tous d’une voix : trahison ! […]. Traîtres seraient les gouvernements qui, élevés sur les pavois prolétaires, ne feraient pas opérer à l’instant même : 1. le désarmement des gardes bourgeoises ; 2. l’armement et l’organisation en milice nationale de tous les ouvriers. Sans doute il est bien d’autres mesures indispensables, mais elles sortiraient naturellement de ce premier acte qui en est la garantie préalable, l’unique gage de sécurité pour le peuple […]. Mais pour les prolétaires qui se laissent amuser par des promenades ridicules dans les rues, par les plantations d’arbres de liberté, par des phrases sonores d’avocats, il y aura de l’eau bénite d’abord, des injures ensuite, enfin de la mitraille ; de la misère toujours. Que le peuple choisisse [36] ! »
Faut-il voir là une confirmation du Blanqui putschiste Dans son Introduction de 1895 aux Luttes de classes en France, Engels écrit : « Le temps des coups de main, des révolutions exécutées par de petites minorités conscientes à la tête de masses inconscientes est passé. » Rosa Luxemburg reprocha également à Lénine son blanquisme. Elle critiquait durement le manifeste blanquiste de 1874 au Communeux, où « l’action quotidienne est remplacée par des spéculations sur le renversement censé précéder immédiatement la révolution sociale ». Trotski ou Daniel Guérin joignirent leur voix à ce concert critique du point de vue de l’auto-émancipation. Certes, Blanqui illustre un temps de transition, de naissance et d’apprentissage du mouvement ouvrier. Mais on aurait tort d’oublier qu’il fait aussi lien entre deux époques. Malgré ses limites et ses défauts, ce n’est pas par hasard ou par indulgence qu’il fut toujours traité par Marx avec égards. Thiers savait bien, affirme ce dernier, qu’avec Blanqui en liberté « il donnerait une tête à la Commune ». Avec lui, peut-être, la Commune aurait-elle marché sur Versailles quand il en était temps, et peut-être aurait-elle osé mettre la main sur la réserve de la Banque de France. Au moment de la décision, l’audace et l’initiative sont nécessaires. Marx ne s’y était donc pas trompé quand il écrivait au lendemain de 1848 que la bourgeoisie avait inventé, pour le communisme et la déclaration de la révolution en permanence, le nom de Blanqui. On ne pouvait rendre plus bel hommage à l’Enfermé.
Avec Blanqui, c’est la raison stratégique des révolutions futures qui balbutie. Maladroitement, elle se pose des questions, auxquelles elle donne encore les réponses techniques et conspiratives d’une époque finissante. En 1830, le seul élan populaire avait suffi, pour renverser « un pouvoir terrifié par la prise d’arme ». Mais une « insurrection parisienne d’après les vieux errements n’a plus aujourd’hui aucune chance de succès », reconnaissait en 1868 le vieux lutteur dans ses Instructions. En 1848, le peuple avait vaincu par la « méthode de 1830 », mais il fut battu en juin « par défaut d’organisation ». Car l’armée n’a sur le peuple que deux avantages : le fusil chassepot et l’organisation. Il ne fallait donc plus rester statique et « périr par l’absurde », en craignant les modifications haussmaniennes. Il fallait oser prendre l’initiative, passer à l’offensive.
D’où la virulence de Blanqui contre la sociologie positiviste, qui est essentiellement anti-stratégique. Alors que, « dans les procès du passé devant l’avenir, l’histoire est le juge et l’arrêt presque toujours une iniquité », « l’appel reste à jamais ouvert ». Pensée d’ordre et de progrès en bon ordre, de progrès sans révolution, le positivisme est une « doctrine exécrable du fatalisme historique » érigé en religion. Pourtant, « l’engrenage des choses humaines n’est point fatal comme celui de l’univers, il est modifiable à toute minute ».
À toute minute ! Chaque seconde, ajoutera Benjamin, qui est une porte étroite par où peut surgir le Messie. Contre la dictature du fait accompli, pour Blanqui, seul le chapitre des bifurcations restait ouvert à l’espérance. Contre « la manie du progrès » continu et « la tocade du développement continu », l’irruption événementielle du possible dans le réel s’appelait révolution. La polémique primant l’histoire, posait les conditions d’une temporalité stratégique, et non plus mécanique, « homogène et vide ».
Publié dans P. Corcuff, A. Maillard, Les Socialismes français à l’épreuve du pouvoir, Textuel, 2006
Notes
[1] « Avec Sorel, avec Lazare, Péguy fait exception dans le lourd paysage du positivisme français. » Daniel Bensaïd, La Discordance des temps. Essais sur les crises, les classes, l’histoire, Paris, les Éditions de la Passion, 1995, p. 206.
[2] Auguste Blanqui, La Critique sociale (CS), Paris, Alcan, vol. I, p. 41-45, et Volguine, « Les idées politiques et sociales de Blanqui », in A. Blanqui, textes choisis (TC), Paris, Éditions sociales, 1955, p. 29, 162.
[3] CS, in TC, p. 148-152.
[4] Sur les affinités électives entre W. Benjamin et Blanqui, voir le beau texte de Miguel Abensour, « W. Benjamin entre mélancolie et révolution. Passages Blanqui », dans Heinz Wismann (éd.), Walter Benjamin et Paris, Paris, éd. du Cerf, 1986.
[5] CS, p. 74.
[6] CS, in TC p. 144, 158.
[7] À. Blanqui, « Qui fait la soupe doit la manger », 1834, CS, p. 128.
[8] Cité dans G. Geffroy, L’Enfermé, II, p. 19-20.
[9] Manuscrit de 1869, publié sous le titre « Contre le Progrès » dans A. Blanqui, Instructions pour une prise d’armes, L’Éternité par les astres et autres textes, recueil établi par Miguel Abensour et Valentin Pelosse, Paris, Édition de la Tête des Feuilles, 1972, p. 103-105.
[10] W. Benjamin, « Zentralpark », in Charles Baudelaire, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1980, p. 40. Comme l’observent très bien M. Abensour et V. Pelosse dans leur postface au recueil de Blanqui (« Libérer l’Enfermé »), Benjamin « fait comme s’il détournait les armes forgées par Blanqui contre le positivisme afin de porter ses propres coups à ceux qui s’épanchent au bordel de l’historicisme », op. cit., p. 206.
[11] TC, p. 119.
[12] K. Marx, Les Luttes de classes en France, in Œuvres politiques, tome I, La Pléiade, 1994, p. 324.
[13] TC, p. 122-124.
[14] Ibid., p. 125.
[15] Ibid., p. 219-220.
[16] CS, in TC, p. 141-142, 159.
[17] « Discours à la Société des amis du peuple », 2 février 1832, in TC, p. 93.
[18] « Lettre à Maillard, 6 juin 1852 », in TC, p. 129.
[19] Ibid. in TC, p. 138-139.
[20] Blanqui, « Contre le positivisme », in Instructions pour une prise d’armes, p. 110.
[21] CS, in TC, p. 166-167.
[22] « Lettre à Maillard », 1852, in TC, p. 130.
[23] CS, in TC, p. 153.
[24] CS, in TC, p. 156, 160 et CS, tome II, p. 115-116. Le passage de 1848 est cité par M. Abensour et V. Pelosse dans leur postface à L’Instruction pour une prise d’armes, p. 208-209.
[25] Voir Louis Auguste Blanqui, Écrits sur la Révolution, présentés par Arno Munster, Paris, Galilée, 1977.
[26] In Veillées du Peuple, n° 2, mars 1850.
[27] In Écrits sur la Révolution, op. cit., p. 91 et suivantes.
[28] Maurice Dommanget, Blanqui, Paris, EDI, 1970, p. 21.
[29] Cité par Maurice Dommanget, op. cit., p. 75.
[30] Lettre de novembre 1879 citée par Maurice Dommanget, op. cit., p. 54.
[31] Alessandro Galante Garrone, Philippe Buonarotti et les révolutionnaires du XIXe siècle, Paris, Champ libre, 1975.
[32] Il prononçait ces mots alors que le gouvernement de défense nationale qui succédait à l’Empire voulait convoquer une assemblée pour former un « gouvernement régulier ».
[33] À. Blanqui, Écrits sur la Révolution, op. cit., p. 75.
[34] Appel lancé le 28 novembre 1848 du donjon de Vincennes où Blanqui était détenu.
[35] Voir la correspondance entre Marx et Engels du 10 février 1851.
[36] Voir Maurice Dommanget.
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