jeudi 3 décembre 2020

Un philosophe à la française

  


Paris, 1638 - Paris, 1715, les dates de naissance et de mort de Nicolas Malebranche sont les mêmes que celles du Roi soleil. Nous évoquerons Louis XIV à la rentrée. Je suis heureux, pour lors, de vous parler un peu de Malebranche, qui est un roi parmi les philosophes, et de vous exhorter à le lire.

Malebranche était prêtre, membre de Oratoire de France, récemment fondé par le cardinal de Bérulle et qui donna à l’Église tant d'individus remarquables, les Richard Simon, Massillon, Gratry, Laberthonnière etc. tous à l'avant garde de leur temps. Malebranche faisait des études à la Sorbonne. Sans conviction. Et puis, il s'est passionné pour Descartes, après avoir acheté L’Homme, un ouvrage aperçu à la devanture d'un libraire. 

Cela a constitué pour lui un véritable coup de foudre et on peut dire que la lecture de l'ensemble de l'œuvre de Descartes l'a mis en route. Son premier ouvrage important s'intitule La recherche de la vérité. L’objet principal de cet ouvrage n’est pas la vérité (quel philosophe peut se targuer de la posséder tout entière ?) mais plutôt les moyens dont l'homme dispose pour la connaître. Nous sommes à l'époque du rationalisme triomphant, avec Spinoza et Leibniz. Chose curieuse et peu aperçue des professionnels de la philosophie, Malebranche, imprégné d'un véritable enthousiasme pour la raison, ne donna jamais dans le rationalisme. Ainsi sa Recherche de la vérité, gros livre intimidant, est constituée de toutes sortes d'escapades, dans lesquelles il emmène son lecteur grâce à un français flamboyant et jamais jargonnant : « Il est vrai que j'ai dit beaucoup de choses qui ne paraissent point tant appartenir au sujet que je traite (les mouvements de l'âme). Je l'avoue mais je ne prétends point m’obliger à rien, lorsque je me fais un ordre. Je me fais un ordre pour me conduire mais je ne prétends qu'il m’est permis de tourner la tète lorsque je marche, si je trouve quelque chose qui mérite d'être considéré. Je prétends même qu'il m’est permis de me reposer en quelques lieux à l’écart, pourvu que je ne perde point de vue le chemin que je dois suivre. Ceux qui ne veulent point se délasser avec moi peuvent passer outre, ils n’ont qu’à tourner la page. Mais s'ils se fâchent qu'ils sachent qu'il y a bien des gens qui trouvent que ces lieux que je choisis pour me reposer leur font trouver le chemin plus doux et plus agréable » (Pléiade p. 485). Voilà une magnifique déclaration d'esprit français ! Voilà un philosophe qui prend d'avance partie contre tous ces systèmes qui nous empêchent de seulement « tourner la tête », qui nous interdisent toute création et toute récréation, qui cultivent le sérieux, conformément à la raison peut-être mais contre la vie de l'esprit, sa richesse, sa liberté et ses attentions successives. La recherche de la vérité est un livre magnifique - un des plus beau qui ait été écrit - sur la vie de l’esprit, mais il va en tous sens, dominé toutefois par une exigence constante : l'évidence. Malebranche est le philosophe de l'évidence. « N'admettons dans notre esprit pour vrai que ce qui nous paraît dans l évidence que demande la Règle » (Pléiade p. 40).

Cette évidence se donne à la méditation, qui commence par la connaissance de soi. Il faut cultiver « l’attention de l’esprit qui est la prière naturelle que nous faisons à la vérité intérieure pour qu’elle se découvre à nous » (Pléiade p. 1132). Malebranche fait sienne la formule du cardinal de Bérulle : « L'homme est un néant capable de Dieu ». Voilà l'évidence dans sa plus simple expression. Voilà l'objet de notre attention.

Dans ses Méditations sur l'humilité, le texte le plus religieux qu'il ait écrit, Malebranche commence : « L’homme n’est qu'un pur néant par lui-même : il n’est que parce que Dieu veut qu 'il soit et si Dieu cessait seulement de vouloir que l'homme fût, l'homme ne serait plus ». Et il continue au chapitre II : « L'homme n’est que faiblesse et qu'impuissance par lui-même. Il ne peut vouloir le bien en général que par l’impression continuelle de Dieu, qui le tourne et qui le pousse sans cesse vers lui ». Enfin au chapitre III : « L'homme n est que ténèbres par lui-même. Ce n’est point l'homme qui produit en lui les idées par lesquelles il aperçoit toutes choses, car il n’est pas à lui-même sa lumière. Et la philosophie m’apprenant que les objets ne peuvent pas former dans l’esprit les idées qui les représentent, il faut reconnaître qu'il n'y a que Dieu qui puisse nous éclairer. C'est le grand soleil qui pénètre tout, et qui remplit tout de sa lumière ».

En même temps qu'il affirme le Néant de l'homme, Malebranche s'émerveille de la toute proximité de Dieu au sein même de ce néant. C'est peut-être en cela qu'il est non seulement moderne mais post-moderne. « Cette présence claire, intime, nécessaire de Dieu, je veux dire de l'être sans restriction particulière, de l'être infini, de l'être en général, à l'esprit de l'homme, agit sur lui plus fortement que la présence de tous les objets finis » (p. 353). Tout le malheur de l'homme, pour Malebranche, est que dans son néant ressenti, il ne sache pas simplement « consulter l’Être éternel ». Seul le Verbe de Dieu fait homme, lui prête les mots qui l'en rendent capable, car il est la Raison universelle donnée aux hommes.

Abbé G. de Tanoüarn monde&vie 23 juillet 2015 n°911

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