Jean Mabire avait gardé une âme d'enfant qu'aucune vicissitude de l'existence n'avait pu entamer. Son innocence spirituelle rejoignait la pureté de son engagement en faveur des patries charnelles. Journaliste talentueux, critique littéraire avisé et d'une curiosité insatiable, historien en mouvement, il était un penseur organique, de ceux qui façonnent l'histoire du monde à travers un enracinement ethnoculturel. Grand vivant, Mabire savait redonner vie aux aventuriers de l'esprit et aux idées tant traditionalistes que révolutionnaires avec une ardeur contagieuse.
Portraitiste accompli, Jean Mabire espérait susciter la curiosité et l'éveil du lecteur. Presque toujours enthousiaste, il voulait contribuer aussi à leur formation militante et créer une élite communautaire de « partisans ». Défenseur d'un socialisme aristocratique et populaire, il affirmait sans ambages : « Rédiger un article ou distribuer un tract sont des actes de même valeur. Chacun sert où il peut. C'est une question de tempérament et d'efficacité. Non de mérite, et encore moins de hiérarchie. Dans notre aristocratie militante, nous sommes parfaitement démocrates et même égalitaires. Nous ne sommes pas de ces intellectuels de gauche qui se sentent supérieurs aux employés, aux ouvriers ou aux paysans de leur propre peuple ». Une conception de l'écriture humble, exigeante et combattante !
Européen d'abord
Lorsqu'en 1996, je le rencontrai, nous parlâmes de notre amour commun pour Pierre Drieu la Rochelle. Quelque temps après, je lui téléphonai pour lui proposer de collaborer à un ouvrage collectif sur « La droite et la guerre ». Il me répondit immédiatement que, non seulement il n'était pas de « droite », mais qu'en outre, sa méconnaissance de la « guerre » était totale ! Curieux... pour un homme qui avait fait la guerre d'Algérie dans les chasseurs alpins, à la tête d'un commando, qui avait écrit des dizaines d'ouvrages sur les soldats allemands, français et belges qui s'étaient battus sur le front de l'Est durant la Seconde Guerre mondiale et qui avait dirigé la rédaction de la revue Hommes de guerre pendant dix ans. Mais rien à faire ! Le thème ne l'intéressait vraiment pas. Il avait sans doute « trop donné... » Je lui proposai alors une alternative thématique qui l'enchanta : « La droite et l'Europe ». Il voulait bien faire une concession vis-à-vis du premier terme. Dans ce texte, le « socialiste européen » revendiqué qu'il était soulignait un paradoxe intéressant à propos du référendum sur la Constitution européenne de 2005 : « Les Européens les plus authentiques sont hostiles à l'idée d'Europe que défendent les Européens les moins enracinés ». Effectivement, il vota « non ».
Normand naturellement paradoxal
Homme de paradoxes, Jean Mabire voulait réconcilier des idées que la modernité avait rendues contradictoires. Son honneur et sa fidélité à ses combats de jeunesse, ses convictions audacieuses et son indépendance d'esprit le rendaient imperméable à l'arrivisme et au cynisme bourgeois. Ses formules fulgurantes pouvaient paraître parfois un peu trop lapidaires, mais elles témoignaient, en fait, d'une persistance dans ses convictions de toujours. Il synthétisait son point de vue qui prenait en compte la dualité du réel. Et puis, il était Normand !
Européen enraciné, Jean Mabire militait en faveur d'un modèle de société où les peuples se réapproprient leur identité contre le rouleau compresseur jacobin ou mondialiste - question d'échelle. Il ne succombait pas à la tentation de l'islamophobie qui demeure trop récurrente dans les milieux anticonformistes lorsqu'il s'agit de traiter du problème de l'immigration. À l'hiver 2003, il déclarait à la revue Terre et peuple dont il était le président d'honneur : « Pour eux [les immigrés], comme pour nous, hormis une minorité de garçons et surtout de filles, qui voudront changer d'âme à défaut de changer de peau, il faut leur permettre et même les encourager à cultiver leurs différences. Donc, oui au voile, oui aux écoles traditionnelles, oui aux mosquées, oui au ramadan et même à Tarik Ramadan qui a provoqué un tel scandale chez les bien-pensants de la pensée unique. Que la République ne traite pas les Arabes et les Kabyles comme elle a traité les Bretons ou les Alsaciens ! Ce serait créer, au lieu du communautarisme de tolérance mutuelle, un communautarisme de refus et de haine ».
Malgré les lettres indignées de lecteurs qui tentaient de lui faire la leçon, Jean Mabire ne s'en laissa pas compter! À l'instar de Nietzsche qui évoquait le « premier Européen selon mon goût », il se référait à « Frédéric de Hohenstaufen, exemplaire souverain de la juxtaposition et non du métissage ». Le droit à la différence s'opposait, selon lui, au devoir de ressemblance. Il avait pris parti pour le premier depuis fort longtemps.
Exécrant le conformisme, mais plus encore le conformisme de l'anticonformisme droitier, Jean Mabire me répétait souvent que la « tolérance » était une vertu capitale. Pourtant, il n'était pas dupe. Il savait pertinemment ce que recouvrait ce mot galvaudé. Mais il y tenait, par souci de liberté d'esprit et comme pour marquer ses divergences avec une mouvance politique qu'il jugeait trop figée. S'il aimait la tolérance, non comme un relativisme, mais comme une ouverture à la pluralité des mondes de chacun, il n'était pas le dernier à ironiser sur ses proches et contemporains. Avec beaucoup d'humour ! Jamais cruellement. Il connaissait trop bien les hommes. Intransigeant, jamais intolérant !
Un païen louant sainte Thérèse de Lisieux
Jean Mabire, qui passait pour un antichrétien notoire - ce qu'il était, dans une certaine mesure a consacré quelques lignes sublimes à sainte Thérèse de Lisieux, dite de l'Enfant-Jésus, dans son ouvrage quelque peu autobiographique La Varende entre nous : « On imagine mal que la première qualité de cette très jeune fille, après la foi bien sûr, fut une volonté inflexible. Quelle force de caractère chez une fillette si têtue qui s'est jurée de quitter ses herbages plantureux de son enfance ornaise pour se faire carmélite. Peu d'êtres ont eu dans leur enfance un tel sentiment de la Nature, c'est-à-dire du Créateur à travers la Création ». Le thuriféraire du Nord hyperboréen et des Vikings louait la jeune sainte normande qui, amoureuse de la nature, entrevoyait la surnature créatrice. Jean évoquait le lien indispensable à préserver entre le naturel païen et le surnaturel chrétien pour notre édification personnelle et communautaire : « Le monde a besoin d'intercesseurs entre le divin et l'humain, de véritables messagers entre l'en deçà et l'au-delà, qu'ils soient les héritiers d'anciennes divinités telluriques ou d'authentiques confesseurs de la foi nouvelle ». Un œcuménisme anagogique de bon aloi !
Le rapport de Jean Mabire au christianisme était complexe et sa dévotion envers sainte Thérèse fut un mystère. Il n'avait pas hésité à se rendre à l'église de son village pour brûler quelques cierges devant la statue de la sainte lorsque son fils, le navigateur Halvard Mabire, avait été porté disparu en mer pendant la Route du Rhum de 1994. Notons aussi que lorsque Jean Mabire recevait les membres du mouvement de jeunesse des Oiseaux migrateurs dans sa maison le week-end, il réveillait et enguirlandait les jeunes catholiques qui étaient en retard à la messe dominicale. Enfin, lors de ses propres obsèques, il avait pris soin de choisir un cimetière avec une petite église afin que ses amis catholiques puissent se recueillir s'ils le souhaitaient.
Pendant plus de 60 ans, Jean Mabire a promu une vision du monde paneuropéenne intégrant les forces de la Tradition et de la Révolution. Il souhaitait l'avènement d'un « socialisme enraciné » à l'échelle du continent européen qui ouvrirait sur un « Nouveau Moyen Âge » (Nicolas Berdiaev). D'où son intérêt prononcé pour les œuvres de Drieu la Rochelle et de son ami Paul Sérant.
Je n'arrive pas à réaliser complètement que Jean Mabire est mort tant il incarnait une intensité de la vie qui paraissait intemporelle. Dix jours avant son décès, une fois rentré chez lui, il avait encore un moral d'acier. Il me disait qu'il lui restait à écrire encore 75 portraits (Que Lire ?) pour arriver au millier. Il aurait alors accompli son œuvre ! Nous avions convenu qu'il y parviendrait. Le destin en a décidé autrement. Une centaine de livres et quasiment un millier de portraits rédigés avec une belle alacrité, témoignent néanmoins pour sa mémoire. Mabire, parmi nous !
Le Magazine des Amis de Jean Mabire, édité par Les Amis de Jean Mabire (15 route de Breuilles, 17330 Bernay-Saint-Martin.
Arnaud Guyot-Jeannin éléments N°161 juillet-août 2016
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