vendredi 18 décembre 2020

Mes ancêtres les Arawaks…

 


 C’est une belle déclaration d’amour à la France que nous offre Jeanne Smits, dont les origines hollandaises font une excellente française !

Eh bien pour moi, c'était « nos ancêtres les Arawaks ». Je pourrais vous parler longuement de leur habitat, de leurs mœurs, de leur artisanat et de leurs dieux, même si à vrai dire leur civilisation n'était pas des plus développées. Je pourrais vous dire leur surprise à l'arrivée de Christophe Colomb en 1494, puis leur déclin devant une civilisation combien plus avancée. Je n'oublie pas les sorties scolaires au village Arawak reconstitué, avec morceaux de pierres taillées et bouts de squelette fièrement exhibés dans le minuscule musée où nous crevions de chaud sous le soleil des tropiques…

Les Arawaks, c'étaient les autochtones de la Jamaïque. Et c'est à la Jamaïque que j'ai fait toute mon école primaire, dans un merveilleux établissement pour filles tenu par des Franciscaines singulièrement douées pour le recrutement de professeurs passionnantes. Entre élèves noires du cru, Chinoises et Américaines ou Anglaises immigrées, et filles d'« expat » ou de diplomates de passage, les classes étaient des plus bigarrées. Mais - dans une foi catholique partagée - on y apprenait, et on était prié de connaître, l'histoire et la géographie de l'île, ses beautés, ses grandes figures et ses héros nationaux. Cela ne nous paraissait pas incongru.

Donc, les Arawaks étaient les ancêtres, à défaut d'être exactement les nôtres, et savoir qu'ils avaient été les premiers habitants de la terre que nous foulions, et où nous vivions notre enfance heureuse, avait son importance. Nous savions toutes l'hymne national de la Jamaïque par cœur et ses accents m'arrachent toujours une larme aujourd'hui - car qu'on le veuille où non, la terre où l'on vit se colle à vous, créant attachement et même une forme de fidélité.

« Transplantée de pays en pays tous les quatre ou cinq ans... »

Cela est d'autant plus important qu'on est déraciné. Transplantée de pays en pays tous les quatre ou cinq ans, il me fallait bien, comme à tout être humain qui se retrouve étranger, trouver ce sans quoi l'on s'étiole une manière d'histoire partagée, et une communauté qui allât plus loin que les traditions familiales, jalousement gardée pourtant et transmises au sein de ma famille ballottée.

Apprendre l'histoire du pays où l'on est - et en quelque sorte, la faire sienne - c'est finalement une double courtoisie. Celle de l'étranger qui prend la peine de comprendre ceux qui l'accueillent, celle des « natifs » qui n'ont pas honte de partager le meilleur d'eux-mêmes en s'affirmant tels qu'ils sont. Tout le monde y gagne. Les nouveau-venus, pourvu qu'ils le veuillent - et cela suppose un minimum de certitudes partagées - y apprennent le respect du lieu où ils passent, ou s'installent les autochtones n'abandonnent rien d'eux-mêmes en le leur transmettant. Songez à l'immigration arménienne en France du temps des persécutions génocidaires. Ceux-là n'oublient pas leur histoire, mais ils comprennent qui sont « nos ancêtres les Gaulois ».

L'affaire se complique, bien sûr, lorsque le nouveau-venu apporte son histoire et ses fidélités nationales, parfois jusqu'au point de les imposer, de telle sorte que l'autochtone doit s'y soumettre au point de renier les siennes propres. Voilà qui pose la question de la colonisation, qui exige un juste équilibre où deux histoires puissent s'entremêler.

Sans quoi l'affaire se réduit à l'invasion, qui est une violente négation des racines du peuple envahi, et de la culture reçue de ses ancêtres.

« La richesse du christianisme s'exporte fort bien... »

Voilà qui pose aussi la question de l'évangélisation, où devrait valoir sans doute plus qu'ailleurs le principe de la distinction entre spirituel et temporel. Du temporel, conserver jalousement tout ce qui ne contredit pas la vérité aider; ce temporel à s'établir en harmonie avec la loi naturelle. Car la richesse du christianisme s'exporte fort bien, et la lumière de la foi sait modeler et élever les histoires des hommes, sans arracher ceux-ci à leurs fidélités terrestres. Rendre à Dieu ce qui est à Dieu, à César ce qui est à César, c'est la vraie protection contre l'abus de pouvoir, et la condition aussi pour que la vérité servie par telle culture, telle civilisation, puisse être communiquée à d'autres.

Qui dira la générosité du pays qui sait rester lui-même face à l'étranger frappant à sa porte, et lui faire partager son destin national ? La France, cette fille aînée de l'Église chargée par là-même - sur le plan spirituel - de veiller sur ses petites sœurs et ses petits frères que sont les autres nations et pays, fait des dons incommensurables sur le plan temporel, qu'ils soient appréciés ou non.

Avant tout, elle enseigne sa langue. Comme un héritage d'une richesse inestimable, celui qui apprend le français ne reçoit pas seulement vocabulaire, grammaire, verbes irréguliers, conjugaisons complexes - et Dieu sait pourtant s'il en coûte de les apprendre, foi d'ancienne élève des Alliances françaises à l'autre bout du monde ! Non c'est un patrimoine gigantesque, qui va de Villon à Péguy et de Ronsard à Racine, en passant par Pascal, saint François de Sales, sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus littéraire, scientifique, spirituel, traduit ou - souvent - intraduisible. La Fontaine, il faut l'apprendre en français, il n'y a pas le choix. Au bout de cinq ou six fables, on peut dire avec justesse : « Nos ancêtres les Gaulois », car c'est une sève plus que millénaire qui coule dans ces vers-là !

Mais plus que cela, et peut-être aujourd'hui plus que toute autre langue parlée à travers le monde, le français vous modèle l'esprit et l'intelligence. Sa structure, sa complexité et sa précision façonnent la pensée. Il tient du grec et du latin, il transmet la romanité et la chrétienté, toujours, malgré les Lumières qui en sont un rejeton illégitime, mais un rejeton quand même. Il est doué pour la conceptualisation, pour la synthèse intelligente, pour l'universel. Il est fait pour comprendre et pour défendre. Il est fait pour les idées et continue de briller même lorsque les idées sont fausses voyez : Voltaire.

Il est fait pour la réflexion et l'analyse, pour la résistance intellectuelle et morale. Est-ce un hasard si les grands défenseurs de la liturgie traditionnelle, qui ont tant pesé dans la bataille pour la messe et fait de la France la pionnière de la conservation vivante de ce patrimoine parmi des milliers de familles, rendant possible le retour de sa floraison, ont été Mgr Marcel Lefebvre et Jean Madiran ?

Cela se voit à merveille (à un autre niveau) dans les articles de presse. En France ils sont. - ou plutôt, ils restent dans une certaine mesure - construits, s'intéressant aux causes et aux principes, aux idées derrière les choses et inversement. Dans les journaux anglo-saxons, ils sont en général plus factuels, plus filandreux, et désorganisés. En France, on fait de la philosophie en Terminale. Souvent très mal, et d'autant plus mal que des décennies de décervelage ont abîmé les intelligences en reniant la grammaire et en appauvrissant la langue. Mais enfin, l'outil, le français, est toujours là, il suffit d'apprendre à s'en servir comme il faut - et pour s'apercevoir qu'il s'agit d'une œuvre d'art. Celui qui pense et écrit en français peut dire : « Nos ancêtres les Gaulois ». Et ajouter, du fond du cœur : « Merci ! »

C'est si vrai que même en le reniant, le révolté contre l'ordre colonial français, le gauchiste en rupture avec l'amour de la patrie, le révolutionnaire aux prises avec la loi naturelle a besoin et profite de ce patrimoine pour le déconstruire et le jeter aux orties. Où en seraient-ils, sans l'expression claire de leur propos ? On peut recevoir un cadeau et en abuser - on peut oublier ses ancêtres et même les accuser de tous les maux. Cela ne les empêche pas d'être là.

« L'extraordinaire générosité de cette nation... »

D faut dire l'extraordinaire générosité de cette nation qui a su rendre français ses Mazarin, ses Thomas d'Aquin (enterré à Toulouse…), ses Sacha Guitry et toutes ces reines venues d'ailleurs, ses Marie Curie, ses Blanche de Castille et ses comtesse de Ségur. Ils ont enrichi une culture assumée à laquelle la foi chrétienne a tant apporté. Mais quand celle-ci fait défaut, la machine se casse, et il devient bien plus ardu de saluer les « nouveaux ancêtres » communs.

« Nos ancêtres les Gaulois »… Aujourd'hui on se rebiffe en hurlant, comme naguère, au colonialisme. Quelle étroitesse de vue ! N'ont-ils pas compris que c'est une proposition d'alliance ? À la vie, à la mort, comme aux temps anciens où l'étranger faisait alliance, scellée par un sacrifice, avec le patriarche de la tribu, devenant membre de sa maisonnée, de sa famille, solidaire des heurs et des malheurs, des victoires et des défaites. L'alliance, c'est la logique de la Création, du Christ et de la Rédemption, depuis la première d'entre elles que fit Dieu avec nos premiers parents, jusqu'à la dernière et Nouvelle Alliance scellée dans le Sang du Christ, capable de ramener dans la famille de Dieu le plus déchu des êtres humains. Il n'est pas impossible de venir d'ailleurs et de partager une communion de destin - à condition d'être accepté par grâce, et de vouloir accepter cette grâce.

« Nos ancêtres les Gaulois »… Aujourd'hui on se rebiffe en hurlant, en revendiquant le droit au communautarisme et à la différence. Et pourtant, paradoxe et ironie des choses, ils sont connus et aimés de tous, ils sont entrés dans la culture populaire et font rire les Français d'un même cœur, ce qui est sans doute l'un des meilleurs ciments d'un peuple, et l'un des plus farouchement liés au caractère national. Le moindre gamin de France connaît Astérix !

Astérix et Obélix et tous leurs amis, je vous l'accorde, ne sont pas des modèles d'historicité et de vraisemblance. Jean Madiran (encore lui) et la dominicaine lettrée et royaliste qui m'enseignait l'histoire en Troisième n'aimaient ni la vulgarité du trait, ni le parti-pris anti-Romain, alors que la civilisation et la conversion de la Gaule sont les beaux fruits de la colonisation romaine. Mais enfin les Français s'y découvrent tels qu'ils sont aujourd'hui, bagarreurs et raisonneurs, loyaux, rigolards dans l'adversité, amateurs de banquets et de bonne chère qui entretiennent l'amitié, courageux et fidèles, astucieux et débrouillards et si différents d'une région à l'autre. Ils se reconnaissent dans ces personnages d'il y a deux mille ans. Ils se sentent tous Gaulois.

Et par les temps qui courent, où dans la bouche de certains, oserai-je dire, « envahisseurs », c'est devenu une insulte, c'est là une force infiniment plus grande que celle d'une quelconque potion magique !

Jeanne Smits monde&vie 12 octobre 2016 n°930

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