Le centenaire de « l’affaire Sixte », qui faillit donner la paix à l’Europe déchirée, permet d'aborder la page critique de l’Histoire du Vieux continent que fut l’effondrement de l’Empire austro-hongrois. Mais l’âme de la double monarchie danubienne ne plane-t-elle pas, encore et toujours, sur cette Mitteleuropa ?
Il suffît de franchir la porte d'une église de Vienne pour apercevoir de petites brochures honorant la mémoire de Charles (1887-1922), dernier empereur d'Autriche et roi apostolique de Hongrie. Son souvenir est encore vivace aujourd'hui : il a été béatifié en 2004 par Jean-Paul II.
Alors quoi, il resterait donc des traces de cet « empire défunt » ? Pourtant, l'Autriche-Hongrie (stricto sensu, il vaut mieux parler de « double monarchie danubienne ») a été rayée de la carte avec les traités de Saint-Germain et de Trianon (1919-1920). Dépecée, cette Europe centrale habsbourgeoise avait vécu, achevée par la logique moderne du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
Une paix impossible
Terrible issue que ces traités de paix ! Car le jeune empereur Charles, monté sur les trônes autrichien et hongrois à la fin de l’année 1916, n'a jamais cessé de chercher la paix. Le cœur serré par les souffrances de ses peuples, ce chrétien fervent refuse l'engrenage de la violence industrielle et s’oppose aux horreurs aveugles de la guerre sous-marine allemande. Il y a précisément un siècle, en 1917 les efforts de l'empereur Charles faillirent aboutir. Le souverain est en contacts étroits avec deux officiers de l'armée belge Sixte et Xavier de Bourbon-Parme. Il faut dire que ces derniers ne sont autres que les beaux-frères de l'empereur, lui-même époux d'une princesse française : Zita de Bourbon-Parme. Charles en fera ses émissaires lors d'importantes réunions secrètes à Neuchâtel. Dans cette ville suisse, les deux hommes rencontrent des agents de l'Entente afin de discuter des modalités d'une paix séparée. Charles est prêt à d'importantes concessions territoriales (Serbie, Galicie) mais sa bonne volonté ne suffira pas à convaincre les alliés. L'empereur se heurte au mur idéologique des démocraties occidentales - et notamment de Clemenceau - pressées d'en finir avec cet Empire catholique, jugé archaïque et considéré unanimement comme une « prison des peuples ». L'affaire Sixte se soldera, hélas, par un échec.
Faute d'avoir pu obtenir la paix, c'est la défaite qui s'abattra sur la double monarchie. Déclaré persona non grata dans ses États, Charles doit s'exiler en Suisse. Désireux de reconquérir un trône qu'il avait juré à ses sujets de conserver, l'empereur fomente une reconquête de la Hongrie. Mais il s'y cassera les dents à deux reprises, se heurtant à la mauvaise volonté de son régent, l'amiral Horthy Bien que sa popularité soit demeurée forte en Hongrie, Charles doit à nouveau quitter ces Carpates qu'il aime tant. L'exil est à nouveau prononcé par la conférence des ambassadeurs alliés. Cette fois, il est plus lointain avec sa courageuse épouse Zita et ses enfants, Charles est relégué sur l'île de Madère, aux marges de l'Europe. Atteint d'une pneumonie, ce grand chrétien mourra dans le dénuement et dans la communion de l'Église sur les hauteurs de Funchal, le 1er avril 1922. C'est toujours là-bas, sur le trente-troisième parallèle, que repose sa dépouille. Au fond de l'église Nossa Senhora do Monte, son sobre tombeau est régulièrement fleuri de couronnes aux couleurs autrichiennes et hongroises.
Par-delà le siècle de 1914
La République autrichienne, la république démocratique de Hongrie, la République tchécoslovaque, l'État des Slovènes, Croates et Serbes, la Pologne et l'éphémère Ukraine occidentale sont nés sur les décombres de la double monarchie. Entité multinationale, l'empire « austro-hongrois » était cimenté par une puissante fidélité dynastique. Une fois ce ciment dissous, l'émergence des nationalités a rompu le fragile équilibre de la région, la transformant en poudrière (Balkans) et en réservoir de frustrations et de jalousies : à Trianon, la Hongrie perd les deux-tiers de son territoire. La vieille Europe perd, en son cœur, cette puissance-tampon capable d'absorber les velléités pangermanistes et les passions russes. C'est aussi un allié diplomatique clef du Saint-Siège qui s’envole, et ce alors que la voix pontificale avait eu toutes les peines du monde à se faire entendre à l'heure des orages d'acier. Le monde occidental, enfin, voit disparaître une puissance chrétienne originale, monarchique et tempérée, traditionnelle et ouverte à la fois. En 1919, les Alliés ont ouvert une plaie qui est à peine cicatrisée en ce début de XXI siècle.
L'Europe centrale n'a cessé de changer de visage depuis la chute des Habsbourg. Aux éphémères démocraties nationales ont succédé les totalitarismes athées, national-socialiste puis communiste. Le rideau de fer barrait de sa sinistre silhouette l'ancien territoire des empereurs d'Autriche et rois de Hongrie. Avec l'effondrement du Mur, c'est une nouvelle ère qui s'est ouverte pour la Mitteleuropa l'apprentissage de la liberté et le contact renouvelé avec l'Europe occidentale. Otto, fils de l'empereur Charles, a ainsi œuvré pour une Europe réunie autour du christianisme.
Pourtant, l'expérience récente a montré que, face à des politiques bruxelloises toujours plus agressives, centralisatrices et dissolvantes d'un point de vue identitaire, les nations d'Europe centrale ont su faire bloc. Ciblés par les oukazes de la Commission, les gouvernements conservateurs de Hongrie et de Pologne ont entrepris de mener une politique de résistance. Entraînant dans leur suite la Tchéquie et la Slovaquie, ces nations sont couramment connues sous l'appellation collective de « groupe de Visegrad » (Visegrad 4) en référence à la forteresse hongroise de Visegrad où, en 1991 s'étaient réunis les chefs d'État de ces pays d'Europe centrale. Groupe informel de discussion interétatique, le V4 a récemment fait parler de lui en s'opposant farouchement aux politiques européennes d'accueil de migrants. Il apparaît comme un pôle de résistance des « démocraties illibérales » (expression qu’affectionne Viktor Orbán, premier ministre hongrois) en Europe centrale.
Il semble que le succès de cette structure ait franchi les frontières hongroises ou polonaises. Ainsi Norbert Hofer, le malheureux candidat nationaliste autrichien, déclarait en 2016 au média francophone Visegrad Post son intention de se rapprocher du V4. Faut-il y voir la renaissance, sous une forme nouvelle, d'une entité politique conservatrice « habsbourgeoise » sur les rives du Danube et les pentes des Carpates ? Au même média, Hofer précisait que cet hypothétique rapprochement entre Vienne et Visegrad n'avait « rien à voir avec la nostalgie des Habsbourg ou le monarchisme ». Difficile, pourtant, d'attribuer au seul hasard le fait que les pôles majeurs du renouveau conservateur en Europe soient situés sur les terres de l'ancien empire habsbourgeois. D'une certaine manière, l'aigle bicéphale plane toujours sur ces contrées, y compris sur les nations qui durent leur indépendance à la chute de l'empereur Charles. Ironie de l'histoire si le château de Visegrad fut choisi pour accueillir les réunions diplomatiques des dirigeants de la Mitteleuropa, c'était en souvenir de l'entrevue, en 1335, des rois de Hongrie, de Bohème et de Pologne. Les trois souverains s'étaient rencontrés dans cette place forte afin d'établir une alliance. anti-Habsbourg !
L'aigle plane toujours
La mémoire habsbourgeoise est toujours vivace au cœur de l'Europe. Lorsqu’Otto de Habsbourg s'est éteint en 2011 : une vague de sympathie a uni les cœurs à Vienne et Budapest. Des six messes de requiem qui furent célébrées en l'honneur de l'archiduc défunt, retenons celles de Stephansdom (Vienne), du sanctuaire autrichien de Mariazell et de la basilique Saint-Étienne de Budapest. C'est d'ailleurs là, dans cette Hongrie que son père voulut tant reconquérir, que le cœur d'Otto repose aujourd'hui. En Hongrie encore, la « Profession de foi nationale » de la Constitution conservatrice de 2011 honore la « Sainte Couronne de Saint-Etienne » une couronne que Charles fut le dernier à porter, et qui symbolise encore aujourd'hui la souveraineté magyare. Justement, que pensent les descendants de la Maison de Habsbourg-Lorraine de cette Constitution qui fit tant couler d'encre ? Du bien, si l'on en croit les dires de Georges de Habsbourg, l'un des fils d'Otto. Vivant en Hongrie, Georges s est investi dans la vie publique magyare (ambassadeur puis président de la Croix Rouge hongroise). Et si les partis monarchistes hongrois sont lilliputiens, les politiques n'hésitent guère à clamer leur admiration de l'ancienne dynastie ce fut le cas, en 2016, de Zoltan Balog, le ministre des ressources humaines de Viktor Orbán.
Plus au nord, en Pologne, cette mémoire est plus distendue à l'époque de la double monarchie, le pays était morcelé entre Vienne, Berlin et Moscou. Il n'empêche, le prénom du plus illustre des Polonais du XXe siècle, Karol Wojtyla, lui a été donné en hommage à l’empereur Charles le père du futur Jean-Paul II avait combattu en 14-18 sous uniforme autrichien.
Cette Europe centrale a repris du poil de la bête. Il faut dire qu'elle dispose d'une puissante protectrice, Notre-Dame de Mariazell. Sanctuaire populaire de l'ère des Habsbourg, Mariazell attire encore aujourd'hui des pèlerins venus des quatre coins de l'ancien empire. La robe blanche de la Vierge est frappée de plusieurs blasons celui de l'Autriche bien sûr, mais aussi ceux de la Hongrie, de la Pologne, de la Tchéquie, de la Slovénie, de la Croatie. Ce sont les blasons de l'Europe résistante.
François La Choüe monde&vie 28 septembre 2017 n°945
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