Entretien avec Olivier Dard par Alain de Benoist
Un spectre hanterait l'Europe le retour des années trente. Éditorialistes, universitaires et « vigilants » de tout poil sont sur le pied de guerre. No pasarân Qu'importe les anachronismes et les fantasmes. Auteur de l'indispensable Les années trente. Le choix impossible l'historien Olivier Dard fait le point. Et le tri. Malheur à lui, il est nuance !
ÉLÉMENTS : Dans l'offensive contre les « néo-réacs », une formule revient aujourd'hui comme un leitmotiv: nous assisterions au grand « retour des années trente ». Vous qui êtes un spécialiste des années 1930, que vous inspire cette affirmation ?
OLIVIER DARD. Cette affirmation n'est pas nouvelle. Dans la première édition de son essai, Le rappel à l'ordre, parue en 2002, Daniel Lindenberg faisait référence aux années trente pour souligner qu'il « peut exister des similitudes entre des époques de désarroi ». Il avait pris le soin de préciser que « comparaison n'est pas raison » et que « le recours excessif aux analogies historiques bloque la réflexion. » Six ans plus tard, le journaliste économiste François Lenglet publiait un essai au titre prophétique, La crise années trente est devant nous. En 2014, un collectif d'historiens et de journalistes faisait paraître un livre intitulé Les années 30 sont de retour Petite leçon d'histoire pour comprendre les crises du présent. Les propos de ces ouvrages et les conclusions défendues par leurs auteurs ne sont pas identiques, mais cette projection récurrente dans les années 30 invite au questionnement. Elle traduit d'abord la persistance d'un malaise qui fut celui des contemporains, qui partageaient très largement le sentiment de vivre à l'heure d'une crise sans issue.
On rappellera cette notation de Sartre dans ses Carnets de la drôle de guerre en février 1940 où il reprochait à Drieu le pessimisme de Gilles, refusait pour sa part l'image d'un pays en « décomposition » et déplorait de vivre « une époque [...] en train de se construire une représentation d'elle-même pour couper l'herbe sous le pied aux historiens. » Des années plus tard, Raymond Aron rappelait avoir vécu les années trente « dans le désespoir de la décadence française ». Entre-temps, le désastre de 1940 et l'Occupation avaient eu raison d'une décennie qui ne pouvait, après le second conflit mondial, être assimilée à une quelconque forme de « Belle époque ». Il a donc été difficile pour l'historiographie d'aborder cette période en sortant d'une approche qui ne soit pas univoquement décadentielle. De même, il faut éviter aujourd'hui de tomber dans des analogies et raccourcis commodes et confortables, mais sur le fond anachroniques et discutables, tant les contextes sont différents.
ÉLÉMENTS: Ne peut-on comparer la France des années 30 et celle de 2016 ?
O. DARD. La comparaison communément proposée aujourd'hui entre la France et celle des années 30 renvoie à différents domaines crise économique et sociale, sentiment de déclin et montée des peurs et des angoisses sur fond de xénophobie, poussée des droites radicales assimilées à une forme de retour d'un fascisme français ou d'un « bloc réactionnaire ». Tous ces parallèles doivent être remis en perspective. En premier lieu, en prenant toute la mesure de ce qui sépare la France des années trente de celle des années 2010 (situation démographique, ampleur de la crise économique - il n'y a pas de chômage de masse à l'époque en France crise des institutions et impasse de la réforme de l'État, place dans le concert des nations et rapport à la puissance - la France est le second empire colonial du monde -, nature des menaces extérieures. Une comparaison terme à terme trouverait rapidement ses limites tant les contextes sont différents, ce qui ne vaut pas seulement pour la France : le monde de 2016 a peu à voir avec celui de 1939.
Si on veut cependant pousser le parallèle, quelques éléments peuvent bien sûr être mis en avant. Le premier concerne la question de la décision politique. J'avais sous-titré un de mes livres sur la France des années trente « le choix impossible », voulant signifier par là que les dirigeants politiques d'alors s'étaient avérés incapables de mener des politiques claires et durables dans différents domaines, notamment en matière économique et extérieure. Dans le même temps, on pouvait remarquer que des diagnostics avaient été posés, des réponses formulées, mais qu'elles n'avaient pu se traduire par des décisions, alimentant le sentiment d'impuissance et de pusillanimité du politique. Sur ce plan, le parallèle avec les années actuelles me semble tout à fait pertinent tant j'ai le sentiment que nous vivons comme alors une crise de la décision qu'accompagne une absence de vision politique de moyen-long terme chez les dirigeants. Un second élément concerne le discrédit frappant les élites et la parole politique. Les scandales de corruption qui alimentent l'actualité doivent être pris en compte, mais il faut leur ajouter la difficulté qu'ont les élites, notamment politiques, à voir leurs discours entendus. Le discours sur les « deux France » (du centre et de la périphérie) n'est pas sans faire écho à la célèbre distinction forgée par Maurras entre le « pays légal » et le « pays réel ».
Cette crise du politique, qui est aussi une crise de la représentation est importante et peut-être encore plus marquée que dans les années trente. Mentionnons par exemple la participation électorale qui reste élevée (autour de 80 %) lors des scrutins législatifs de 1932 et de 1936 remportés par les gauches et qui contraste avec l'abstention récurrente qui frappe les scrutins actuels (présidentielle de 2007 exceptée). Ajoutons encore la déconnexion existant entre les formes de mobilisation et les appareils politiques. Ainsi, la Manif pour tous a très largement échappé aux appareils des partis de droite, eux-mêmes divisés sur la réforme. Un dernier élément concerne la relation entre la France et l'étranger. En 2016, comme il y a 80 ans, la France semble en décalage par rapport aux autres démocraties en matière de reprise économique. Entrée plus tard dans la crise (1931), elle peine davantage que les autres à en sortir à la fin de la décennie, comme aujourd'hui la France connaît des taux de croissance inférieurs à ceux de ses concurrents européens, compliquant encore un peu plus la résorption du chômage de masse.
ÉLÉMENTS: La montée du Front national peut-elle elle-même être comparée à l'activité des ligues nationalistes des années 1930 ?
O. DARD. Le parallèle est important à dresser pour souligner les différences de situation. Pour résumer, on peut dire que durant les années trente les droites radicales ont un poids culturel et médiatique (songeons à des quotidiens comme L'Action française ou Le Jour ou à des hebdomadaires comme Candide, Je suis partout ou Gringoire). Cette puissance médiatique contraste avec les défauts organisationnels des droites nationalistes et leur faible poids électoral, au moins jusqu'en 1936. Le scrutin législatif qui voit le Front populaire accéder au pouvoir et décider d'interdire les ligues marque un tournant pour les droites radicales françaises. En réalité, le modèle ligueur était à bout de souffle au milieu des années trente et leurs principaux dirigeants avaient déjà songé à transformer leurs ligues respectives en partis pour ne plus être seulement des forces d'appoint des partis modérés. Les ligues en effet avaient trois fonctions principales assurer une mobilisation militante à l'occasion des manifestations (6 février 1934) et des campagnes électorales, être un lieu d'apprentissage pour un personnel politique de droite qui faisait ensuite carrière dans les partis (en gardant parfois une double appartenance) et enfin continuer une forme de laboratoire idéologique des partis de gouvernement, (l'Action française exceptée qui veut abattre le régime républicain). Mais l'importance militante des ligues contraste avec leur poids politique et institutionnel effectif. Le cas des Croix-de-Feu (700000 membres fin 1935) est saisissant sur ce point. Dans ces conditions, et dans la mesure où l'objectif du lieutenant-colonel de La Rocque, leur chef, n'est pas de prendre le pouvoir par la force, il a alors tout intérêt à transformer la ligue en Parti social français. À la veille de la guerre, il aurait compté près d'un million d'adhérents et aurait dû faire une entrée remarquée aux élections de 1940 qui, rappelons-le, n'ont pas eu lieu.
La situation du Front national est bien différente. S'il n'a pas pour le soutenir de médias importants ni de plumes reconnues, il a su, pour la première fois dans l'histoire des droites nationalistes depuis le boulangisme, construire une implantation électorale pérenne, à la différence par exemple du feu de paille poujadiste de 1956. Par ailleurs, le FN et Marine Le Pen n'ont pour l'heure pas de concurrents directs alors que toute l'histoire des droites nationalistes fut celle de querelles de chapelles et de personnes (durant les années trente, entre Marcel Bucard et le Francisme, Pierre Taittinger et les Jeunesses patriotes ou Jean Renaud et la Solidarité française), sans compter ensuite la rivalité entre le Parti populaire français (PPF) de Jacques Doriot lancé en 1936 et le PSF de La Rocque, qui refuse en 1937 de rejoindre le Front de la liberté. En dernier lieu, le FN mariniste se pose en parti de gouvernement aspirant à exercer des responsabilités tant locales que nationales. C'est là aussi une rupture avec une logique oppositionnelle héritée des ligues et dont Jean-Marie Le Pen a sans doute été le dernier représentant.
ÉLÉMENTS : Et sur le plan économique ? La crise de 1929 avait, entre autres, légitimé l'essor du planisme (pour ne rien dire de la technocratie, qui allait s'épanouir sous le régime de Vichy). Quid de la crise financière actuelle ?
O. DARD : La crise actuelle est profondément différente de celle des années trente. Il faudrait d'ailleurs s'entendre sur les bornes chronologiques qu'on lui confère la France comme l'Europe sont en crise depuis 1974... Quarante ans plus tard, le mot de crise n'est peut-être pas le mieux adapté. On soulignera cependant que, parmi toutes les différences qui peuvent être retenues entre la crise des années trente et celle des années 1970, la plus emblématique renvoie au sort du libéralisme. Il est le grand accusé et la grande victime de la crise des années 30 où beaucoup le considèrent comme « mort » (c'est un mot de l'époque). Ce n'est pas le colloque Lippmann, tenu à Paris en 1938 et qui débouche sur l'avènement du néolibéralisme, qui brise une lame de fond porteuse de réponses nouvelles. L'heure est au planisme (avant la planification), à la technocratie qui débute dans les années trente et s'épanouit ensuite sous Vichy, puis avec la Reconstruction, ou encore à la promotion d'un État-patron, d'un État-entrepreneur et d'un État-providence. C'est ce modèle qui est en crise depuis les années 1970. Concomitamment, le néolibéralisme qui n'avait jamais abandonné le combat s'est imposé à partir des années 1980 comme une réponse incontournable dans les débats publics, les programmes des partis politiques (notamment des partis de gouvernement) et les politiques publiques. Un néolibéralisme qui n'est d'ailleurs pas univoque selon que l'on songe à ses racines allemandes, françaises ou anglo-saxonnes même si la référence au marché et à la dérégulation est devenue dominante, notamment à l'échelle européenne.
ÉLÉMENTS : Vous avez consacré un livre au mythe de la Synarchie. Peut-on y voir une préfiguration du « conspirationnisme » qui fleurit actuellement sur Internet ?
O. DARD. Votre question illustre parfaitement l'intérêt et les limites d'une comparaison qui ferait fi des garde-fous nécessaires. Je suis bien d'avis, et je crois l'avoir montré dans l'ouvrage que vous évoquez, que le mythe du prétendu complot de la Synarchie (ce qui ne signifie nullement qu'il faille sous-estimer l'importance des réseaux ou des groupes d'intérêt) doit être saisi dans une longue durée. En amont, pour le rattacher à d'autres mythologies conspiratives qu'il a pu amalgamer, mais aussi en aval si on songe à sa réinterprétation à l'heure où se sont développées des organisations comme le groupe de Bilderberg ou la Trilatérale. Le mythe de la Synarchie anticipe, par l'accent mis sur la figure du technocrate, sur l'importance revêtue aujourd'hui par le thème du « gouvernement mondial ». Il préfigure donc le « conspirationnisme » qui fleurit sur Internet. Mais au plan du contexte, l'affaire de la synarchie n'est pas non plus désincarnée. Elle peut être lue comme un double produit des années trente. En premier lieu, comme la traduction fantasmée d'une réalité propre à ce temps et qui trouble les contemporains, à savoir la montée en puissance des technocrates comme nouveaux acteurs du pouvoir. Mais la Synarchie est aussi inséparable du traumatisme causé par la conjugaison de la crise des années 30 et du désastre de 1940. Les termes de la dénonciation de l'affaire durant la guerre par les contemporains (et pas seulement par les collaborationnistes ou les vichyssois) montrent toute l'importance des héritages des années 30 et de la somme de défiances et de malaises vis-à-vis des explications officielles mises à mal par les affaires Stavisky et Prince en 1934-1935- Mais aussi, pour reprendre la formule de l'historien Pierre Laborie, des « dérives et engrenages » qui sont bien la marque d'une société en crise, comme l'est la France de 2016. Certes, le choc des attentats du 13 novembre 2015 n'est pas comparable à celui qui fut consécutif à ceux perpétrés par la Cagoule. De même, on ne saurait amalgamer la question des réfugiés arrivés de l'Espagne républicaine et celle des actuels migrants venus notamment de Syrie. Pourtant, sans qu'il y ait lieu d'ouvrir ici le débat sur la déchéance de nationalité, on rappellera à quel point, avant Vichy, la France des années 1938-1939 s'interroge sur la question des « éléments indésirables » dont il s'agit de « débarrasser le pays » (circulaire du 14 avril 1938 du ministère de l'Intérieur) ou qu'on veut interner préventivement dans des centres spéciaux (décret du 12 novembre 1938)...
éléments N°159 mars-avril 2016
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