vendredi 25 décembre 2020

Bossuet au naturel

  

Entretien avec le Père Renaud Silly

On l’appelle l’Aigle de Meaux. Il a souhaité mettre toute l’autorité qu’il s'est acquise au service de l’Église. Mais suffit de s'en approcher pour comprendre que, dans son texte, le cœur n'est jamais loin Bossuet au naturel ? C'est un cœur attiré par le surnaturel chrétien.

Père Renaud Silly, vous venez de publier une édition de textes de Bossuet dans la célèbre collection Bouquins chez Robert Laffont. L'œuvre de l'évêque de Meaux est intimidante par ses proportions. Mais apparemment, vous, vous avez su briser la glace ?

Le portrait d'apparat de Bossuet peint en 1701 par Rigaud ne lui a pas rendu le meilleur service en le figeant dans la représentation d'un prélat olympien. Par ailleurs, l'éloquence sacrée lui donne droit de cité dans les études littéraires, au titre de la supériorité et de la créativité de son style. Mais cette prédilection pour une petite fraction de son œuvre a l'effet néfaste de vitrifier Bossuet tonnant dans la chaire, devant un parterre surtout aristocratique.

L'autre portrait de Rigaud, celui de 1693 que nous avons choisi pour illustrer ce volume, esquisse un tout autre visage du vrai Bossuet : effarant de majesté, certes, mais avec je ne sais quoi de bon, de doux, de chaleureux et même d'espiègle dans le regard. Il laisse deviner un personnage franc, doté d'un robuste bon sens, intimement persuadé des devoirs de la dignité épiscopale. Au milieu des controverses écrasantes qui accaparait son magistère et qui firent dire à Saint-Simon qu'il était mort « les armes à la main », il était capable de prodiguer à telle ou telle religieuse sans naissance le secours spirituel d'un accompagnement d'une extrême délicatesse. Il ne faisait pas acception des personnes. Mais ce qui le rend suprêmement aimable, c'est son attachement impérieux à la bonne doctrine, à la tradition de l'Église, à une conception objective de la vie spirituelle du chrétien.

Vous rééditez les Élévations sur les Mystères et les Méditations sur l'Évangile. Faut-il voir là le choix du bibliste que vous êtes par ailleurs ?

Les Élévations et les Méditations étaient depuis très longtemps indisponibles. Or ces œuvres sont peut-être les plus importantes de Bossuet. Elles procèdent en effet d'un vieil homme qu'une vie entière de vertu a mené au sommet de son art. Il n'a plus besoin d'éblouir. Son expérience des âmes et de la vie lui a livré un art beaucoup plus difficile à acquérir : celui de toucher le cœur humain, de convaincre sans séduire, d'édifier sans enseigner, d'exhorter sans violenter. On ne lit pas à proprement parler ces œuvres, on les élit pour demander à Bossuet le secret de la prière qui plaît à Dieu, celle qui consiste à faire croître en nous le témoignage direct de l'Esprit Saint, qui s'appelle la Foi. C'est une expérience eucharistique, au sens où la Messe est le sacrement du Verbe en ses deux états, écrit et manduqué, rompu et expliqué, offert et proclamé. Les écrits spirituels de Bossuet laissent à celui qui veut bien les fréquenter la certitude presque physique d'avoir communié à la Vérité pour autant qu'elle se laisse atteindre ici-bas. En bon disciple de saint Augustin, Bossuet savait que « la vie éternelle, c'est de connaître le seul vrai Dieu et celui qu’Il a envoyé, Jésus-Christ » (Jn 17). Puisque l'intelligence est capable dès maintenant de nous mettre en possession de ce dont on jouira éternellement, on sort de ces réflexions, ardents et tout joyeux. Bossuet dissipe tous les doutes ! Sa parole puise dans la sainte Écriture une solidité granitique et une certaine forme d'infaillibilité. C'est pourquoi il plaît à l'exégète que je suis : son verbe prolonge le Logos que Dieu a envoyé dans le monde pour nous faire connaître sa nature et sa providence.

Comment Bossuet lit-il la Bible ?

Bossuet mentionnait l'excitation qui l'avait saisi lorsqu'il était tombé à l'âge de quinze ans sur une Bible latine, alors qu'il habitait chez son oncle à Dijon. Elle devint la compagne de toute son existence, à la fois comme pasteur et comme docteur. Bossuet n'était pas spontanément porté à la méditation imaginative de l’Écriture. Tout au plus s’en sert-il comme un point de départ, lorsque la « composition de lieu » l’oblige à éprouver les odeurs, les sons et les images de la scène biblique à laquelle il s’exerce. Mais en réalité, on constate que la méditation scripturaire; chez Bossuet ne débouche pas sur une représentation imaginaire, mais sur la réminiscence ordonnée du verbe biblique, qui n'est pas autre d'ailleurs que le Verbe illuminateur en mission dans le monde. En effet, l'imagination relève de la sensibilité tandis que la mémoire a son siège dans l'intelligence. Or c'est à une participation à la vérité révélée que Bossuet nous fait accéder dans les œuvres que la collection Bouquins a publiées. On retrouve en fait chez Bossuet les différents degrés de la lecture médiévale : la lectio pour comprendre ce qui est dit, la meditatio pour y trouver des solutions pratiques à nos vices de l'intelligence et du cœur, l’oratio pour la transformer en prière d'intercession, la contemplatio pour admirer Dieu et partager sa vie.

On parle souvent du style de Bossuet, qui disputerait à Rousseau la palme du plus grand rhéteur français. Mais Bossuet est-il seulement un classique ?

La réception de l'œuvre oratoire de Bossuet est significative. La postérité a rapidement reconnu en lui le plus éloquent des prédicateurs français. Pourtant, dans la décennie 1660, où se concentre la très grande majorité de ses sermons, il n’était pas le favori du public. Au fond, on lui préférait des prédicateurs un peu moins audacieux. L'assemblée chrétienne demande à ses prêcheurs une exhortation morale exprimée dans les formes convenues. Le déferlement de lyrisme, d'images audacieuses, de poésie enfin dans les sermons de Bossuet devait quelque peu désappointer son public qui avait du mal à y retrouver ce qu'il attendait vraiment ! Sa phrase ne s'appuie pas sur la période et la cascade de subordonnées caractéristiques du style cicéronien, mais sur une suite de déflagrations qu'il emprunte presque toujours à la Bible. Un peu comme Claudel, il n'est jamais plus fidèle à son propre génie stylistique qu'en traduisant dans son français objectif les rythmes et les images barbares de la Vulgate. Voyez ceci, dans les Méditations sur l'Évangile : « ce n’est qu'une troupe d'adultères et de prévaricateurs, leur langue ressemble à un arc tendu, d'où il ne sort que mensonge et calomnie. Ils se fortifient sur la terre, parce qu'ils vont d'un mal à un autre et soutiennent le crime par un autre crime : ils ne me connaissent plus, dit le Seigneur ». Voyez l'extraordinaire comparaison de la langue homicide avec un arc tout prêt à envoyer sa flèche; la tension insupportable créée par ce fortissimo qui se prolonge sur toute une page; l'exclusion prophétique du consensus; la renonciation délibérée à toute volonté de plaire. On sort d'une telle page moulu, sans un os qui reste en place, comme si on avait été bombardé par des cailloux tombant du ciel. C'est dans la Bible, et plus particulièrement dans la Vulgate, que Bossuet a forgé son style. D'où sa capacité à modeler un monde différent.

Vous publiez aussi dans ce gros volume des textes moins connus, en particulier des poèmes. Vous nous menez là dans l'intimité du grand homme ?

On connaît moins en effet les Pensées et maximes pour le Dauphin, un véritable petit miroir du prince, ou l'exposition de la doctrine catholique - une des œuvres dont Bossuet était le plus fier. Il y avait développé sa méthode en présentant un catholicisme complet, mais non déformé par les excroissances monstrueuses qui l'avaient défiguré lorsque Boniface VIII affirmait par exemple le pouvoir immédiat des papes sur les princes au temporel. Les protestants s’étaient défendu de la séduction que l'œuvre exerçait sur eux en prétendant qu’elle ne reflétait pas les positions concrètes des papes. Or Bossuet obtint pour elle un bref d'approbation du souverain pontife en personne ! Pour refuser la communion avec le pape, les Protestants ne pouvaient plus se prévaloir que de leur mauvaise volonté. Ce fut un des triomphes de Bossuet. Les poésies, presque ses dernières œuvres sont très peu connues. Une cruelle maladie le cloue alors au lit. Ce vieil homme, qui souffre parfois atrocement, n'a plus d'autres mots à sa disposition que ceux du Cantique des Cantiques. C'est tout ce qui lui reste lorsque son immense science le quitte, un chant léger et printanier qui exprime le désir et l'inquiétude de la rencontre. Faut-il avoir le cœur pur pour écrire ainsi à l'article de la mort !

Dans le Dictionnaire raisonné de l'œuvre que vous publiez à la fin de votre ouvrage, vous insistez à plusieurs reprises sur le gallicanisme de Bossuet. En quoi ce gallicanisme est-il profondément catholique finalement ?

On a fait un mauvais procès à Bossuet sur son gallicanisme. La Déclaration des Quatre articles, qu'il avait rédigée, n'est certes pas son plus grand titre de gloire, mais elle ne contenait rien qui pût faire l’objet d'une condamnation formelle qui, d'ailleurs, n'arriva jamais de Rome. En réalité, le gallicanisme de Bossuet est une des facettes de son traditionalisme historicisant. Précepteur du Dauphin, il disposait d'un budget illimité pour mener des recherches dans les fonds d'archives du royaume afin de faire connaître à son élève la condition de l'État qu'il devrait gouverner. Son gallicanisme repose sur la profondeur historique du christianisme dans le royaume de France. Il est profondément catholique en effet, puisque le roi de France n'a par exemple pas de plus grand titre de gloire que celui de fils aîné de l'Église de Rome. Toute l'histoire de France atteste ce lien filial entre ses rois et le Saint-Siège. C'est d'ailleurs pour cela qu'un schisme gallican était inenvisageable, aussi bien dans le clergé que pour le roi. Il faut relire le grand sermon de 1681 sur l'unité de l'Église. Il montre la ligne traditionnelle sur laquelle fonder la dévotion des catholiques pour le siège de Pierre. Les zelanti ultramontains la trahissent en pensant le pouvoir pontifical sur le modèle politique des monarchies absolues, étape qui trouvera son ultime avatar dans le Du pape de Joseph de Maistre. Pour Bossuet, la Chaire de Pierre, à laquelle il reconnaît avec toute la tradition l'indéfectibilité dans la foi, se situe au centre de l'histoire. Elle n’est pas épuisée dans sa vieillesse, car le Seigneur a prié pour elle. Au fond, Bossuet dans le sermon de 1681 prépare le temps où la papauté, débarrassée des oripeaux d'une souveraineté temporelle qui finissait par la discréditer, étendra sur le monde une autorité morale et spirituelle incontestée, à la confluence du charisme prophétique et de son expertise en humanité.

✍︎ Renaud Silly op, Bossuet, Élévations sur les mystères et autres textes, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, 1680 p. 35 €.

Propos recueillis par l'abbé G. de Tanoüarn monde&vie 6 avril 2017 n°938

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