samedi 28 novembre 2020

Mystères pontiques et panthéisme celtique à la source de la spiritualité européenne 2/3

  Ce souci d’éliminer à l’Ouest le “schismatisme irlandais” allait de pair avec la volonté de contenir la religiosité slave, également de forte facture monastique. Cette religiosité connaissaient pour l’essentiel deux formes de monachisme : les koinobites, soit les communautés monacales structurées, et les skites, soit les ermites indépendants, disséminés sur tout le territoire slave. Les skites ne subiront le courroux de l’église russe-orthodoxe qu’à partir des XVe et XVIe siècles sous Iossif de Volokolamsk. Ce prince moscovite détruit le skitisme libertaire, mais n’y parvient pas entièrement : le peuple continue à se choisir des prêtres indépendants, les starets. Le monachisme slave vient du Proche-Orient, via Byzance et le Mont Athos, via les cloîtres-cavernes de Crimée et de Kiev. Un autre filon monachiste partait également du Proche-Orient pour aboutir à l’Irlande, via l’Afrique du Nord pré-islamique (Alexandrie, Carthage), l’Espagne (Séville, Braga, Lugo), la Gaule méridionale (Lérins, Marseille, Narbonne, Toulouse). La communauté de l’Ile du Lérins commence à fonctionner dès 375. Martin de Tours (325-397) fonde des communautés de moines dans toute la Gaule occidentale. Dans les Iles Britanniques, la première communauté monacale date de 397: c’est le cloître de Ninian à Whithorn en Ecosse occidentale. De là, le monachisme s’implantera en Irlande, pour connaître une étonnante destinée et un rayonnement extraordinaire. Bon nombre de découvertes archéologiques attestent des liens unissant les communautés monacales britanniques aux communautés du Proche-Orient. Les chroniques mentionnent la visite d’Irlandais en Égypte et d’Égyptiens en Irlande, qui n’était pas, à l’époque, une île isolée sur la frange atlantique de l’Europe.

En Gaule franque toutefois, le monachisme de Martin de Tours et les ermites rencontrent une forte résistance de la part des évêques nommés par Rome, qui sentent que ce mouvement échappe totalement à leur contrôle. En 540, Benoît de Nursie exige la codification contraignante de règles monastiques strictes, prélude à la mise au pas de toutes les initiatives autonomes, qu’elles soient communautaires ou individuelles.

La “peregrinatio” des disciples de Colomban

En 590, Colomban (543-615), moine irlandais, débarque sur le continent avec douze disciples. C’est le début de la longue peregrinatio des moines irlandais en Europe du Nord-Ouest. Pour Osterrieder, ce retour amorce une reconquête pacifique et spirituelle de l’ancien espace celtique continental. Les zones, où l’impact des disciples et successeurs de Colomban a été le plus profond et le plus durable, sont la Gaule du Nord et de l’Ouest, l’Alsace et la Lorraine, la Flandre, la Rhénanie, l’Alémanie, la Souabe, la partie de la Franconie baignée par le Main, la Bavière et la Lombardie, soit autant de régions ou l’im­prégnation celtique avait été prépondérante avant l’envol de Rome et l’arrivée des Germains. L’œuvre de Colomban est impressionnante, mais elle n’in­timide pas les hiérarchies ecclésiastiques dans leur volonté de barrer la route à l’irlando-scotisme. Sa règle, énoncée à Luxeuil en Franche-Comté, se répand dans toute la zone organisée par les Irlandais. La régente Brunehilde et les évêques gaulois servent d’instruments pour détruire l’œuvre de Colomban. En 610, il est arrêté, on veut le renvoyer en Irlande, mais il s’échappe et se réfugie chez le roi Theudebert à Metz, qui le protège et l’envoie sur les rives du Lac de Constance, pour qu’il poursuive son œuvre plus à l’Est en direction de la Bavière et de la Slovénie, aux frontières du monde slave. Colomban meurt en 615 en Lombardie dans le cloître de Bobbio, qu’il venait de fonder.

La formation dont bénéficiaient les moines irlandais, héritiers des druides, était nécessaire au pouvoir politique et au savoir en général, mais fragilisait et relativisait ipso facto la position de Rome, comme seule détentrice de la “vérité révélée”, ce qui est inacceptable pour la Papauté, non pas en tant qu’instance spirituelle mais en tant que pouvoir temporel. Exemple : le moine irlandais Dicuil est le principal astronome d’Europe et le premier rédacteur d’un traité de géographie en 825 ; il répand un savoir utile et pratique à l’exercice profane du pouvoir, mais porte ombrage à la rhétorique manipulatrice qui se dissimule derrière la “foi”. L’évêque irlandais de Salzbourg, Virgil (Fergil), sait que la terre est ronde. Ce qui le fera accuser d’hérésie, 800 ans avant Galilée.

L’idée de “quête”

Le conflit opposant l’Irlande à Rome est le conflit entre la tradition “pétrinienne” (et augustinienne) et la tradition johannite (fusionnée avec le druidisme christianisé, via la communauté de l’Ile du Lérins et l’œuvre de Patrick). Le filon druidique-celtique-irlandais-johannite-monachique repose sur l’idée de “quête”, impliquant un grand courage personnel, une présence d’esprit constante, l’esprit de décision, l’action et la voie personnelles, la responsabilité individuelle. Ce qui est essentiel dans cette vision, c’est le “dépassement héroïque de soi”. Ce qui exclut toute voie strictement intellectuelle, toute spéculation en vase clos, à l’abri des tumultes du monde. L’action, la “quête” se déroule dans le monde. Valeur essentielle en Europe… que Tertullien (155-222) avait dénoncée dans sa théologie. Tertullien interprète à sa façon la parole du Christ (“Cherchez et vous trouverez; frappez à la porte et on vous ouvrira”). Pour Tertullien, l’homme doit chercher et trouver l’Église, la vraie foi et puis arrêter sa quête. Pour le reste, Tertullien lance une malédiction contre “l’homme qui cherche où il ne doit pas chercher, qui cherche où il n’y a rien à trouver” et contre “l’homme qui ne cesse de frapper à la porte et auquel nous n’ouvrirons jamais”. C’est la condamnation théologienne la plus nette de toute quête intellectuelle personnelle et autonome. L’église irlandaise, elle, avait interprété la parole du Christ dans un sens ouvert, éducatif, prospectif.

Boniface contre l’œuvre de Colomban

Par la conquête progressive de la Germanie par les communautés monacales de référence irlandaise, la tradition césarienne de la Rome décadente, post-républicaine (qui est un autre modèle fondateur de la culture européenne) se trouve fortement ébranlée. Rome doit répondre pour survivre. L’instrument de sa riposte sera le prêtre anglais Boniface (Wynfreth, Winfrid), formé à Canterbury, bastion de Rome dans les Iles Britanniques, sous la houlette d’Aldhelmus, Abbé de Malmesbury et évêque de Sherbourne, mort en 709. En 718, Boniface quitte l’Angleterre, se rend à Rome où il rencontre le Pape Grégoire II qui lui donne ses ordres de mission : reconquérir la Germanie avec l’aide des princes francs. Boniface devait instaurer en Germanie une église fortement charpentée et structurée, ne laissant rien au libre arbitre des croyants, et éradiquer le travail des missions irlando-écossaises, en même temps que les résidus de paganisme. Ensuite, il devait imposer des prêtres ordonnés selon le rite romain et évincer, si possible, tous les autres. Boniface assumera sa mission en Thuringe et en Bavière. En 742, lors du Concilium Germaniae, Boniface, désormais chef de l’église d’Austrasie avec l’appui du roi franc Carloman, annonce qu’il va rétablir la loi de Dieu et de l’Église et protéger le peuple chrétien de l’influence des “faux prêtres”. Ses pérégrinations le mèneront à fonder les principaux évêchés allemands. Il deviendra lui-même archevêque de Mayence, avant d’être tué en 754 par des Frisons, qui entendaient fermement rester fidèles aux traditions de leurs ancêtres.

Après la mort de Boniface, la Bavière devient le centre de l’oppo­sition anti-carolingienne, sous l’impulsion du Duc Odilon (736 ou 737-748). Toutes les marches de l’Empire donnent asile aux contestataires (Aquitaine, Saxe, Alémanie, Bavière et peuples slaves). Le successeur d’Odilon, le Duc Tassilo III (748-788/794), poursuit la politique de son père. Le centre spirituel de cette opposition est Salz­bourg, d’où partent des missions irlandaises vers les pays slaves. L’é­vêque de Salzbourg est un Irlandais, Virgil ou Fergil (710-784), formé à Iona. Très tôt, la Papauté et le pouvoir carolingien tonnent contre l’”hérésie salzbourgeoise, parce que Virgil, bon astronome et géographe, défend la “doctrine des antipodes”, impliquant la sphéricité de la Terre, dont le Pape apprend l’existence avec une horreur qu’il communique dans une lettre à Boniface, la qualifiant de doctrina perversa. Après la mort de Virgil, son successeur, désigné par Rome, fait construire un mur sur sa tombe, pour qu’on l’”oublie”, pour qu’aucune ferveur populaire ne puisse perpétuer son souvenir, en organisant des pèlerinages sur sa sépulture. Dès 798, les ouvrages de Virgil sont retirés de la bibliothèque de Salzbourg.

La hargne à l’encontre de l’”hérésie salzbourgeoise” s’explique pour des raisons géopolitiques. Envoyant sans cesse des missions en pays slave, Virgil était tout simplement en train de souder les deux parties de l’Europe, vivifiées par un monachisme spirituel et fécond, et d’isoler Rome. La réaction carolingienne ne tardera pas : la Karantanie (Carinthie et Slovénie) et la Pannonie (Hongrie) ne seront pas évangélisées par la douceur mais par l’épée et la coercition, après que les princes karantaniens et panonniens aient appelé l’empereur franc, protecteur de la Papauté, à l’aide contre les Avars. Les Francs et la Papauté installent un barrage non seulement contre les incursions des peuples de la steppe mais aussi contre les missions de Cyrille et de Méthode, contre l’influence grecque-byzantine, puis, nous le verrons, contre le complexe spirituel pontique, influencé par l’Iran.

Les missions slaves de Bregenz

Si les moines celtiques et les missionnaires byzantins véhiculaient un monachisme autonome, échappant à toute tutelle de type romain-pétrinien, la steppe véhiculait, elle aussi, une religiosité incompatible avec le césaro-papisme. C’est dans l’espace régi par cette religiosité rétive aux dogmes limitants issus de Tertullien et d’Augustin, que vont se déployer les missions en pays slave, à partir de Salzbourg. En 612 déjà, Colomban décide de lancer des missions chez les Slaves, au départ de Bregenz (Brigantia). Le problème pratique ma­jeur de ces missions, c’était que les Slaves, qui n’avaient jamais connu la domination romaine, ignoraient le latin et le grec. La langue vernaculaire s’imposait. La Karantanie (Carinthie + Slovénie actuelles) était sous la menace des nomades de la steppe, et, pour s’a­ligner sur l’Europe christianisée, seule capable de la défendre, elle de­vait adopter rapidement le christianisme, ce qui n’était possible que par des missions en langue slave.

En Moravie, plaque tournante géopolitique en Europe centrale, les princes optent également pour le christianisme, que leur apportent les missionnaires de Passau, d’obédience franque et romaine. Si les voies fluviales de la Bohème mènent, via l’Elbe, à la Mer du Nord, les voies fluviales de la Moravie mènent au Danube et à la Mer Noire. La Moravie a donc été le point de rencontre entre la religion légalitaire romaine-franque, la spiritualité irlando-celtique et les courants divers venus de la zone pontique, en remontant le Danube, voie fluviale du centre de l’Europe.

Konstantin-Kyrillos

À cette triple influence, s’ajoutera, deux siècles après Colomban, celle de Konstantin-Kyrillos, né en 826 à Salonique, d’une mère macédonienne ou bulgare, qui s’exprimait en langue slave. Par le lait de sa mère, Konstantin-Kyrillos apprend à parler slave et constate, adulte, qu’il y a peu de différences, à l’époque, entre les divers idiomes de ce groupe linguistique. Kyrillos forge une langue et un alphabet “glagolitiques” (que l’on utilise parfois encore en Croatie) qui correspond parfaitement à la phonétique particulière des langues slaves. Précisons qu’il ne s’agit pas de l’actuel alphabet “cyrillique”, utilisé par les Ukrainiens, les Biélorusses, les Russes, les Serbes et les Bulgares : cet alphabet est grosso modo un alphabet grec, auquel on a ajouté quelques lettres, exprimant des consonnes ou des voyelles spécifiquement slaves.

À suivre

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