La phobie des tricheurs et des hâbleurs
Multipliant les échecs financiers, il propose à son conseil d'administration de créer une nouvelle structure, les Cahiers de la Quinzaine, « périodique d'information qui donnerait, sous la forme authentique du document, les faits essentiels de la quinzaine ». Il finira par rassembler autour de lui « tous ceux qui ne trichent pas. Nous sommes ici des catholiques qui ne trichent pas, des protestants qui ne trichent pas, des Juifs qui ne trichent pas, des libre-penseurs qui ne trichent pas. [...] Et nous avons contre nous les catholiques qui trichent, les protestants qui trichent, les Juifs qui trichent, les libre-penseurs qui trichent... », ce qui faisait déjà beaucoup de monde.
La grande entreprise des Cahiers commence exactement le 5 janvier 1900 avec sa « Lettre du provincial » introductive, Péguy la place sous les auspices d'un « provincial » pascalien qui lui ressemble. Le nombre d'abonnés atteindra mille quatre cents environ - dont une centaine en Italie, certains en Allemagne - et la revue comptera deux cent vingt-neuf numéros de taille inégale - de trente-six à six cent dix pages -, rédigés par Péguy, certes, mais aussi par André Suarès, Anatole France, Daniel Halévy, Romain Rolland, qui y publiera son Jean-Christophe... Seule la mort de son « gérant » interrompra la parution de cette chronique de France. Conformément à son caractère entier et avide de liberté, Péguy affirme : « Tous les cahiers, sans aucune exception [...] sont faits pour mécontenter un tiers au moins de la clientèle. »
Après 1880, charnière qui sépare donc le monde avec les dieux et avec Dieu de la panmuflerie béotienne, 1905 est l'autre année cruciale pour le socialiste spiritualiste Péguy qui réintègre la France charnelle. Guillaume II, à Tanger, conteste à la France ses droits sur le Maroc; la menace allemande ressurgit; Péguy répudie son idéalisme pour se souvenir de sa race temporelle : « Je savais [qu']une nouvelle période avait commencé dans l'histoire de ma propre vie, dans l'histoire de ce pays, et assurément dans l'histoire du monde. [...] Tout le monde en même temps connut que la menace d'une invasion allemande était présente ». Mystérieux atavisme de la race...
Il reproche à Jaurès de ménager l'anti-patriotisme de Gustave Hervé lequel, si la France était attaquée, a prévenu : « sans nous préoccuper de savoir quel serait l'agresseur, nous répondrions à l'appel aux armes par la grève générale des réservistes ». Toujours, Péguy veut sauver et au premier chef contre celui qu'il n'appellera plus désormais que le « traître Hervé ». S'il voit poindre la menace, tel n'est pas le cas des aveugles du parti intellectuel bramant à la paix et à l'internationalisme prolétarien sous la responsabilité de plus en plus impardonnable de Jaurès : Péguy estime d'ailleurs, dès 1906, que son « assassinat » serait « chose non seulement possible, mais désirable » en cas de conflit avec l'Allemagne.
Le soldat monte au front
Le « petit Charles » (1 mètre 60) veut se battre : il demande son maintien dans la réserve d'activé et obtient le grade de lieutenant. Avec la France charnelle, il redécouvre les « quatre points cardinaux de la gloire de Paris » et donc « de toute la France », ceux-ci à la fois monarchiques, impériaux et républicains, mais par-dessus tout et toujours français : l'Arc de triomphe, les Invalides, le Panthéon, Notre-Dame, sous l'autorité de laquelle procède le peuple de Paris, « peuple roi », républicain et royal, révolutionnaire et « traditionaliste ». Paris lui-même est un « monument unique au monde » où chaque pavé résonne d'une histoire infinie, où retentit le long écho de toute race française - à l'exception, dit Péguy, de la période orléaniste, hors histoire charnelle, épisode financier sans terreau ni terroir.
Le compte à rebours commence à la fin du mois de juillet de 1914.
Ravi à l'idée d'en découdre, Péguy salue ses amis et sa famille. Il ne verse aucune larme, au contraire, semble-t-il, sur l'assassinat de Jaurès au Café du Croissant. Le 5 septembre, son régiment quitte Vémars en prévision de l'offensive décidée pour le lendemain par Gallieni, commandant des armées de Paris. La bataille de l'Ourcq s'engage vers midi. Les Allemands, depuis la colline de Monthyon, bombardent le sixième bataillon, que le cinquième bataillon de Péguy s'efforce de soutenir. Ordre est donné de partir à l'assaut de la colline, baïonnette au fusil. Traversée d'un champ d'avoine canardé par les Allemands. Le bataillon s'abrite derrière un talus près de la route Yverny-Chauconin, à côté de Villeroy. Le capitaine Guérin donne l'ordre de traverser le champ de betteraves qui se trouve de l'autre côté. À peine a-t-il parlé qu'il s'effondre. Péguy hurle : « Je prends le commandement ! » Debout, il dirige le tir de ses hommes et les exhorte : « Tirez ! Tirez ! Nom de Dieu ! » Refusant de se mettre à couvert, une balle l'atteint en plein front. Dans un souffle, il murmure : « Ah ! mon Dieu !... mes enfants !... » Il est cinq heures et demie.
Et l'on songe au Christ du Dialogue de l'histoire et de l'âme charnelle : « La mort est facile à subir, mon enfant, dans les littératures et dans les héroïsmes des littératures. Elle est aussi facile à subir pour qui ne voit point, pour celui qui ne la mesure pas, pour celui qui n'a pas le sens, qui n'a aucun sens de la réalité. Or il n'avait aucune teinte, aucun soupçon des littératures ni des héroïsmes des littératures, il voyait et il mesurait, il était la réalité même. Et il prenait sa mort en plein, il prenait sa mort de front... »
Rémi Soulié éléments N°156 juillet-septembre 2015
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