samedi 31 octobre 2020

L'essence métaphysique du paganisme (analyse de la véritable spécificité de la pensée païenne) 2/2

 La philosophie, effectivement, est capable (lorsqu'elle ne part pas de l'ego, mais du réel expérimenté en tant qu'il est, lorsqu'elle sait que le seul et véritable maître, c'est le réel), de par son jugement propre, de saisir et d'affirmer la vérité touchant l'Univers et les choses, et cette vérité est l'œuvre de son intelligence analytique, car le réel est structuré selon un ordre et une logique qui relèvent de l'ontologie, c'est-à-dire de la science de l'être. C'est ainsi qu'avant même Nils Bohr ou Costa de Beauregard, et sans l'aide du lourd appareillage des laboratoires de physique nucléaire, on savait déjà au IVe siècle avant notre ère en Grèce, que l'espace et le temps ne sont pas des idées pures ou des catégories a priori, ni un réel consistant, antérieur aux objets qui le remplissent, mais précisément les accidents propres aux substances matérielles, dimensives et permensives.

III. L'être et le temps

Examinons donc à l'aide de la logique analytique la thèse biblique d'une création "ex nihilo", et voyons si ce dont on nous parle, c'est-à-dire d'un état censé avoir précédé le monde, d'un état "d'avant le commencement", est une hypothèse crédible. Cet "avant le commencement" désigne un temps nous dit-on, mais de quel temps parle-t-on ? Y avait-il un temps avant le temps ? Cela n'a, pour dire les choses clairement, aucun sens, cela ne désigne rien; car il n'y a pas, et ne peut y avoir, deux temps, l'un avant où le monde n'existerait pas encore, l'autre après, le temps du monde, venant se superposer au premier comme un rail sur une voie préparée à le recevoir.

Si le monde est fini en arrière, il n'y a rien avant, ni temps ni autre chose. Il n'y a donc pas d'avant, il n'y a pas, et ne peut y avoir "d'avant le commencement". Pour qu'il y ait eu un moment, fut-il un moment du rien, il faut qu'il y ait quelque chose, or un moment est une position du temps, est le temps, est une mesure des choses existantes. La durée est un attribut, et la durée d'une chose ne pouvant précéder cette chose, il est clair que si cette chose est le Tout, il ne peut y avoir de durée en dehors d'elle. Un jour, nous dit-on dans la Genèse, Dieu se décida à donner l'existence au monde. Un jour ! Quel jour ? Ce jour n'existe pas plus que cet "avant le commencement", il n'y a pas de durée où le loger. Le premier jour qui ait existé, c'est le premier jour du monde lui-même. Nous sommes, de ce fait, obligés d'admettre que le monde a toujours existé puisqu'il n'y a pas de jour où il n'ait pas existé !

La vérité, est que le temps commence avec le monde lui-même: il n'y a pas de temps en arrière; le tout du monde comprend aussi le tout de la durée. Le monde existe et a existé depuis tout le temps qui existe, il n'y a aucun temps possible où il n'ait pas existé, il n'y a pas, en toute logique, "d'avant le commencement" - le monde ne peut pas ne pas avoir toujours existé puisqu'il est. Quant à parler d'un temps "avant la création", d'un temps précédant le temps qu'inaugurerait la création, cela est une pure et chimérique imagination, une vision, un rêve enfantin. En effet, il ne peut y avoir continuité entre ce temps imaginaire et le temps réel, on ne met pas bout à bout un rêve et le réel. On ne peut faire commencer le monde qu'au début de la durée où il existe, car on ne compte les jours que de ce qui existe, ce qui n'existe pas ne peut pas se compter; il n'y a pas de premier jour pour ce qui n'a pas vu le jour: tout commencement est donc forcément une suite.

IV. L'être et le néant

Mais poursuivons, plus avant encore, notre raisonnement, et voyons les conséquences qu'impliquent la croyance en l'hypothèse d'un temps fini en arrière, c'est-à-dire d'un temps ayant commencé après n'avoir pas été. On n'y pense peut-être pas assez, mais si le temps est fini en arrière, on est obligé de se heurter au vide et ainsi de s'imposer à un contact entre le tout et le rien. Or entre l'être et le néant, entre le tout et le rien, il ne peut y avoir contact, "du rien, rien ne vient" (9). C'est d'ailleurs l'opinion de Mélissos de Samos lorsqu'il écrit : « Ce qui était a toujours été et sera toujours (…) car rien n'aurait pu, de quelque manière que ce soit, sortir de rien » (frag., B 8), (10). Surgir du néant c'est ne pas surgir du tout puisque le néant est une pure négation ; et voici cependant que l'on fait du néant un point de départ positif.

Le néant, "est" une pure négation d'existence, le néant "n'est" pas un état, le néant "n'est" que néant, (si toutefois nous pouvons employer le verbe "être" à propos du néant). Pour venir à l'être, ce que l'on implique en parlant d'une création, il faudrait qu'il y ait déjà de l'être, or "de ce qui n'est pas, rien ne peut surgir (…), rien ne peut être créé de rien" (11). Si l'on dit que Dieu a tiré le monde du néant, on sous-entend que du néant puisse apparaître quelque chose, mais le néant n'est pas et ne peut être un réceptacle dont quelque chose puisse être tiré. On l'a pourtant cru et enseigné! Il s'est même trouvé des théologiens chrétiens pour écrire : « le néant est une réalité, puisque Dieu en a tiré le monde » (12). Malheureusement on ne peut du néant faire succéder le monde, une succession dont un des termes est le néant est une absurdité manifeste! Du non-être à l'être, il n'y a ni proportion — ni relation possible — du néant, rien ne peut suivre. Il ne peut y avoir aucune possibilité concrète d'une création, aucun moment pour une initiative créatrice, il n'y a aucun fait nouveau qui aurait du néant avant lui. Dans le néant (si l'on peut ainsi s'exprimer), il n'y a point d'application pour une force, il n'y a ni situation ni modalité quelconque puisque le néant n'est pas, puisque le néant est la négation, l'absence totale d'être.

Tout phénomène, quel qu'il soit, s'explique par un antécédent d'où il procède, c'est une loi universelle intangible ; donc ou bien il n'y a pas de création au sens où l'entendent les théologiens juifs, chrétiens et musulmans, et par déduction le monde ne peut pas avoir été créé, ou alors quelque chose qui n'est pas Dieu échappe à la causalité de Dieu. À cette question il n'existe qu'un remède, puisque nous ne pouvons trouver de sens acceptable au mot création, il nous faut dire (comme l'affirment toutes les traditions extérieures à la révélation biblique) : l'univers n'est pas créé, il ne peut être ou avoir été créé de rien, et s'il n'a pas été créé de rien, c'est qu'il est, fut et demeurera. Il est l'être qui en tant que tel ne peut "provenir", puisque pour qu'il y ait de l'être maintenant, il faut obligatoirement qu'il y en ait eu toujours, car la vie vient du vivant, l'être vient de l'être.

Après avoir très rapidement souligné les difficultés relatives à la thèse créationiste, l'hypothèse d'un premier jour nous devient impensable, la précession du temps et de l'être par le néant aboutit au vide. Or le vide, dans ce cas, serait au minimum un espace ou une durée où l'on pourrait loger quelque chose; ce serait une capacité définie, avec des dimensions. Ce serait donc de l'être, car on ne peut pas dire que ce qui a des dimensions ne soit rien, il en est de même du temps.

Dire qu'à un moment donné le temps n'existait pas, c'est dire encore qu'il existait. Il ne peut donc pas y avoir de vide temporel à l'extrême bord de l'être, l'être ne peut être bordé par rien, ne peut se voir précéder par rien. On est toujours dans l'être, on ne peut rien supposer d'antérieur à l'être d'autre que de l'être. Dire qu'il puisse exister un état de non existence, serait jouer avec les mots: une négation n'est pas un état. Le rien n'étant rien, en affirmant que le monde fut créé du néant, on ne dit en réalité que du vent. Affirmer que le monde, le cosmos, sont créés du néant, c'est faire préexister le néant, or le néant, nous l'avons vu, ne peut en aucune façon exister ou même préexister, sous peine de cesser d'être du néant. Si le néant était, ce ne serait plus du néant. En conséquence le néant n'étant ni existant, ni préexistant, on peut en conclure que rien ne se crée ni ne se fait à partir de rien. L'être est premier, inévitablement. « L'être est, le néant n'est pas » (13), avait déjà énoncé Parménide, dans son poème qui est comme la parole aurorale de la philosophie ; oui l'être est, car la création du monde à partir de rien est un mythe théologique biblique, une expression impropre à laquelle il est impossible de trouver un sens acceptable. « Ce monde, le même pour tous, ni dieu ni homme ne l'a fait, disait déjà Héraclite, mais il était toujours, il est et il sera, feu toujours vivant, s'allumant en mesure et s'éteignant en mesure » (14).

V. Conclusion

En définitive, nous espérons être parvenu à montrer en quoi, aucun espoir sérieux d'une restauration de la pensée païenne n'est envisageable sans une interrogation fondamentale sur l'être.

Les éléments qui peuplent et enchantent le monde dans les religiosités païennes, ne peuvent trouver à affirmer leur vie sans une profonde compréhension des bases métaphysiques qui les sous-tendent. C'est d'ailleurs faute de cette compréhension que le christianisme a pu se développer, avec une telle facilité, parmi les populations antiques. S'il est donc nécessaire de rallumer certains feux, c'est celui de l'intelligence de l'être qui prime en premier lieu, c'est le seul qui ne soit pas symbolique et donc inutile. Si c'est à partir de l'être que pourra se déployer une nouvelle aurore du sacré, c'est que, « ce n'est qu'à partir de la Vérité de l'être que se laisse penser l'essence du Sacré » (15). La région de l'être est identique à la région du sacré, « le Sacré, seul espace essentiel de la divinité qui, à son tour, accorde seule la dimension pour les dieux, ne vient à l'éclat du paraître que lorsque, au préalable et dans une longue préparation, l'être s'est éclairci et a été expérimenté dans sa vérité » (16).

La question de l'être est l'unique question de la pensée, et ceci n'est pas une simple formule, car c'est elle qui commande l'ensemble de toutes les régions de l'étant, dont en premier lieu celle du sacré et donc du religieux dans lequel il s'exprime. Aborder la question du paganisme uniquement au niveau de son folklore, c'est confondre le fond et la forme. Seule l'expérience de l'être est une expérience fondatrice, qui nous permettra : « de refluer en nous-mêmes dans notre propre vérité » (17). La pensée doit rassembler notre « habiter », récapituler le pli de l'être et de l'étant, découvrir l'être comme « fond de l'étant » (18), c'est-à-dire effectuer un saut dans l'être en tant que tel. Toutes les tentatives de restauration d'une religiosité païenne, sont de naïves plaisanteries si elles ne sont pas fondées sur une authentique démarche philosophique. La philosophie fut et reste, l'expression la plus achevée de la pensée digne de ce nom. Elle seule représenta un véritable obstacle aux affirmations chrétiennes, et ce n'est pas pour rien qu'il lui fallût de si longs siècles avant de pouvoir resurgir dans son autonomie, alors que dieux, déesses, elfes et fées, parvinrent rapidement à se déguiser sous les masques des saints et des apparitions, et continuent d'ailleurs toujours à y vivre fort bien.

L' histoire n'est rien d'autre que l'histoire de la vérité de l'être, elle est assignée à un destin en forme d'appel par delà le retrait du Sein. Si, selon la fort belle expression de Hegel, « l’'esprit du monde utilise les peuples et les idées pour sa propre réalisation » (19), l'histoire du monde est donc bien le jugement du monde. Le chemin du savoir répondant à l'essence du dire silencieux, s'accomplira comme mise en lumière de la substance invisible qui séjourne dans le temps, et ceci par delà mythes, symboles et fables de la piété affective. La pensée des choses présentes est le lieu où s'entrecroiseront occultation et dévoilement, le lieu qui livrera la mêmeté de l'être et de la pensée, selon l'intuition lumineuse de Parménide ; « comme l'Être absorbe l'essence de l'homme par la fondation de sa vérité dans l'étant, l'homme fait partie de l'histoire de l'Être, mais seulement en tant qu'il se charge, qu'il perd, qu'il omet, qu'il libère, qu'il sonde ou qu'il dissipe son essence par rapport à l'Être » (20).

Ce n'est donc, si nous l'avons bien compris, que par l'exercice d'une extrême tension de nature ontologique, que nous pourrons revenir à notre source originelle… si tant est que nous l'ayons un jour quittée !

Jean-Marc Vivenza.

Notes :

  • (1) On est surpris aujourd'hui, grâce aux recherches récentes, de voir à quel point cette distinction, qui semblait fondatrice il y a peu de temps encore, n'obéit en réalité qu'à une convention de langage, tant il apparaît, en effet, que les tendances monothéistes ou hénothéistes ont travaillé en profondeur la pensée païenne (Mésopotamie, Égypte, Iran, Grèce, Rome), et influencèrent très fortement le polythéisme originaire des Hébreux en l'orientant vers une monolâtrie jalousement exclusive, tant est si bien que Misson écrit : « le monothéisme païen a bien préparé le terrain du christianisme ». (cf. Lumière sur le paganisme Antique, A. Neyton, Ed. Letourney, 1995).
  • (2) ( Gen., 1, 1), Bible de Jérusalem, DDB, 1990.
  • (3) Aristote, Organon, V, Les Topiques, Vrin, 1987.
  • (4) P. de La Briolle, La Réaction païenne, vol II, 1934.
  • (5) Nouveau Testament, T. B. S., 1988.
  • (6) P. Grimal, La civilisation romaine, Arthaud, 1960.
  • (7) Ier Concile de Constantinople, (IIème œcuménique, 381).
  • (8) (11 Mac., Vll, 8), Bible de Jérusalem, DDB, 1990.
  • (9) Proclus, Commentaires sur le Timée, t. I, Belles Lettres, 1968.
  • (10) J-P Dumont, Les écoles présocratiques, Folio, 1990.
  • (11) Lucrèce, De Natura Rerum, I, 56, Flammarion, 1986.
  • (12) Fridugise de Tours, De Nihili et Tenebris, Patrol. Iat., 1526.
  • (13) Parménide, Le Poème, PUF, 1987.
  • (14) Héraclite, Fragments, PUF, 1983.
  • (15) M. Heidegger, Lettre sur l'humanisme, Aubier, 1980. (16) Ibidem.
  • (17) M. Heidegger, Essais et Conférences, Gallimard, 1990.
  • (18) M. Heidegger, Questions IV, Gallimard, 1990.
  • (19) G-H F. Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie, t. III, Vrin, 1978.
  • (20) M. Heidegger, Nietzsche, t. II, Gallimard, 1991.

http://www.archiveseroe.eu/tradition-c18393793/42

Les massacres de septembre - 1792 [Révolution française]

Barrès, un professeur d'énergie

La publication des actes d'un colloque consacré en 2010 à Maurice Barrès remet à l'honneur une figure historique du nationalisme français.

Qui a dit que l'Université française ne brassait que des idées de gauche et délaissait la pensée politique de droite ? Depuis quelques années déjà, plusieurs historiens se distinguent par les travaux et colloques qu'ils organisent autour des penseurs qui, avant la Deuxième Guerre mondiale, ont marqué des générations, mais aussi la pensée politique bien au-delà des frontières de l'Hexagone. Il faut savoir gré à Olivier Dard et Michel Leymarie, Michel Grunewald ou encore Jacques Prévotat, d'avoir sorti de l'ostracisme toutes ces figures intellectuelles dont le souvenir s'étiolait.

Après un triptyque consacré aux liens entre l'Action française et la culture(1), après deux colloques organisés autour de Charles Maurras et de Jacques Bainville(2) ce fut Maurice Barres qui reçut les honneurs de l'Université Paul Verlaine en mai 2010, à Metz(3)

Les actes du colloque viennent d'être publiés et constituent désormais une référence incontournable pour qui veut comprendre la vie et l'œuvre du Lorrain. Henry James disait de ce dernier qu'il était intelligent à faire peur.

Beaucoup plus tard, Jean Madiran faisait de Barrès un repère : « Il n'est pas possible pour le mouvement national de se situer en deçà. Barrès est nécessaire. » Mais, ajoutait-il immédiatement, il n'est pas suffisant.

Une figure de proue du nationalisme français

Né en 1862, Maurice Barrès nous apparaît comme une des figures de proue du nationalisme français, marqué à la fois par le boulangisme et la lutte contre le capitaine Dreyfus et ses défenseurs. Il fut l'auteur d'une trilogie intitulée Le Culte du moi alors qu'il n'avait pas trente ans. C'était l'époque où le recteur Octave Gréard, du Conseil supérieur de l'Instruction publique, regrettait que Barrès fût, « avec Verlaine, l'auteur le plus lu par les rhétoriciens et les philosophes de Paris ».

Puis vint l'autre trilogie, Le Roman de l'énergie nationale, que le Lorrain termina à 40 ans. Quatre ans plus tard, il fut élu à l'Académie française sur le siège de José-Maria de Heredia.

Il est incontestable que Barrès possédait une autorité intellectuelle et une influence sur sa génération et au-delà qu'il ait exercé un pouvoir réel est une autre question, à débattre. Engagé dans le monde politique, député de Paris de 1906 à 1923, « il n’appartient à aucun groupe et n’a pas le goût du pouvoir. » À l'image de l'un des héros de son roman Les Déracinés, il fut davantage un « professeur d'énergie », mais aux multiples facettes, parfois paradoxales.

Seul plutôt que solitaire, individualiste et égotiste, l'intercesseur et le passeur Barrés ne fut nullement un théoricien, encore moins fondateur d'une école politique. Il peine à écrire Scènes et doctrines du nationalisme, ce qui pose la question ultime de l'existence du barrésisme : « Si barrésisme il y a, il n’appartient évidemment pas à l'écrivain, mais bien à tous ceux qui se sont réclamés de lui, de son vivant ou après sa mort. » Le barrésisme est ainsi comparable à « un château à plusieurs ailes et aux multiples tours (…) plutôt qu'une bâtisse construite par l'auteur suivant des plans rigoureusement ordonnés ». Cette complexité, qui le rend attachant et par certains aspects rebutant, reste passionnante et bien éloignée des poncifs réducteurs dont il fut longtemps la victime.

Christophe Mahieu monde&vie 16 juillet 2011 n° 846

1). Dard, Leymarie, Me William, Prévotat, L'Action française : culture, société, politique, 3 tomes, aux Presses Universitaires du Septentrion.

2). Dard et Grunewald, Charles Maurras et l'étranger, L'étranger et Charles Maurras, Peter Lang Editeur, 2009; Jacques Bainville, profils et réceptions, Peter Lang Editeur, 2010.

3). Dard, Grunexald, Leymarie, Wittmann, Maurice Barrès, la Lorraine et l'étranger Peter Lang Editeur, 2011 520 pages., 30 €.

L'essence métaphysique du paganisme (analyse de la véritable spécificité de la pensée païenne) 1/2

 On le sait, mais on l'oublie trop souvent, ce sont les principes situés à la racine même des choses, qui fondent véritablement les idées génériques placées à l'origine des différentes conceptions du monde. Or ce qui distingue radicalement le paganisme du christianisme (termes qui, rappelons-le, concrètement, aujourd'hui, ne qualifient plus en Europe aucune réalité religieuse distincte puisque, que cela plaise ou non, l'histoire a conjugué non sans quelques difficultés il est vrai, ces deux dénominations en un seul destin), est une divergence majeure qui ne porte pas entre polythéisme et monothéisme (1), mais de façon irréconciliable porte sur la notion de création.

Ce qui spécifie, et sépare de manière catégorique le paganisme de la pensée biblique c'est leur analyse divergente au sujet de l'origine du monde, de l'origine de l'être. Si, pour les païens, le monde est de toute éternité incréé et suffisant ontologiquement, par contre, la pensée hébraïque considère le monde comme résultant d'une création "à partir de rien", doctrine que la Bible place en tête de son introduction puisque le premier de ses versets nous dit, « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre » (2). Les points de vue, les concepts païens et hébreux sont irréductibles, radicalement hétérogènes, il y a une incompatibilité foncière entre les 2 approches de la question de l'existence du monde ; c'est sur ce point que se trouve la véritable ligne de partage des eaux, la césure entre pensée hébraïque et pensée païenne. C'est sur ce point, et non pas sur l'allégeance exprimée à telle ou telle figure divine, à telle ou telle divinité tutélaire, dans l'attachement à Zeus l'olympien ou au Yawhé du Sinaï, que se situe la divergence foncière.

I. Problème de la pensée religieuse

On ne saurait trop insister sur ce que pourrait avoir d'illusoire l'idée, pour fonder une alternative nouvelle, qui consisterait à se rattacher à un paganisme affectif et dévotionnel, dans lequel seraient mis en concurrence et en opposition les dieux qualifiés "d'historiques", et le Dieu dit "unique" de la révélation biblique. C'est, hélas, sur cette fausse opposition, que se développa (et se développe encore…) une sorte de vague religiosité païenne, dans laquelle est caressé l'espoir hypothétique d'un retour des dieux. Or jamais, sur ces questions, le vouloir ne peut avoir de prise, « il n'est pas possible de faire être par la volonté ou la parole les choses elles-mêmes » (3). Bien souvent, le désir d'un redéploiement d'un paganisme réel, tend à laisser penser, qu'il serait nécessaire de refaire surgir de nouveau les anciens mythes. Or, ou bien ce qui est mort est mort, et de la mort rien ne peut renaître, ou bien en réalité rien n'est jamais mort (les dieux en principe ne meurent pas…) et donc rien n'a jamais disparu, mais se trouve dissimulé sous d'autres appellations.

Le plus étrange dans l’examen de cette question religieuse, c'est que le paganisme finissant, nous montre une religiosité que l'on peut qualifier sans peine de préparatoire à l'avènement du christianisme, ce qui n'est pas sans poser quelques problèmes. En effet, si nous regardons l'histoire avec attention, nous voyons que lorsque l'empereur Julien (361-363) tenta d'instaurer contre le christianisme triomphant, une religion à ses yeux plus conforme aux traditions gréco-romaines, il exprima sa doctrine en des termes, qui concilièrent le Sol Invictus et Attis : « Un Être suprême, unique, éternel anime et régit l'organisme universel, mais notre intellect seul en conçoit l'existence. Il a engendré de toute éternité le Soleil, dont le trône rayonne au milieu du ciel. C'est ce second démiurge qui, de sa substance éminemment intelligente, procrée les autres dieux » (4). Ne serait-il donc pas permis de se demander sérieusement, dans quelle mesure, l'évolution des religions grecque et romaine n'a pas favorisé le triomphe du christianisme ?

Allons-même plus loin : si l'on étudie les choses avec réalisme, ne constate-t-on pas que dès Hésiode, qu'on le veuille ou non, la réflexion strictement religieuse des Grecs commence à ouvrir un chemin vers le monothéisme, et tente de fonder la morale sur la religion ? À Rome, la conception du Jupiter archaïque, arbitre souverain et garant de la bonne foi, attestera une orientation dans le même sens, plus instinctive certes, mais non moins évidente. Sans doute, l'entrée massive des éléments néo-platoniciens et orientaux dans la religion et la pensée hellénico-romaine rapprochera encore Athènes et Rome du christianisme futur, en fournissant un aliment mystique au désarroi du peuple, en répandant la notion de salut, en imposant, confusément encore, la conception d'un hénothéisme qui n'est pas éloigné, dans le stoïcisme, du monothéisme. Mais il est intéressant de voir que le mouvement religieux qui portait les esprits à l'époque impériale fut, dans son ensemble, plus que favorable à la pénétration du christianisme dans l'Empire. Et ce constat, doit nous porter à entreprendre une réflexion plus précise au sujet de la facilité avec laquelle le christianisme prit greffe sur le paganisme. Ceci n'est pas anodin et, disons-le clairement, jamais une religion étrangère n'aurait pu triompher si ne s'étaient pas trouvés des éléments communs à l'intérieur même du système religieux antérieur. Il n'existe absolument aucun exemple historique d'une religion s'imposant sans violence à un système étranger à elle-même, ou plutôt disons, qu'il n'existe qu'un seul exemple historique: le triomphe du christianisme à Rome sous Constantin ; voyons pourquoi.

Les causes de ce triomphe peuvent se résumer en quelques lignes significatives. Les cultes avaient en réalité, avec la nouvelle religion de nombreux traits identiques : la monolâtrie de fait qu'ils proclamaient, le souci de l'ascèse morale et spirituelle ; autant l'admettre, quel que soit le degré d'élévation de tous ces cultes, ils répondaient tous aux mêmes besoins par les mêmes moyens. Fondés sur les notions de mort et de résurrection, de naissance nouvelle et de filiation divine, d'illumination et de rédemption, de divinisation et d'immortalité personnelles, ils prétendaient assurer aux fidèles le contact direct avec la divinité, et l'espoir d'une survie bienheureuse. Ils témoignaient en outre, par le biais d'une dévotion dirigée sur un seul dieu, d'une aspiration au monothéisme très prononcée. À l'intérieur de chaque "secte", le dieu sauveur était conçu comme supérieur à toutes les autres divinités et tendait à les éclipser. Mais il y a plus, les analogies de fond et de forme qui existaient entre tous les cultes conduisirent à penser que sous les noms d'Attis, de Mithra, etc., le même Dieu se manifestait, qu'on le considère comme le Dieu "véritable", ou comme un simple intermédiaire importait peu. Ceci explique pourquoi les tentatives prématurées d'Elagabal recevront de fait, leur consécration officielle grâce à Aurélien (270-275), qui sut habilement réaliser le syncrétisme devenu inévitable. On sait qu'il choisit pour divinité suprême Sol Invictus, dans lequel les fidèles des diverses sectes pouvaient reconnaître aussi bien Baal, qu'Attis, Osiris, Bacchus ou Mithra. Sol Invictus présentait d'autre part, l'avantage d'être assimilable à Apollon, et également à une vieille divinité romaine, Sol Indiges, dont l'origine remontait au temps mythique de la fondation de la cité. Sur cette lancée, Aurélien compléta son entreprise en faisant admettre définitivement la divinité de l'empereur vivant, considéré comme incarnation de Dieu sur la terre. En réalité la seule doctrine qui se heurta à l'antipathie du pouvoir, fut le stoïcisme qui, jusqu'à l'avènement de Marc-Aurèle, servit de refuge hautain à l'opposition. 

Le christianisme, de son côté, héritant du judaïsme l'intransigeance des Macchabées, mit en pratique la parole du Christ : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (5). Sujets loyaux de l'Empire, les chrétiens refusèrent d'encenser les dieux, et de reconnaître la divinité d'un homme, fût-il l'empereur. Leur crime aux yeux de l'État, fut politique et non religieux; ou plutôt, il ne fut religieux que parce que leur attitude manifestait fermement leur volonté de conserver leur foi à l'abri des contaminations du syncrétisme. En fait, l'Empire eût été prêt à accueillir le christianisme comme les autres religions, cela est si vrai, que c'est au nom même du syncrétisme et de l'intérêt de l'État que fut proclamée, en 313, l'égalité de la religion chrétienne avec la religion officielle par le rescrit de Licinius : « Nous avons cru, est-il dit, devoir donner le premier rang en ce qui concerne le culte de la divinité, en accordant aux chrétiens comme à tous, la libre faculté de suivre la religion qu'ils voudraient, afin que tout ce qu'il y a de divinité au ciel pût nous être favorable et propice, à nous et à tous ceux qui sont sous notre autorité » (6). Le testament religieux du paganisme gréco-romain finissant, n'était donc pas étranger au christianisme naissant, et les Pères de l'Église ne s'y sont d'ailleurs pas trompés, qui ont vu en lui l'une des voies préparatoires que Dieu proposa aux hommes pour découvrir son visage. 

Que l'on n'imagine pas, toutefois, en désespoir de cause, trouver dans le paganisme celto-germanique un "recours", qui représenterait un meilleur garant comparativement à l'héritage greco-latin, car la tradition nordique présente les mêmes dangers que sa sœur du sud. Les incessantes luttes fratricides entre les chefs tribaux dépourvus de toute conscience historique, la lente mais réelle disparition progressive de la classe sacerdotale (Godis), le venin intellectuel que représente l'idée d'une procession du divin d'un centre pur et inaltérable vers le dehors par une série d'hypostases et de démiurges, le sens du péché consistant dans l'éloignement du monde de son sens divin, on retrouve ici les mêmes et identiques facteurs d'une lente progression vers le Dieu unique.

Que nous enseignent ces faits ? Tout simplement que pour pouvoir échapper au monothéisme il convient, non pas de savoir "comment être païen" au sens religieux du terme, comme beaucoup l'ont cru et, l'imaginent malheureusement encore, mais de comprendre en quoi consiste véritablement l'essence du paganisme, non pas du point de vue religieux, mais du point de vue métaphysique, là où se situe l'authentique et irréductible divergence d'avec la pensée biblique, là où les thèses présentent une fracture, une incompatibilité foncière. Redisons-le, la religiosité n'est qu'une forme culturelle affective non autonome. Liée à un substrat collectif traditionnel, le sens religieux, par sa plasticité, peut se voir dépouillé de ses bases métaphysiques et s'adapter sans difficultés à d'autres conceptions. L'avènement du christianisme en est le plus bel exemple. Ce n'est donc pas au niveau du religieux qu'il nous faut découvrir l'essence du paganisme, mais au niveau de son essence profonde, au niveau de sa métaphysique propre, là où se déploie sa véritable nature. C'est pourquoi, il est vital d'atteindre l'essence de son ontologie, là où la question de l'être se révèle comme centrale, car c'est de ce point seulement que pourra surgir l'aurore d'un nouveau Sacré. 

II. Le fondement de la métaphysique païenne 

L'originalité de la pensée païenne se situe sur un point fondamental, point qui ordonne tout l'édifice de son essence intime: le problème de l'éternité du monde, de son autosuffisance ontologique. Pour les païens, l'idée que le monde puisse avoir été créé, est une proposition absurde, incongrue, alors qu'elle est la base de la foi chrétienne, qui hérite en cela du créationisme biblique :« Credo in Deum Patrem omnipotentem creator coeli et terrae » (7). C'est là le centre, le cœur, de toutes les divergences. 

La création, en climat théologique biblique, est une opération qui s'effectue ex nihilo (8), c'est-à-dire que rien ne lui préexiste, sauf Dieu bien évidemment (ce qui n'est d'ailleurs pas la moindre des incohérences de vouloir faire que la cause de l'existence des choses manque au principe même qu'elle prétend expliquer, échappant elle-même à la loi de la causalité dont on nous dit qu'elle préside à l'existence de toute chose !). Chez les païens au contraire, les dieux sont considérés comme les représentants suprêmes d'un Tout divin. Ils sont les premiers dans l'être, mais non point les premiers par rapport à l'être. Leur transcendance n'est pas reconnue, il n'existe pas de Grand Séparé ; dans ces conditions, c'est au Grand Tout qu'est attribué la nécessité éternelle. Le problème pour le paganisme ne se pose qu'à partir d'une matière commune, nul ne s'avise de rechercher la cause de l'être ou du monde. Ce monde, cet être, n'a pas besoin d'autre explication que lui-même ; il est nécessaire, et de cette nécessité, chez Aristote, le "Premier moteur" n'en est que le premier bénéficiaire, il n'en est pas la cause. Il meut, il actionne la machine universelle, il ne la crée pas. Son action présuppose quelque chose d'aussi nécessaire que lui, et qui représente une passivité éternelle sous son activité ou son influence. 

Il importe cependant de réfléchir sur la validité et la crédibilité des thèses en présence ; pour ce faire, la philosophie n'a aucunement besoin des sciences physiques ou mathématiques, qui ont d'ailleurs plutôt tendance, depuis quelques années, à flirter étrangement avec la mythologie ou l'imaginaire, et à ne plus être en mesure d'élaborer un discours véritablement sérieux. D'autant que sur la question de savoir si le monde a été créé du néant ou pas, les sciences avouent humblement leur incapacité à pouvoir fournir une réponse, tant leur méthode les rend muettes sur ce sujet. La philosophie par contre, lorsqu'elle exerce son authentique faculté de jugement, dépasse en qualité, profondeur et certitude, toutes les hypothèses des disciplines fragmentaires ; elle n'est pas mère de toutes les sciences pour rien !

À suivre

vendredi 30 octobre 2020

Les origines contestataires de la contre-révolution

La Révolution est un bloc, disait Clemenceau. La contre-révolution, en revanche, n'en est pas un. Et ses premiers tenants, adversaires de l'absolutisme, placèrent d'abord leurs espoirs dans le début du mouvement de 89.

Dans les études historiques contemporaines, la contre-révolution a souvent été considérée et analysée comme un bloc sans distinction ni nuance : la pensée aristocratique des premiers mois de la Révolution, la politique des émigrés, la résistance vendéenne, les Maistre et autre Burke… Tous ces groupes et personnalités, aux dires des mandarins de l'Université, n'auraient formé qu'un seul ensemble caractérisé par leur opposition résolue au mouvement révolutionnaire. Or, rien n'est plus fausse que cette idée qui, comme souvent en histoire, révèle encore la promptitude des jugements hâtifs et une tendance exagérée à la simplification. Le dernier livre de Jacques de Saint-Victor, consacré à la première contre-révolution, est aussi là pour nous en convaincre.

Ils étaient quelque trois cents députés, élus de leur province, aristocrates opposés, non pas au roi, mais à la dérive de la monarchie absolue.

Leur objectif avait une part d'utopie : ils souhaitaient renouer avec l'antique et mythique constitution de la France, trahie par le « centralisme » des rois. Ces aristocrates noirs, comme on les appelait, souhaitaient moins créer que restaurer l'ordre féodal sorti des forêts de Germanie et dont l'idée s'est développée tout au long du XVIIIe siècle à travers la redécouverte des études historiques : « Pour les députés aristocrates, il ne fait aucun doute que les Capétiens s'appuyèrent sur le Clergé, le droit romain, le savoir latin des clercs puis les velléités d'indépendance des Communes et du Tiers pour "altérer" l'antique constitution qui limitait leur pouvoir. » Leur projet de monarchie mixte voulait rétablir un équilibre entre le roi, les aristocrates mais aussi le peuple.

Pour cette raison, en octobre 1789, ils ne s'opposèrent guère au changement de titulature, le passage du « roi de France » au « roi des Français », car c'était là un moyen d'affirmer les droits de la nation. Ce fut aussi un moyen d'affirmer que le roi ne possédait pas son pouvoir d'en haut, c'est-à-dire de Dieu, en une époque où l'idée de monarchie de droit divin était largement contestée. Et s'il ne vient pas d'en haut, le pouvoir vient d'en bas. Toute l'ambiguïté du discours de cette contre-révolution tient dans cette idée ni réactionnaire, ni révolutionnaire.

« L'opposition aristocrate propose la voie non révolutionnaire d'une réforme libérale de la monarchie absolue ou plutôt une révolution politique "à rebours", semblable à la démarche du parlement anglais de 1689 », écrit Saint-Victor. Une forme de restauration conservatrice, car il existe dans cette pensée bien des éléments conservateurs, comme le maintien de la fameuse division de la société en trois ordres.

L erreur de ces hommes et de beaucoup de clercs est de ne pas avoir vu l'extraordinaire machine révolutionnaire fauchant tout sur son passage, selon le principe du pur qui trouve un plus pur qui l'épure… La fracture est nette avec la constitution civile du clergé, qui sépare les aristocrates du projet révolutionnaire des premiers mois. Le mérite de Saint-Victor est de s'être plongé dans les archives du Vatican afin de mieux comprendre cette question épineuse, qui, pour l'auteur, aurait dû se régler politiquement par un accord entre le pape et les autorités comme le fit bien plus tard Napoléon. C'est ici peut-être la limite de ce livre qui ne prend pas assez en considération les conséquences du mouvement révolutionnaire, à la fois schismatique et hérétique. L'ouvrage n'en reste pas moins extrêmement instructif et éclairant.

Christophe Mahieu monde&vie 23 avril 2011  n°842

Jacques de Saint-Victor, La première contre-révolution (1789-1791). coll.Fondements politiques.

Édition Presses Universitaires de France, 798p, 30€

QU'EST-CE QUE LE PAGANISME ?

 « La religion de l’Europe est d’essence cosmique. Elle voit l’univers comme éternel, soumis à des cycles. Cet univers n’est pas regardé comme vide de forces ni comme « absurde » comme le prétendent les nihilistes. Tout fait sens, tout est forces et puissances impersonnelles régies par un ordre inviolable, que les Indiens appellent Dharma (concept récupéré plus tard par les Bouddhistes), terme qui peut sembler exotique, mais que les Grecs traduisent par Kosmos : Ordre. Depuis des millénaires, notre religion, reflet de la tradition primordiale, pousse l’homme à s’insérer dans cet ordre, à en connaître les lois implacables, à comprendre le monde dans sa double dimension visible et invisible. Le païen d’aujourd’hui, comme il y a trois mille ans, fait siennes les devises du Temple d’Apollon à Delphes : connais-toi toi-même et rien de trop. » (Christopher Gérard, La Source pérenne, L'Âge d'Homme, 2007).

Le paganisme se caractérise fondamentalement par la compréhension intuitive de l’ordre intrinsèque du réel, ordre fondé sur un réseau de correspondances qui relient le corps, l'âme et l'esprit de chaque homme, sujet des phénomènes (microcosme) à un ordre cosmique, ou ordre des phénomènes extérieurs au sujet (macrocosme). Cet ordre inhérent, appelé Rita chez les Indiens, Asha chez les Iraniens, Cosmos chez les Grecs, a un prolongement dans la société humaine, appelé Dharma en Inde pour l'aspect éthique et Varna pour l'aspect social, ou encore symbolisé chez les Grecs par une déesse de la mesure et de l'équité, Némésis.

Un des plus grands symboles de cet ordre est le zodiaque, celui que tout le monde connaît, mais aussi le zodiaque des runes, ou celui des positions de la lune, qui a survécu en Inde, faisant référence à de multiples processus concomitants, d'ordre temporel, mais aussi atmosphérique, mental, social, rappelant que les grands dieux exprimaient un ordre extérieur aussi bien qu'intérieur, un ordre cosmique aussi bien que social, ignoré par le monothéisme simpliste. La méthode comparative appliquée sur les textes védiques d'une part, et les textes traditionnels plus tardifs d'Europe d'autre part, a bien montré que les indo-européens avaient placé au centre de leur religiosité une cosmologie, permettant à de nombreuses cosmogonies de prospérer.

Et c'est précisément l’intérêt de la tradition védique d'avoir été un remarquable conservatoire de cette antique religiosité. Un sanskritiste comme Jean Varenne avait bien montré que ces cosmogonies pouvaient se classer selon les trois grandes fonctions duméziliennes, car il existe dans les textes védiques des cosmogonies décrivant l'apparition du monde par l'action de la parole sacrée, avec la formule “fendre la montagne par le hurlement sacré pour délivrer la lumière cachée” ou par l'action guerrière du champion des dieux, Indra, contre des puissances de résorption et de renfermement, ou par l'action d'un démiurge constructeur et organisateur, comme Vishvakarman. Cette cosmologie, dont on retrouve des traces chez tous les peuples d'origine indo-européenne, est extrêmement ancienne, elle remonte à leur commune préhistoire. Elle tient la place qu’occupe l'eschatologie dans les grandes religions abrahamiques, qui ont pour corollaire un temps linéaire et orienté.

Au contraire, dans le paganisme, le temps est cyclique, il existait même un culte de l'année avec un rituel très précis et paradoxalement, il est possible de gagner l'immortalité justement en transcendant les cycles, ce qui est impossible et impensable avec un temps linéaire. La toile de fond de ces cosmogonies est la même que celle des cosmogonies grecques : l'eau, sous la forme de l'océan et des rivières célestes qui lui sont associées, forme l’élément primordial duquel est issu le monde. Du ciel supérieur, les dieux veillent au maintien de l'Ordre dont ils ont saisi les secrets, à la fois par la raison, mais aussi par la volonté. De ceci découle une mode d'existence, une façon d’être au monde, qui se caractérise par de multiples aspects bien soulignés par des centaines d'auteurs sur le sujet.

Les pouvoirs de la volonté

La reconnaissance des pouvoirs de la volonté, pour laquelle ont été conçus de multiples exercices spirituels, simples et efficaces, se basant sur la méditation, le contrôle du corps, la maîtrise des sens, la magie et la prière, dont le but est d'affirmer un potentiel de spiritualité, lequel s’élève vers le sacré et se fixe sur ses symbolisations multiples. Tous ces exercices spirituels puissants et effectifs, découlent de la vision païenne et doivent être dirigés vers des buts bien déterminés, comme autant de flèches précises sur leur cible. C'est ce qu'avaient observé les Anciens, qui érigèrent un dieu pour chaque force de la nature, pour chaque puissance cosmique, pour chaque manifestation relevant des mystères divins, pour chaque vertu morale.

La primauté de l'énergie sur la parole

La reconnaissance de la primauté de l’énergie sur la parole : La méditation, la prière et l'intercession sont des actes magiques dont nous ignorons encore toute la puissance. La psychanalyse caractérise partiellement ce processus en le comparant au phénomène physique de la sublimation. C'est une source incomparable qu'il faut savoir diriger en condensant les énergies. Le christianisme, comme toutes les religions abrahamiques, met l'accent sur la parole révélée, sur un logos qui serait créateur, sur la Loi et sur l'Amour, bref toutes sortes de processus qui peuvent se perpétuer sans fin en déconnexion du réel.

La reconnaissance de l'art comme voie d’accès au divin : Sous toutes ses formes, par la concrétisation de l'idéal, du beau, du sublime, non seulement dans ses expressions religieuses mais profanes. La sculpture, l'architecture, la peinture, la danse, la musique, la poésie, la philosophie, le sport, toute activité résulte plus ou moins de l'inspiration du divin, du sacré, dans ce que l'homme peut de meilleur et de plus élevé. L'artiste ou l'artisan, ou ce qui est plus difficile aujourd'hui, le travailleur, le citoyen, le militant, condensent inévitablement leur pensée sur l'oeuvre à laquelle ils adhèrent. Le paganisme, par sa glorification de la nature, s'adresse à un homme centré et équilibré, et finalement plus à l'esprit qu'au cœur. Il inculque le sens de la grandeur, de l'harmonie, et de la santé par le sens de la mesure et des proportions, par la maîtrise et l’unification de l’être trinitaire esprit/âme/corps totalement inséparables, par la culture de la beauté des formes et la noblesse des sentiments.

► Jean Vertemont, Vouloir n°142/145, 1998.

http://www.archiveseroe.eu/tradition-c18393793/42

Le siège de l'Alcazar revisité

  


La résistance de l'Alcazar de Tolède aux assauts des « rouges » reste l'un des épisodes les plus connus de la guerre civile espagnole, par sa charge symbolique et par la dimension cornélienne du dilemme tragique qui se posa au colonel Moscardo, commandant la défense de la citadelle. Un livre revient sur ce fait d'armes fameux.

D'innombrables livres et articles ont été consacrés à cet événement emblématique de la guerre civile espagnole, mais les polémiques et les approximations, parfois délibérées, ont été nombreuses. Alain Huetz de Lemps, s'appuyant sur une solide documentation, livre une synthèse précise du poignant drame qui s’est joué à Tolède dans la fournaise de l'été 1936.

Rappelons les faits : le mouvement « el glorioso movimiento » de révolte contre la subversion marxiste en passe de bolcheviser l'ensemble de l'Espagne, débute au Maroc le 17 juillet 1936. L'insurrection réussit dans nombre d'agglomérations mais échoue à Barcelone et surtout à Madrid. Les autorités républicaines de la capitale se livrent à une violente répression et envoient des colonnes armées s’assurer du contrôle des cités voisines : Alcala, Guadalajara et surtout Tolède. Cette petite ville possède une importante fabrique d'armes (en temps ordinaire, 1500 ouvriers y travaillent), environ un million de cartouches y sont entreposées.

En raison des congés d été, beaucoup d'officiers ont quitté Tolède. Le commandement de la place est assumé par le militaire le plus ancien dans le grade le plus élevé le colonel don José Moscardo Ituarte (1878-1956), directeur de l'École Centrale de Gymnastique de l'Armée. Un homme que Robert Brasillach et Maurice Bardèche, dans leur Histoire de la Guerre d'Espagne(1) décrivent à « l'anglo-saxonne » en trois adjectifs : « Exact, honourable, conscientous ». Les 19 et 20 juillet, agissant de son propre chef, Moscardo parvient à contrer l'ordre du gouvernement de transférer le stock de munition à Madrid. Il tergiverse, prétexte du manque de moyens de transport, gagne du temps pour faire main basse sur les cartouches et, surtout, pour permettre aux gardes civils des campagnes environnantes et à leurs familles, promis à une mort quasi-certaine, de se regrouper à l'Alcazar, l'imposante citadelle de Tolède.

Le terme « Alcazar » vient de l'arabe « al qasr » : édifices entourés de murailles. Depuis la nuit des temps, l'Alcazar de Tolède est le siège du pouvoir politique et militaire local. Il a été, tour à tour, un gouvernorat romain, un palais wisigothique, une forteresse arabe. Maintes fois, il a été incendié. En 1875 la forteresse a été restaurée et, en 1883,l’Académie Militaire d'Infanterie s'y est installée.

Le 22 juillet, Moscardo, qui n a pas assez de monde pour défendre toute la ville, abat son jeu et se barricade dans 1 Alcazar et quelques-uns des bâtiments qui l'environnent) avec 847 gardes civils, 185 officiers et élèves de l'École de gymnastique, 85 phalangistes et militants nationalistes et 6 cadets de l'École militaire (qui, à cette époque de l'année, sont en vacances 600 femmes et enfants, pour la plupart parents des assiégés, 3 sœurs de la Charité et leur supérieure, ainsi que 2 médecins militaires et 1 chirurgien-major trouvent également refuge dans la citadelle.

La terreur rouge s'abat sur Tolède

À Tolède, les sinistres « patrouilles de l’aube » pourchassent les « vaticano-fascistes » et les fusillent dos au mur. Selon Antony Beevor(2) 400 personnes sont assassinées entre le 20 et 31 juillet. La vindicte marxiste vise particulièrement le clergé : 42 des 67 prêtres de la cathédrale trouvent la mort, ainsi que 40 des 58 autres desservants des églises de la ville(3). Aucun ecclésiastique ne s’est réfugié en temps utile dans la forteresse. Tout est allé trop vite. Moscardo lui-même n'a pas pu aller chercher son épouse, dona Maria, réfugiée chez un ami avec ses fils cadets, Luis, 24 ans, et Carmelo, 17 ans. (L'aîné de la fratrie, officier, a été fusillé à Barcelone, en même temps que beaucoup d'autres militaires, on l'apprendra longtemps après). Les proches du colonel sont identifiés et pris en otages.

Cependant, la vie s'organise dans l'Alcazar, véritable dédale de chambres, de hautes salles et de galeries. Par endroit, les murailles atteignent 3,5 mètres d'épaisseur. Surtout, la forteresse est riche de souterrains, parfois creusés dans la roche granitique. L'eau, prélevée dans les citernes, est rationnée à raison d'un litre par personne et par jour pour la boisson, la lessive et la toilette. Or nous sommes au sud de Madrid, une région ou il règne en été une chaleur caniculaire.

Les assiégés n'ont pas prévu que le siège durerait. Pour se ravitailler, ils opéreront plusieurs raids en ville et mettront la main sur le contenu d'un entrepôt de blé. Environ 200 chevaux et mulets vont leur permettre de manger de la viande fraîche (faute de sel, on saupoudre les quartiers de viande avec du salpêtre gratté sur les murs) et d'alimenter avec leur graisse quelques lumignons improvisés, car, bien sûr, l'électricité est coupée. Leurs stocks de médicaments sont importants, mais ils n’ont pas d'anesthésiques. 180 opérations chirurgicales, dont 14 amputations, devront être pratiquées à vif…

Véritable miracle, malgré la malnutrition, la promiscuité, le manque d'hygiène, la citadelle ne connaît pas d'épidémie. Le bilan des 68 jours de siège sera de 82 morts au combat, 430 blessés, 2 morts naturelles, 3 suicides, quelques disparitions (désertions) et… 2 naissances.

L'effectif des attaquants fluctue entre 2000 et 5 000 asaltos (la police républicaine) et miliciens anarcho-syndicalistes. Parmi ces derniers, on voit beaucoup de « touristes » d'un genre spécial des fiers à bras madrilènes, en salopettes et en espadrilles, qui vont à Tolède pour passer la journée, s’esbaudir devant le pilonnage et faire le coup de feu après avoir pique-niqué avec leurs pareils et quelques garces. D'énormes quantités de cartouches sont gaspillées en tirs inutiles. À leur retour, ces combattants du dimanche se pavanent et prétendent qu'ils reviennent du front. Cette nouba révolutionnaire perdurera jusqu à la fin du siège.

Le 23 juillet, le chef de la milice, un avocat, menace par téléphone Moscardô d'exécuter son fils cadet Luis, qui vient d'être capturé, s'il ne rend pas la place. L'héroïque colonel refuse et conclut un bref entretien avec le jeune homme en lui disant «... recommande ton âme à Dieu, donne un Viva au Christ-Roi et meurt comme un patriote ». Luis sera fusillé un mois plus tard, en même temps que 63 autres prisonniers, dont plusieurs pères maristes. Le massacre aurait été décidé en représailles à un bombardement aérien qui avait fait huit morts et 32 blessés chez les miliciens (il s’agissait en fait d'une erreur de l'aviation républicaine !). Des historiens « bien-pensants » ont affirmé par la suite que cette tragique conversation téléphonique entre Moscardô et son fils avait été fabriquée de toutes pièces à des fins de propagande. Alain Huetz de Lemps, après avoir confronté les témoignages, conclut à l'authenticité de ce drame.

Âprement disputée, la citadelle reste entre les mains des nationaux

Tout au long du mois d'août, les offensives républicaines sont constamment repoussées. Les défenseurs tiennent bon, même quand l’artillerie rouge se déchaîne. En tout, 11 800 obus s’abattent sur la forteresse, occasionnant d'immenses dégâts, mais la résistance ne faiblit pas. À la mi-septembre, les républicains ont hâte d'en finir car les nationaux progressent à grande vitesse sur les routes d'Estrémadure. Inquiets, ils tentent un grand coup. Des dinamiteros asturiens creusent deux galeries sous le mur occidental de l'Alcazar et les remplissent de cinq tonnes de dynamite.

À l'aube du 18 septembre, 86 obus de 15,5 en prélude, s'abattent sur l'Alcazar. Puis, à 7 heures du matin, la grande tour sud-ouest est soufflée par l'explosion de la mine qu’actionne en personne Francisco Largo Caballero (surnommé le « Lénine espagnol »), venu à Tolède avec sa camarilla et la presse internationale pour l'occasion. Tout un pan de la citadelle s’effondre, mais cet écroulement spectaculaire ne cause quasiment aucune perte chez les nationaux, qui ont évacué à temps la partie du bâtiment menacée. Une deuxième mine fait long feu. Les assauts lancés alors par plus de 3000 miliciens, appuyés par des blindés et des auto-mitrailleuses échouent tour à tour.

Il s en est fallu de peu. La foi ardente des assiégés dans la divine providence et dans le Christ Roi - sur laquelle insiste ajuste titre Alain Huetz de Lemps - va être récompensée après 68 jours de combats, ils sont sauvés in extremis par les troupes dépêchées par le général Franco. Lorsque, le 27 septembre, regulares marocain et légionnaires du Tercio (la Légion étrangère espagnole pénètrent dans Tolède, ils ont la bonne surprise de découvrir que la fabrique d'armes est intacte. À la tombée de la nuit, une section de Maures fait sa jonction avec les hommes de Moscardô. L’Alcazar est délivré. Paniques, quelques groupes de miliciens restés en arrière résistent çà et là, désespérément, mais les jeux sont faits. On perquisitionne partout. Les assiégeants de la veille, assiégés à leur tour dans les maisons qu'ils occupent, sont pris et passés au fil de l’épée. Les combats ne sont pas encore terminés, le 29 lorsque le général Franco fait son entrée.

Au sortir des ruines de la forteresse, Francisco Franco, très ému, murmure : « La libération de l’Alcazar est la chose que j'ai le plus souhaitée dans mon existence. Désormais, la guerre est gagnée ». À long terme, il a raison.

Le dilemme du général Franco

Selon certains stratèges en chambre, la raison militaire aurait été pour Franco de donner Madrid comme objectif prioritaire à ses troupes et d'abandonner l'Alcazar à son sort. En détournant ses colonnes mobiles au secours de Moscardô, il aurait accordé un précieux répit aux républicains pour s’organiser et s’armer. En réalité, après avoir hésité, Franco a lucidement subordonné l’objectif militaire au facteur moral : il fallait coûte que coûte délivrer les assiégés, devenus les preux d'un combat qui avait pris le caractère d'une croisade contre le communisme. Au fil des semaines, le drame de l’Alcazar a acquis une valeur emblématique et suscité partout dans le monde un intérêt passionné. Le retentissement de la délivrance de la citadelle pare Franco, « général victorieux qui réussit tout ce qu'il entreprend », d'un prestige national et international considérable. En délaissant momentanément Madrid, capitale administrative et politique, pour Tolède, capitale spirituelle, il a probablement fait en outre un bon choix militaire. Alain Huetz de Lemps ne pense pas que la capitale serait tombée sous un coup de boutoir immédiat des nationaux, si ceux-ci avaient laissé l'Alcazar succomber. Les troupes franquistes disponibles, environ 15000 hommes, n étaient pas suffisamment nombreuses pour s emparer d'une métropole peuplée d'un million d'habitants (et de 500000 réfugiés) sans doute Franco en renonçant à Tolède, aurait-il lâché la proie pour l’ombre. 

✔︎ Alain Huetz de Lemps, Le siège de l’Alcazar Économica, 2010,177 p., 23€

1). Robert Brasillach, Maurice Bardèche, Histoire de la Guerre d'Espagne 1939

2). Antony Beevor, La guerre d'Espagne (The Spanish civil war), 1982, traduit en français en 2006, éd. Calmann-lévy 680 p.

3). Guy Hermet, La guerre d'Espagne Seuil, 1989

Henri Malfîlatre monde et vie 22 novembre 2010 n° 835

Maurras et le Fascisme [9]

 

Drieu la Rochelle - Mussolini 

Par Pierre Debray

C'est une étude historique, idéologique et politique, importante et profonde, que nous publions ici depuis quelques jours. Elle est de Pierre Debray et date de 1960. Tout y reste parfaitement actuel, sauf les références au communisme - russe, français ou mondial - qui s'est effondré. L'assimilation de l'Action française et du maurrassisme au fascisme reste un fantasme fort répandu des journalistes et de la doxa. Quant au fascisme en soi-même, si l'on commet l'erreur de le décontextualiser de sa stricte identité italienne, il reste pour certains une tentation, notamment parmi les jeunes. On ne le connaît pas sérieusement. Mais il peut-être pour quelques-uns comme une sorte d'idéal rêvé. Cette étude de Pierre Debray dissipe ces rêveries. Elle s'est étalée sur une dizaine de jours. Ceux qui en auront fait ou en feront la lecture - car elle restera disponible - en ressortiront tout simplement politiquement plus compétents.LFAR

Le fascisme français (suite)  

Déat et ses amis s’inspiraient du « plan de travail » élaboré, vers le même moment, par Henri de Man, qui venait de s’emparer de la direction du parti ouvrier belge. Henri de Man préconisait la nationalisation du crédit et des monopoles de fait, la rationalisation et l’élargissement des marchés intérieurs. 

Néanmoins, la petite et la moyenne industrie, l’artisanat et, bien entendu, l’agriculture demeureraient sous le contrôle de l’initiative privée. 

Lui aussi soutenait que ces réformes exigeaient un État fort. Dès 1929, Paul Henri Spaak et lui-même parlaient déjà de la nécessité d’une « démocratie autoritaire ». L’Assemblée nationale, en particulier, devrait être assistée de « conseils consultatifs dont les membres seraient choisis en partie en dehors du parlement, en raison de leur compétence reconnue ». Ce qui revenait à légaliser les brain-trusts d’inspiration technocratique, qui, toujours à la même époque faisaient leur apparition dans l’Amérique de Roosevelt. 

Par la suite, Henri de Man, dans Après coup, donnera une assez bonne définition des objectifs qu’il poursuivait. Il s’agissait de substituer à la lutte des classes de style marxiste, qu’il estimait périmée, « le front commun des couches sociales productrices contre les puissances d’argent parasitaire ». Ce qui n’était rien d’autre que le programme même de Mussolini.

Le Duce, à l’époque, était d’ailleurs fort loin de faire figure, dans les milieux de gauche, de réprouvé. C’est ainsi que, dans la revue Esprit qu’il venait de fonder afin de renouveler, de l’intérieur, la démocratie chrétienne, Emmanuel Mounier traitait de l’expérience italienne avec une sympathie qu’il ne songeait pas à déguiser. Il en condamnait certes l’aspect totalitaire, mais il n’hésitait pas à se montrer dans les congrès aux côtés des jeunes dirigeants du syndicalisme fasciste. 

La grande crise de 1929 faisait plutôt apparaître Mussolini comme une manière de précurseur. En effet, nous mesurons mal à distance l’ébranlement prodigieux provoqué par le grand krach boursier et la vague de chômage qui déferla à sa suite comme un mascaret et faillit bien emporter le capitalisme. 

Les remèdes classiques empruntés à la pharmacopée du libéralisme se révélèrent non seulement inefficaces, mais nocifs. C’est que les économistes libéraux continuaient de raisonner comme si l’ouvrier continuait d’être uniquement un producteur. Effectivement, au XIXe siècle, il ne consommait qu’une fraction négligeable des produits de l’industrie, l’essentiel de son salaire étant absorbé par l’alimentation. Depuis, cependant, il s’était organisé, et, grâce à la lutte syndicale, il était parvenu à élever son niveau de vie, si bien qu’il n’était plus exclusivement, pour la grande industrie, un producteur, mais aussi un consommateur, dont elle ne pouvait plus se passer. Le premier, l’Américain Ford, avait pris conscience de ce phénomène nouveau. Il en avait déduit la nécessité, pour le patronat, de pratiquer désormais une politique de haut salaire. 

On se rendit compte qu’on ne sortirait de la crise qu’à l’unique condition de fournir aux chômeurs, fût-ce artificiellement, le pouvoir d’achat qui leur manquait. Il est remarquable que l’Allemagne d’Hitler et l’Amérique de Roosevelt s’engagèrent simultanément dans la même voie. Les chômeurs furent employés par l’État à des grands travaux « improductifs » (ainsi les autoroutes allemandes). Ce qui supposait l’abandon de l’étalon or et de la conception traditionnelle de la monnaie. Dans sa célèbre « théorie générale », l’Anglais Keynes s’efforça de fonder en doctrine ce renversement de l’économie classique. L’Italie fasciste, où le chômage sévissait à l’état endémique, depuis la fin de la guerre mondiale, avait la première montré l’exemple, en utilisant son surcroît de main-d’œuvre à l’assèchement des marais pontins. 

Si bien qu’elle fut, avec la Russie stalinienne, le seul pays que la grande crise de 1929 ne bouleversa pas. On comprend, dans ces conditions, l’incontestable prestige qu’en retira le Duce.

Ceux des contemporains qui étaient imprégnés d’idéologie socialiste et démocratique, en tirèrent deux conséquences. D’une part, que la révolution économique qui s’opérait s’accomplissait dans le cadre national. D’autre part, qu’elle n’avait pas été réalisée par le bas, grâce à une pression des masses, mais par le haut, grâce à l’initiative gouvernementale. Ce n’étaient ni les lois universelles de l’économie, ni l’insurrection généralisée du prolétariat mondial qui avaient contraint le capitalisme à s’organiser en dehors du libéralisme, mais les décisions de l’État, et, qui plus est, d’un État national, utilisant des méthodes de police économique. 

En France, il n’y eut sans doute que Drieu la Rochelle pour aller jusqu’au bout de l’analyse. Cherchant à fonder la doctrine d’un « socialisme fasciste », il expliquait qu’il s’agissait d’une « adaptation à la révolution industrielle ». 

Selon lui, le régime parlementaire correspondait à la libre concurrence du premier âge capitaliste. Au XIXe siècle, il y avait une libre concurrence des idées, comme une libre concurrence des produits. Désormais cependant, l’économie se trouvait contrainte de s’organiser, de se discipliner. Elle n’y pourrait parvenir qu’à condition d’être soumise à une « police de la production » et donc indirectement de la répartition des biens. Cette police, remarquait Drieu, n’était susceptible de s’exercer que par les moyens éternels de la police. 

Incapables de s’organiser et de se discipliner eux-mêmes, les capitalistes se voyaient obligés de confier ce soin à l’État, même si la fiction de la propriété privée était conservée. Ainsi le parti unique de style fasciste représentait l’agent de police de l’économie. 

Selon Drieu, « une nouvelle élite de gouvernement apparaît et alentour se forme une nouvelle classe d’appui et de profit » qui est formée « d’éléments empruntés à toutes les classes ». Elle comprend en effet la bureaucratie politique des militants du parti unique, qui constitue l’appareil d’État, la bureaucratie syndicale chargée de l’encadrement des masses et aussi bien les bureaucrates de l’économie, car « les propriétaires se transforment en de gros fonctionnaires, non pas tant héréditaires que se recrutant par cooptation – et partageant le prestige et l’influence avec leurs surveillants étatistes ». On remarquera que le livre de Drieu date de 1932 – c’est-à-dire de ce moment crucial qui précède le 6 février. 

Drieu disait du fascisme mussolinien qu’il était un demi socialisme et du communisme stalinien qu’il était un demi fascisme. Sur ce point, il était bon prophète. Il s’agit effectivement de deux régimes qui vont à la rencontre l’un de l’autre, parce qu’ils recouvrent, en définitive, une réalisation sociale assez semblable. Le régime que préconise Drieu en 1932 ne recouvre-t-il pas exactement celui que décrit l’ancien compagnon de Tito, Djilas, dans son livre La Nouvelle Classe, publié à New-York, il y a quelques années ?  ■  (A suivre)

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Maurras et le Fascisme  [1]  [2]  [3]  [4]  [5]  [6]  [7]  [8]

jeudi 29 octobre 2020

La lettre de cachet, symbole erroné de l'arbitraire royal

 


La propagande révolutionnaire a fait des lettres de cachet un symbole de l'arbitraire royal. Un livre revient sur cette légende noire.

Symbole de l'absolutisme, les lettres de cachet ont disparu au moment de la révolution française. Pourtant, celui qui consulte les sources de l'époque est étonné de la quasi-absence du roi dans la signature de ces fameuses lettres qui vous embastillaient pour une durée généralement indéterminée… Certes, les cas de Fouquet ou de Condé sont bien connus, mais après ? L'historien Claude Quétel, pourfendeur de la fausse légende de la Bastille, s'attaque ici à un autre mythe révolutionnaire, celui de ces lettres considérées longtemps comme un « instrument de répression aveugle et totalement injuste ». Dans une étude passionnante aux accents d'enquête policière, l'auteur nous invite à lever le voile sur cette légende noire, en nous faisant découvrir tous les aspects de cette procédure « judiciaire » propre à la monarchie française des temps modernes.

Apparues au XVIe siècle, les lettres cachetées signifiaient de manière générale « la volonté personnelle et immédiate du souverain dans l’exercice normal et quotidien de son pouvoir ». Leur objet n'était pas obligatoirement répressif, car il visait soit à convoquer un individu, soit à donner une simple instruction, ou bien à ordonner un Te Deum… Ce n'est qu'avec le temps que la lettre va prendre un caractère répressif. En effet, la généralisation de la procédure va de pair avec la croissance d'une administration qui se centralise doucement. Car le pouvoir, depuis Richelieu et son organisation des intendants de police, de justice et de finances, « acquiert enfin les moyens de diffusion et d'exécution des ordres ».

Il vaut mieux « De par le Roy » qu'une procédure judiciaire

Quel était l’avantage du procédé ? L’ordre était donné « De par le Roy ». Cela signifiait qu'il ne relevait pas du Conseil, et donc de la Justice, mais bien du pouvoir royal. Etait-ce un avantage ou inconvénient ? À lire Quétel, il valait mieux voir son sort confié à un ordre « De par le Roy » qu’à une procédure judiciaire dépendant des Juges. En quelque sorte, la lettre de cachet était un moyen expéditif destiné avant tout à punir des actions plus ou moins graves la lettre, dit Quétel, « fonctionne comme un éteignoir », en évitant des procès publics coûteux. « Il s agit le plus souvent de prendre la justice de vitesse pour substituer à la répression prévisible une correction par protection du roi […] La correction n est pas une atténuation de la peine afflictive. C'est autre chose. Par sa discrétion la lettre de cachet est moins infamante qu'une peine ».

Pour étayer sa thèse, l'historien s'est plongé dans les sources afin d'évaluer le nombre de victimes. En 120 ans, la Bastille n'a accueilli que 5 729 prisonniers. La Régence a embastillé en moyenne et par année 52 personnes quand Louis XVI s'est contenté d'y en envoyer 20. Et nous savons que le fameux 14 juillet 1789, sept « malheureux » prisonniers furent trouvés et portés en triomphe par une populace avide de sang.

Les statistiques nous enseignent aussi que pour plus des deux tiers des emprisonnés, la durée de détention n’excédait pas six mois… Seuls quelques individus sont restés plus de vingt ans derrière les barreaux de l'ancienne forteresse.

Mais le plus surprenant est le rôle prépondérant des familles dans l'utilisation des lettres de cachet. Ce sont en effet les pères, les mères, parfois les enfants qui, pour éviter le malheur d'une condamnation judiciaire à un membre de leur fratrie, y recourent régulièrement. C'est dire le véritable consensus autour de ce moyen politique, décrit ici par une étude stimulante et étonnante, fourmillants d'anecdotes.

Claude Quétel, Les Lettres de cachet, Une légende noire, Perrin, 372 pages, 22 €.

PROSPECTION

Christophe Mahieu Monde&vie 14 mai 2011 n°843

Albert Camus l'indompté

 

Au terme de l'année Camus, on constate que si beaucoup a été dit, des points sont restés largement dans l'ombre. Au cœur des écrits de Camus se trouvent le choc des cultures, les violences des sociétés multi-ethniques, le face à face entre l'Islam et les Européens. Redécouvrons Camus. L'envers et l'endroit, pour reprendre le titre de son premier livre.

Philosophe, écrivain, journaliste. Camus était tout cela. Un journaliste devait être selon lui « un écrivain au jour le jour ». Dans ses textes, qu'il s'agisse de reportage comme « La misère en Kabylie » dans Alger républicain, ou dans ses éditoriaux Camus hésite souvent entre le je et le nous. Il n'y a là rien d'anodin. La tragédie est individuelle (L'étranger), la révolte est collective. On a beaucoup ricané de Camus et son rapport à la politique. « Belle âme », a-t-on entendu. « Philosophe pour classe terminale ». Alors que beaucoup d'intellectuels ont été fascinés par une radicalité qui parfois leur tenait lieu de virilité, Camus défend l'idée que la politique n'est pas faite pour se donner des frissons, mais pour que le peuple vive mieux, libre et digne. « La justice, c'est que les enfants mangent à leur faim et n'aient pas froid. » Camus défend des positions élémentaires « Pour la liberté en politique, pour la justice en économie. » Un peu court ? Camus n'est pas un politologue, c'est un instinctif. Sa répulsion devant l'Espagne de Franco rejoint celle d'Orwell et Bernanos. Camus n'aime pas le réalisme politique. C'est un homme de l'ancienne France, un Péguy d'outre-Méditerranée. Collaborateur du journal résistant Combat, où il écrit son fameux éditorial du 21 août 1944 « De la Résistance à la Révolution », Camus est vite passé de l'antifascisme à l'antitotalitarisme. Son bref passage au Parti communiste algérien, simple subdivision du PCF en Algérie (1935-37) l'avait guéri de toute appétence pour les organisations totalitaires et, pour ce que son professeur Jean Grenier appelait l'esprit d'orthodoxie(1). Camus n'aime ni l'absolu ni le relativisme. C'est dans cette recherche de sens que s'inscrit le roman autobiographique inachevé paru il y a 20 ans, Le Premier Homme, roman-témoignage et roman d'apprentissage.

Avec ce dernier livre inachevé, il s'agit de répondre à l'énigme de l'être sans destin. Comment donner sens à l'être ? Comment opposer un Premier Homme au « Dernier Homme » de Nietzsche, l'auteur qui ne cesse de hanter Camus ? La dimension de saga familiale est réelle : Cormery n'est autre que le nom de l'un de ses ancêtres, pauvres gens venus s'installer sur cette terre d'Algérie. Camus veut ainsi « sauver l'histoire des vaincus et des perdants » comme l'écrit Paul Ricœur. L'histoire de Jacques Cormery, c'est celle de Camus. Plus qu'une histoire, c'est une expérience, celle du mal dans la monde, celle de la quête du père, celle de la remontée vers l'origine. C'est, après le cycle de l'absurde et celui de la révolte, l'amorce avec le Premier Homme d'un cycle de l'amour.

Une certaine idée de la France et de l'Algérie

Camus n'est pas cet athée qui manierait l'ironie à propos des questions ultimes. Il est aussi éloigné d'un dévot fanatique que d'un athée. Camus est un inquiet. Il ne croit pas à la transcendance. Il n'est pas non plus désabusé. Il croit à la vie, à la force de la vie, et surtout à la responsabilité dans la vie. C'est de sa conception de la responsabilité que découlent ses conceptions politiques. Sans les masses, le chef n'existe pas, explique Hannah Arendt. C'est pourquoi l'antitotalitaire Camus ne prône pas la révolte des masses, mais l'homme révolté. Ce n'est pas la masse qui émeut Camus mais « les meilleurs et les purs » (L'homme révolté). On a rapproché La peste de Camus du Hussard sur le toit de Giono et de 1984 d'Orwell. Le roman de Camus est le seul de ces trois livres qui montre la possibilité de sortir d'une épidémie avant tout mentale. Les points communs ne sont pas minces. « La faute de presque tous les hommes de gauche est qu'ils ont voulu être antifascistes sans être antitotalitaires », notait Orwell. Camus ne se trompe pas. Le thème de sa pièce L'état de siège est la « tyrannie totalitaire. » Quand Camus définit le totalitarisme hitlérien comme la « destruction des âmes », cela vaut pour tous les totalitarismes. « Le but de l'éducation totalitaire, note Hannah Arendt, n'a jamais été d'inculquer des convictions, mais de détruire la faculté d'en former aucune » (Le système totalitaire). Il voit clairement que le « tout est permis » des totalitarismes se fonde sur le « tout est possible » propre à la modernité. La racine du cynisme des régimes totalitaires est l'idéalisme et l’hubris. Face au totalitarisme, Camus défend la stratégie du grain de sable. « Il a toujours suffi qu'un homme surmonte sa peur et se révolte pour que leur machine commence à grincer. » Camus adopte comme mot d'ordre (Diego dans L'état de siège) ce qui sera la formule de Vaclav Havel : « Ni peur ni haine. »

Camus, c'est aussi une certaine idée de la France et de l'Algérie. Une idée complexe qui rencontre les questions identitaires actuelles. L'Algérie est pour lui plus proche de l'Espagne et de l'Italie que de Paris, elle-même plus proche de Prague, par exemple, que d'Alger. La France « de Dunkerque à Tamanrasset » est pour Camus un slogan insensé. L'Algérie est la patrie naturelle des Algériens français ou musulmans, mais la France n'est pas leur patrie naturelle. Ce qui fait la singularité de Camus et son universalité, c'est qu'il est totalement traversé par les contradictions de son temps. Il se refuse à les résoudre par des tours de passe-passe idéologique.

Les instituteurs, les professeurs de Camus sont bien souvent à la fois des hommes de gauche, des pacifistes, des hommes qui ont une vision civilisatrice de la France et, en même temps, une vision émancipatrice. Camus fait partie de ces antifascistes qui détestent la guerre. Il exécrait les outrances patriotardes, mais il a détesté voir la France humiliée en 1940-44. L'idée de patrie ne sera jamais pour Camus un totem. Et l'Algérie ? Elle se situe pour Camus à la périphérie de l'Europe, mais aussi à la périphérie du monde arabo-musulman. Trop européenne pour être arabe, trop africaine pour être musulmane (croit-il) ou européenne. Illusion de Camus sans doute. Illusion aussi quand il évoque « les États-Unis d'Europe [comme] étape vers l'unité mondiale. » Lucidité quand Camus affirme qu'en 1945 la France a cessé d'être une grande puissance.

L'impossibilité des hybridations culturelles durables

Dans l'affaire algérienne, Camus refuse les solutions simples à un problème complexe. Les solutions simples ne sont pas des solutions. L'Algérie du FLN a préféré la justice à sa mère. En conséquence, elle a tué la mère de l'Algérie, qui était la France, car c'est la France qui a enfanté (brutalement, cela doit être dit) l'Algérie, et l'Etat-FLN n'a jamais fait régner la justice. Ce que veut Camus, c'est la fin de la misère arabe et l'égalité des droits, rejoignant les positions de Ferhat Abbas avant 1947. Il récuse le terrorisme indépendantiste, un crime et une erreur selon lui. Le regard que porte Camus sur le peuple d'Algérie évoque Péguy. La plupart des Français d'Algérie sont pauvres, relève Camus. La plupart des Arabes sont misérables. C'est le moment où Germaine Tillion dénonce la « clochardisation » des Arabes (L’Algérie en 1957 Minuit, 1957). Lutter contre la misère dit Camus. Dans la misère, il y a le déni d'une dignité, ce qui n'est pas le cas dans la pauvreté. Il s'illusionne sans doute sur la possibilité d'une société multiculturelle. C'est Jean Amrouche, Kabyle et chrétien, qui affirme l'impossibilité des hybridations culturelles durables(2)

Camus ne voit pas la dimension symbolique du fait colonial, le fait que, même pauvre, le Français, l'Européen fonctionnaire des postes ou ouvrier à la manufacture de tabac, symbolise la francisation forcée d'une terre avant tout arabe aux yeux des premiers occupants. La présence française est vue comme une occupation. Du reste, la séparation raciale rejoignait en bonne part la séparation sociale. « Le lycée tournait le dos à la ville arabe », note Camus. Quand, rarement, un Arabe devenait lycéen, il tournait le dos à sa langue, à sa culture, à son histoire, à sa famille. Ces réalités que Camus ne perçoit pas spontanément, en homme de gauche qu'il est, en fils des Lumières qu'il est à sa façon, elles finissent par s'imposer à lui. C'est là tout le drame. À partir de 1956, Camus ne croit plus en une solution de paix pour l'Algérie, malgré ses appels à une trêve civile. Le massacre de Philippeville en 1955 a accentué la répression du côté français. Il a accentué le fossé entre deux populations. Camus évoque le différentiel démographique entre Français et Arabes. Il parle d'une « menace invisible ». Un personnage de L'hôte (intitulé Caïn dans un premier jet) dit : « Nous sommes assiégés, tous ensemble. » On lit encore dans Le Premier Homme : « La garde veillait pour défendre les assiégés. »

Camus ne comprend pas tout de suite que le FLN a éliminé le MNA, le MTLD, l'UDMA. Son erreur est sans doute de penser qu'en politique, ce ne sont pas toujours les plus primaires qui gagnent, de penser qu'en supprimant l'injustice, on supprimera le nationalisme algérien. « Il n'y a jamais eu encore de nation algérienne », écrit-il avant son accident. Il y a un début à tout. L'indépendance algérienne était inéluctable et de Gaulle l'avait vu. Mais elle eut tout gagné à faire leur place aux Algériens d'origine française. Il eut fallu pour cela une Algérie laïque, un Bourguiba ou un Mustafa Kemal algérien. La vérité profonde de Camus était qu'il ne voulait pas que le monde se défasse. Camus défend la civilisation comme travail éthique sur soi, contre le « consentement meurtrier », pour reprendre la formule de Marc Crépon.

« Comme un héritage, la terre divise mais aussi relie », disait Jean Pélégri(3). Camus pensait que partager la même terre pouvait relier Arabes et Français, à condition que l'Algérie ne soit pas une « nation musulmane », mais une nation où vivent aussi des non-musulmans. Raymond Aron, comme bien souvent, était plus lucide. « En dépit de sa volonté de justice, de sa générosité, M. Albert Camus n'arrive pas à s'élever au-dessus de l'attitude du colonisateur de bonne volonté. À aucun moment, il ne semble comprendre l'essence de la revendication nationale et la légitimité de cette revendication » (L'Algérie et la République, Plon, 1958).

Quand bien même Camus était-il en train de comprendre cette irrésistible aspiration nationale, cela aurait rendu nécessaire d'écouter le message de son discours, à l'occasion de la remise de son Prix Nobel : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. Héritière d'une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd'hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l'intelligence s'est abaissée jusqu'à se faire la servante de la haine et de l'oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d'elle, restaurer à partir de ses seules négations un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. »

1). Cf. Jean Monneret, Camus et le terrorisme, Michalon, Paris 2013.

2). Un Algérien s'adresse aux Français, de Jean El Mouhoub Amrouche, L'Harmattan, Paris 1994.

3). Ma mère l'Algérie, de Jean Péligri, Actes Sud, Arles 1990.

Pierre Le Vigan éléments N°150 janvier-mars 2014