Ce n'est pas à une sainte ordinaire que Mgr Aupetit a voué le diocèse de Paris pour l’année 2020. À l’heure où le cœur de la capitale a perdu son toit, il s'agit là d'une belle occasion de revenir aux racines : Geneviève nous montre le chemin.
L’image a fait le tour du monde. Deux jours avant le 14 juillet, une foule de clandestins envahissait le Panthéon et utilisait le monument comme toile de fond à leurs revendications : la régularisation pour tous. Ils étaient près de sept-cents « Gilets noirs », dit-on, étrangers en situation irrégulière et militants confondus, à avoir gravi la colline Sainte-Geneviève de Paris pour investir son « temple républicain », universel, inclusif. Une revendication bruyante dans un lieu symbolique et national, quoi d'étonnant ?
À quatre-vingts mètres du sol, la croix coiffant le dôme témoigne pourtant de la vocation chrétienne originelle de l'édifice. Conçue par Soufflot au XVIIIe, c'est une église dédiée à sainte Geneviève, dont elle doit accueillir la châsse. Mais à compter de la Révolution, le monument épouse le sort de la nation, et le voilà ballotté de régime en régime, au gré des lubies des loges et des humeurs des barricades. Dans les années 1880, après maints soubresauts, l'église, « déconfessionnalisée », devient définitivement le sanctuaire des grands hommes du régime. Pour retrouver le fil de Geneviève, il faut franchir la rue Clovis pour rejoindre Saint-Étienne-du-Mont. C'est là, dans l'une des plus belles églises lutéciennes, qu'est exposée la châsse de la sainte. Elle demeure le témoin des dévotions des Parisiens de jadis.
La piété génovéfaine, une expression désuète ? C'était sans compter l'énergie et l'enthousiasme de l'archevêque de Paris, Mgr Michel Aupetit. Placé sous le feu des projecteurs depuis l'incendie de « sa » cathédrale, le prélat a décidé de revenir aux sources de la foi parisienne en dédiant l'année 2020 à la sainte patronne de la capitale. C'est naturellement au sommet de la colline, à Saint-Étienne-du-Mont, que débutera l'année sainte Geneviève. Le 3 janvier prochain, les Parisiens sont appelés à se joindre à une neuvaine adressée à la sainte, après quoi la cité sera solennellement bénie par l'archevêque. Les reliques de la sainte circuleront ensuite de paroisse en paroisse, afin de susciter dans chaque quartier un élan missionnaire.
Car après tout, nos temps troublés et incertains ne ressemblent-ils pas à ceux de Geneviève ?
Genovefa et la naissance de la France
Geneviève naît presque en même temps que la France. On sait peu de choses d'elle, sinon à travers une Vita anonyme. Genovefa - c'est son nom, d'origine franque - voit le jour vers 420, dans une Gaule romaine en pleine décomposition. Depuis un siècle et demi, le pays connaît des percées germaniques de plus en plus fréquentes. Pourtant, les Francs saliens, peuple fédéré posté sur le limes, s'intègrent en partie à la romanité. Ainsi, il est probable que le propre père de Genovefa soit un Franc assimilé à la civilisation gallo-romaine, ayant servi l'Empire à travers la carrière des armes. Quoi qu'il en soit, Geneviève naît gallo-romaine à Nanterre, au temps des derniers feux de l'aristocratie lutécienne. On est loin de la bergère, que l'on se représente souvent elle est fille de notables. Par son sang, Geneviève est amenée à exercer une charge politique municipale. Mais sa vocation première est le service de Dieu chrétienne fervente, elle consacre sa virginité au Très-Haut. Quoique femme et religieuse - ou peut-être justement, parce que femme et religieuse -, Geneviève jouit d'un charisme exceptionnel qui lui permet, selon la Vita, d'exhorter les Parisiens à la résistance lors du siège mené par Attila en 451. Le « fléau de Dieu » ravage alors l'Occident, et n'a pas encore été vaincu aux Champs Catalauniques; c'est donc l'ombre d'un conquérant au faîte de sa puissance qui s'avance jusqu'aux portes de la Cité. Mais celles-ci sont bien gardées, si l'on en croit la tradition, et à défaut d'armée puissantes et de hauts boucliers, Lutèce peut compter sur la force d'âme d'une population chauffée à blanc par le courage de la vierge, alors âgée de 28 ans. Tandis que les espoirs des Parisiens s'amenuisent, Geneviève ravive la flamme en se faisant piquante comme un chardon : « Que les hommes fuient, s'ils veulent, s'ils ne sont plus capables de se battre. Nous les femmes, nous prierons Dieu tant et tant qu'il entendra nos supplications ».
Et Geneviève prie, et la ville résiste avec elle. La légende raconte qu'alors, la horde des Huns change de route de fait, Attila contourna Paris et épargna la ville, pour se détourner vers Orléans. Après ce crochet ligérien, les Huns remontent vers le Nord-est en direction de la Champagne, où ils sont écrasés par les Gallo-romains d'Aétius. Quoi qu'il en soit, les prières de Geneviève évitent à Paris la brutalité de la conquête magyare. Sans elle, la France eût-elle pu éclore si admirablement ?
Un peuple, son roi, sa sainte
Figure incontournable de la ville, Geneviève traite avec les plus grands, et notamment avec les nouveaux maîtres du jeu dans la Gaule septentrionale de la fin du Ve siècle : les Mérovingiens. Clovis conquiert Paris en 486. Après son baptême (vers 496 ou 498), le roi des Francs fait bâtir sur le mons Lucotius (actuelle colline Sainte-Geneviève) un monastère dédié aux saints apôtres Pierre et Paul. L'inspiratrice de ce projet ? Sans doute Geneviève elle-même, bien en cour auprès de Clovis et son épouse Clotilde. La mort de la vierge parisienne, (vers 500 502 ou 512) ne marque aucunement la fin de son rayonnement. Immédiatement, une puissante dévotion populaire entoure le souvenir de celle que les Parisiens considèrent déjà comme une sainte. Nulle trace exacte de la date de sa canonisation, mais, dès la fin du VIe siècle, des martyrologes évoquent à la date du 3 janvier la mémoire de « sainte Geneviève, vierge ».
Patronne de Paris, Geneviève est invoquée par le roi et son peuple depuis des temps immémoriaux. Au sommet de la colline, son abbaye - il en reste la tour Clovis du lycée Henri IV - est favorisée par la monarchie. Surtout, la sainte est plébiscitée par son peuple. Au Moyen Âge et sous l'Ancienne France, bourgeois et communautés de métiers ne manqueraient pour rien au monde les processions honorant la sainte. On invoque Geneviève pour lutter contre les épidémies, les sécheresses, les tempêtes, ou les pluies torrentielles. Au XVIe siècle (« petit âge glaciaire »), pas moins de trente cérémonies sont organisées pour conjurer le mauvais temps ! La sainte veille sur son peuple. Ce dernier processionne beaucoup, pour demander comme pour rendre grâce. Pour recouvrer le royaume, on prie la sainte d'aider le roi à reconquérir Calais. On la remercie aussi d'avoir gardé Paris hors des mains huguenotes. Espoir suprême du pouvoir royal et surtout des Parisiens, Geneviève fait l'objet d'un culte attentif de la part des magistrats : c'est en effet au Parlement de Paris, sis en la Cité, qu'il revient d'autoriser la tenue des processions génovéfaines. Il faut attendre les premières années de la Révolution pour voir s'estomper la foi du charbonnier entourant ses reliques; il est vrai que les sans-culottes iront fort loin dans leur haine de Geneviève, en vidant la châsse de son précieux contenu.
La Sainte du rempart
Si Geneviève est restée éternellement jeune de Clovis à nos jours, c'est bien qu'elle parle au peuple. À compter de la Restauration, s'impose la figure pastorale de la sainte. Elle est historiquement inexacte, mais profondément touchante. Cela rappelle le mythe de Jeanne d'Arc « bergère lorraine »; la Pucelle était pourtant barroise et fille de propriétaire terrien. Les deux saintes ont bien plus en commun. Leur virginité, certainement, mais aussi leur capacité à protéger la communauté. Péguy les associe dans ses Tapisseries (1913) l'une ramenant « tous les soirs au bercail le troupeau tout entier, diligente bergère, quand le monde et Paris viendront afin de bail », l'autre « tenant tout un royaume en sa ténacité, vivant en plein mystère avec sagacité, mourant en plein martyre avec vivacité, la fille de Lorraine à nulle autre pareille ». Associées, aussi, dans la plaidoirie de Jacques Isorni lors du procès Pétain. Le sémillant avocat, devant la Haute-Cour, défend la théorie du glaive et du bouclier : « Depuis quand notre peuple a-t-il opposé Geneviève, protectrice de la ville, à Jeanne, qui libéra le sol ? Depuis quand, dans notre mémoire, s'entr'égorgent-elles, à jamais irréconciliables ? Depuis quand, à des mains françaises qui se tendent, d'autres mains françaises se sont-elles obstinément refusées ? 0, ma patrie, victorieuse et au bord des abîmes ! ».
Figure féminine de bravoure, Genovefa en évoque immanquablement d'autres outre la Pucelle, il y a Jeanne Hachette à Beauvais, Catherine Ségurane à Nice, ou encore les épouses vendéennes qui, à Torfou (1793) forcent leurs maris à faire face aux Bleus. Geneviève, c'est surtout la figure protectrice, le flambeau éclairant les veilleurs postés aux créneaux. Ce n'est pas pour rien que les gens d'armes l'ont choisi pour patronne, comme les sapeurs ont sainte Barbe et les paras saint Michel. Son face-à-face symbolique avec Attila est l'avant-garde de tous nos conflits, l'avertissement de tous nos renoncements face aux destructeurs de civilisation. Sorte d'Athéna à la borne, mais viscéralement chrétienne, âme jeune alliant zèle missionnaire, prudence protectrice et esprit de résistance, Geneviève est l'une des saintes les plus actuelles. Et notre patronne, sur la dentelle du rempart.
François La Choüe monde&vie 1er août 2019 n°974
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