jeudi 10 septembre 2020

Guillaume de Thieulloy : « La victoire de Philippe le Bel, c'est d'avoir réussi à garder l'unité nationale »

 

Guillaume de Thieulloy La victoire.jpegDirecteur des 4 Vérités, Guillaume de Thieulloy nous avait déjà donné une remarquable biographie de Jacques Maritain. Il récidive avec un ouvrage sur la querelle qui opposa le roi Philippe le Bel au pape Boniface VIII. Il répond aux questions de Monde & Vie.

Monde et Vie : Cher Guillaume de Thieulloy, vous venez de publier, chez Gallimard, un livre sur ce qu'il est convenu d'appeler l'attentat d'Anagni. Guillaume de Nogaret, homme de confiance du roi de France Philippe le Bel s'empare de la personne du pape Boniface VHI. Vous concluez votre étude en soulignant qu'« après Anagni, les rapports entre le pape et le roi, comme les rapports entre le roi et ses sujets ne seront plus jamais les mêmes ». De quelles mutations Anagni est-il le symbole ? Prenons les deux protagonistes l'un après l'autre, comme vous le faites vous-même dans votre livre : qu'est-ce qui est changé pour la papauté après Anagni ?

Guillaume de Thieulloy : Pour la papauté, en apparence, rien ne change elle maintient pendant plusieurs siècles après Anagni les fières revendications de ce qu'on appelle depuis Bellarmin le « pouvoir direct », c'est-à-dire le pouvoir d'instituer les autorités temporelles. Je dis bien « instituer », ce qui signifie que, pour les pontifes romains médiévaux, les rois étaient de simples « avoués » (selon le mot de Godefroy de Bouillon) du Pape - nous dirions aujourd'hui des fonctionnaires.

Cependant, la conjoncture va considérablement affaiblir la position « idéologique » de la papauté, puisque Clément V deuxième successeur de Boniface VIII (après le court règne de Benoît XI), pour ne pas trop déplaire à son encombrant protecteur qu'était Philippe le Bel, se résolut à reprendre à peu près tous les arguments de la cour de France, notamment sur l'autonomie temporelle du roi de France. La suite, tout le monde la connaît : c'est le Grand Schisme et l'affaiblissement durable de l'autorité pontificale. En un mot, si l'attentat d'Anagni n'a en rien modifié la doctrine théologico-politique romaine, cet événement est en quelque sorte le « marqueur » de la fin de la papauté médiévale.

Comment caractériseriez-vous la victoire de Philippe le Bel, après la mort du pape ?

La victoire de Philippe le Bel, c'est d'abord d'avoir réussi, malgré l'excommunication et les menaces de déposition, à garder l'unité nationale (si j'ose cet anachronisme) intacte. Non seulement, aucun corps de la nation, pas même le clergé, ne s'est opposé à lui, mais le roi fait plutôt figure de « modérateur » parmi ses peuples outrés de l'ingérence pontificale dans les affaires du royaume : la noblesse et le tiers-état sont déjà, comme ils le seront à maintes reprises dans les siècles suivants, plus « gallicans » que le roi. Et le clergé a supplié Boniface VIII de le laisser obéir au roi, alors qu'il a fort peu demandé au roi de se conformer à la volonté pontificale.

Pourquoi Boniface VIII n'a-t-il pas excommunié le Roi de France, en utilisant la seule arme à sa disposition, l'arme spirituelle ?

Boniface VIII a excommunié à plusieurs reprises Philippe le Bel, mais avec des formules vagues et non nominatives, ce qui ôtait une bonne partie de l'efficacité de la mesure. Jusqu'à l'été 1303, il a cru qu'il parviendrait à manipuler Philippe le Bel - ou, au minimum, à l'amener à entrer dans ses vues. En apprenant l'appel au concile de juin 1303, il a compris que l'heure n'était plus à la négociation, mais il était déjà trop tard. La bulle qu'il devait promulguer le 8 septembre, et que l'attentat d'Anagni a « doublé de vitesse », devait non seulement préciser que Philippe IV était bien excommunié, mais aussi le déclarer déposé de toutes ses prérogatives.

Vous dites que plusieurs thomistes parmi lesquels si je ne m'abuse Jean Quidort, ont soutenu la revendication du roi de France et contesté la volonté du pape de se poser en « souverain de tous les souverains de la terre ». Quels étaient leurs arguments ?

Effectivement, Jean Quidort (ou Jean de Paris) a pris parti pour Philippe le Bel. La logique de la pensée thomiste poussait, à mon avis, à abandonner progressivement ce qu on a appelé « l'augustinisme politique ». Un adage thomiste fondamental dit en effet « La grâce n'abolit pas la nature elle la parfait. » Par conséquent, le droit divin (du Pape) n'abolit pas le droit naturel (en vertu duquel les princes règnent sur leurs peuples).

Peut-on dire que la thèse de Boniface VIII, selon laquelle le pape a un pouvoir direct sur les rois « en raison du péché » est une thèse hérétique, comme l'a soutenu Philippe le Bel devant les États généraux ?

Je ne crois pas que l'on puisse dire que la thèse du pouvoir direct soit une thèse hérétique. C'est une thèse qui a perdu de sa pertinence avec l'éclatement de la chrétienté (à la fois sous la pression des Etats-nations naissants et sous la pression de la Réforme protestante). D'ailleurs, Philippe le Bel lui-même n'a jamais utilisé cet argument contre Boniface VTJI. Il a laissé un légiste déclarer devant lui que Boniface VUI était hérétique pour cette raison (parce qu'il s'opposait à une décrétale fameuse d'Innocent m affirmant l'autonomie du roi de France au temporel). En revanche, lui-même s'est contenté d'attaquer Boniface Vm sur des dossiers plus solides (même s'ils reposaient essentiellement sur des rumeurs ou des provocations de Benedetto Caetani) la négation de la Présence réelle, de la virginité de Marie.

Comment définiriez-vous, en théologien que vous êtes, l'autorité du pape ?

Je n'aurais certes pas la prétention d'être théologien, mais je dirais volontiers, avec les mots du cardinal Journet, que le Pape dispose d'une juridiction sur la cité. C'est-à-dire qu'il peut dénoncer l'illégitimité d'un gouvernement - laissant alors au peuple concerné le soin de renverser ce gouvernement. Dans la pratique, cette juridiction se réduit de plus en plus au fil des siècles au « pouvoir directif » dont parlait Fénelon (c'est-à-dire un rôle de conseil aux gouvernants et aux gouvernés).

Qu'est-ce que ce vieux conflit entre un Pape et un Roi très chrétien comporte d'enseignements pour aujourd'hui ?

La principale chose qu'il peut nous apprendre, c'est qui nous sommes et d'où nous venons (ce doit être d'actualité si l'on se pose tant de questions sur notre identité nationale !). Qu'on le veuille ou non, la royauté capétienne a façonné la France, lui a donné son caractère d'Etat-nation, à la fois soumis à et indépendant de Rome.

Guillaume de Thieulloy, Le pape et le roi, 7 septembre 1303,Gallimard, 268 pages.

monde&vie N°825 3 avril 2010

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