Il faut lire le livre de Jean Sevillia, sur Les vérités cachées de la guerre d'Algérie. C'est un monument d’impartialité, qui se garde, comme le font trop d'historiens d'aborder une question en la séparant de son contexte.
Avez-vous une méthode de travail sur ce sujet délicat entre tous ?
J'ai essayé de prendre en compte tous les faits, sans parti pris puisque je n'ai pas d'attaches personnelle avec ce pays. La complexité des événements contraste avec les simplifications de ce qu'il faut bien appeler la doxa sur la guerre d'Algérie. Mais attention ! Je n'entends pas répondre au manichéisme de cette doxa (qui donne systématiquement tort à la France), par un manichéisme opposé. Par exemple ceux qui pensent que s'il n'y avait pas eu de Gaulle, l'Algérie serait toujours française ne parlent pas sérieusement, et montrent simplement qu'ils restent dans les passions du moment. Il faut bien comprendre en outre que la Guerre d'Algérie n'est pas seulement une guerre entre les Français et les Algériens, mais aussi une guerre entre Français et une guerre entre Algériens. Les lignes de clivage sont nombreuses, diverses, mouvantes.
Vous n'êtes pas hostile à l'indépendance de l'Algérie ?
L'indépendance était inéluctable. L'avenir d'une Algérie française est compromis bien avant 1954 et le début officiel de la guerre. En fait, il y a une contradiction fondamentale et qui n'a jamais été surmontée entre la réalité sociale de l'Algérie à cette époque et la fiction juridique de trois départements français. Qu'est-ce que des départements au sein desquels, en fait, tous les habitants n'avaient pas les mêmes droits ? Le projet républicain a sa logique, qui n'était pas celle qui a prévalu lors de la départementalisation. L'intégration n'a jamais été réalisée. Certes, il n'y a pas eu de volonté discriminatoire de la part des Français. Il faut dire que la difficulté de donner aux musulmans toute la citoyenneté française était liée avant tout à leur statut religieux. Les arabo-musulmans avaient reçu de la France ce statut de droit personnel coranique auquel tenaient neuf Algériens sur dix, parce qu'ils estimaient qu'il s'agissait de leur identité musulmane : ils ne pouvaient pas accepter de vivre selon le code civil. Du coup, il y avait en Algérie deux droits et deux populations juxtaposées.
Est-ce qu'il n'y avait pas une élite musulmane pro-française ?
On a barré la route à cette élite arabo-musulmane, qui existait. L'exemple le plus fort est celui de Fehrat Abbas, une personnalité du FLN que nous retrouverons plus tard au Caire, mais qui, dans les années 30, se reconnaît une inspiration maurrassienne. Fehrat Abbas est un citoyen français d'identité algérienne qui petit à petit, parce que tout était bloqué, s'est radicalisé. Cela dit, je vous ai parlé de réalités complexes. Au sein même de la population arabo-musulmane, et cela dès 1830, il y a toujours eu deux courants, l'un qui, dès le début, a joué la carte française, et l'autre une carte identitaire, puis autonomiste et nationaliste. Parce qu'à l'arrivée des Français, il n'y avait pas de peuple algérien, ces deux positions étaient possibles et elles se jouaient dans la population à travers des affiliations et des réflexes tribaux.
On sent qu'il a manqué un vrai projet pour l'Algérie...
Et ce manque de projet apparaît, lui aussi, dès l'origine. C'est l'administration française qui a donné son nom actuel à ce pays, le 14 octobre 1838, avec confirmation expresse un an plus tard. En 1830, la population du Pays est évaluée à 3 millions d'habitants. Les Français ont l'impression, fondée, que ce pays grand comme quatre fois la France, est presque vide. Sous Louis-Philippe, à partir de 1832, on prend possession de la Régence d'Alger en laissant à Abd el-Kader l'intérieur du pays, dont la conquête sera achevée quinze ans plus tard. À l'occasion de cette guerre, on affiche la volonté de faire de l'Algérie une colonie de peuplement. Mais cette volonté est pour de faux... D'abord, très peu de Français acceptent de quitter la France pour venir s'installer en Algérie. On fait venir des Espagnols, des Italiens, des Maltais, une population européenne qui est numériquement plus importante que les Français d'origine. La Deuxième République accentue cette ambiguïté en organisant la départementalisation, comme si l'Algérie, alors, était déjà un territoire français. En fait, il y avait la force armée et la puissance de l'administration, ce qui ne fait pas une véritable légitimité politique, dans un pays immense et qui, du coup, est forcément sous-administré. Napoléon III a compris le problème. Il préfère parler d'un « royaume arabe d'Algérie » dont il serait le monarque. Il commande aux Français de traiter les Arabes comme des compatriotes. Mais rien de concret ne va dans ce sens. Napoléon n'est pas suivi. Ni Pélissier, ni Mac-Manon, ni l'administration ni l'armée ne relaieront cette conception. Au contraire ! Dans la ligne de la départementalisation, à partir de 1865, les Arabes auront la nationalité française, mais pas la citoyenneté. Leur droit de vote est limité à des élections locales selon un système complexe de double collège.
Y a-t-il des Français lucides sur l'avenir de l'Algérie française ?
Un Lyautey ne s'y est pas trompé. Archétype de l'officier colonial monarchiste, il a organisé le protectorat marocain. Quand il quitte son poste, après la Première guerre mondiale, il a ce mot : « Un jour les Français quitteront l'Afrique du nord ». Son objectif était de préparer une amitié avec ces peuples, ce qu'il a réalisé au Maroc. En Algérie, ce n'est pas sa politique qui a été suivie. Avant tout le gouvernement de Louis-Philippe était convaincu qu'abandonner la conquête signifiait l'humiliation de la défaite et l'abdication du rôle de grande puissance pour la France. Et puis tout le monde avait bonne conscience ! Je crois que la formule de Victor Hugo est très significative de la fibre colonialiste de l'Opinion publique « C'est la civilisation qui marche sur la barbarie, c'est un peuple éclairé [le peuple français] qui va trouver un peuple dans la nuit [le peuple algérien] »... C'était en 1841 Victor Hugo entendait, par cette formule, rassurer le général Bugeaud, lui-même hostile à la conquête de l'intérieur des terres et qui le fait savoir au Ministère. Mais, comme projet politique, vous avouerez que c'est particulièrement flou.
Pour vous, il n'y avait pas de bonne solution ?
Il n'y avait pas de projet pour l'Algérie associée à la France. Le 16 septembre 1959, De Gaulle fait un discours sur l'autodétermination de l'Algérie : « On peut désormais envisager le jour où les hommes et les femmes qui habitent l'Algérie seront en mesure de décider de leur destin une fois pour toutes ». Lorsqu'il hérite de la situation, il n'a qu'un seul souci se débarrasser le plus vite possible du problème. Il parlait au début d'« indépendance-association ». En fait il ne trouve pas d'autre interlocuteur que le GPRA, issu du FLN, qui impose ses conditions.
Alors que reprochez-vous au Général de Gaulle ?
À de Gaulle, je reproche d'avoir menti. Il s'est d'abord appuyé sur le courant Algérie française, ce qui a constitué ensuite un facteur aggravant dans le drame final, lorsque ceux qui l'avaient porté au pouvoir en 1958 se sont rendu compte de l'énormité du mensonge par lequel il les avait bernés. Il se résout à n'avoir pour seul interlocuteur que le FLN, alors qu'il avait rêvé d'un tiers parti avec lequel négocier. Le Général négocie très vite une indépendance glaçante pour ceux qui s'étaient déclarés ses partisans, il lâche le Sahara sans la moindre contrepartie, et renonce à demander la double nationalité pour les Français d'Algérie. Il veut aller vite. C'est que l'Algérie coûte cher à la France, 20 % environ de son budget global. De Gaulle est pressé de se libérer du « boulet algérien » pour entamer une grande politique française, à la fois économique et diplomatique. On évalue à plusieurs dizaines de milliers de victimes au moins ceux qui sont morts après les accords d'Évian, en particulier les harkis, qui avaient combattu pour l'Algérie française et les Français musulmans. Il est difficile de ne pas poser la question de la part personnelle du général de Gaulle dans cette tragique histoire et vraiment difficile de la poser sans esprit polémique.
L'armée française a-t-elle torturé en Algérie ?
Je consacre un chapitre de mon livre à cette question de la torture, questions sur la question. Dans un échange épistolaire avec l'ethnologue et militante Germaine Tillion, le général Massu, qui commandait les troupes françaises, explique très clairement sa position sur ce sujet : « Je ne me vante pas d'avoir ordonné et couvert la torture, je la considère comme un mal, mais j'explique pourquoi je l'ai autorisée, pour éviter un autre mal plus tragique, l’assassinat par les bombes de votre ami Yacef Saadi d'innombrables victimes innocentes ». Le propos, venant d'un officier supérieur, a le mérite de la franchise ! Mais il faut ajouter trois choses toute l'armée française n'a pas fait que torturer. Les militaires ont tout fait pour mettre la population musulmane de leur côté, jusqu'à organiser des missions d'enseignement dans les villages reculés, les SAS. Par ailleurs le FLN est un parti qui a fait le choix de la violence aveugle et des attentats dès sa création en 1954. Dans le débat que j'ai pu mener avec Benjamin Stora, ce dernier légitime cet usage de la violence en disant que le FLN n'avait pas le choix. La torture est apparue en réponse pour tenter de neutraliser ce terrorisme. Enfin, il y a cette torture dont on ne parle pas à la fin de 1962, explique Raoul Girardet, des militaires « Algérie française » ont été torturés par des forces de police françaises, les fameux barbouzes.
Un mot pour ne pas conclure ?
On a d'abord voulu faire en Algérie une colonie de peuplement sans peuplement. Et puis, on a voulu une société intégrée avec deux types de populations très diverses. L'échec de l'Algérie française, c'est l'échec d'une société multiculturelle.
- Jean Sévillia, Les vérités cachées de la guerre d'Algérie, Fayard, 2019, 23 €
Propos recueillis par l’abbé G. de Tanoüarn monde&vie 11avril 2019 n°969
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire