dimanche 2 août 2020

L'œuvre de Soljénitsyne, témoignage sur l'Union soviétique et le peuple russe 4/4

La Roue Rouge (1972-2009), vaste œuvre inachevée, a pour ambition de constituer une vaste fresque historique du basculement de la Russie de la monarchie tsariste à la dictature bolchevique, monde radicalement nouveau, somme toute en très peu de temps. Les dirigeants politiques connus parfois oubliés, comme les libéraux russes et une masse d'inconnus parmi lesquels le lecteur parfois se perd constituent la trame complexe de l'ouvrage. L'auteur s'est livré pour l'écriture de ce roman historique à un effort consciencieux de documentation; s'il a commis des erreurs de détails relevés par des spécialistes -, le sens général semble juste.

Toutefois, si l'on comprend et partage la détestation de Soljénitsyne pour les dirigeants bolcheviques, le fait de les présenter comme des personnages ridicules, mélange d'intellectuels dogmatiques incompréhensibles, de fous, de simples voleurs qui se donnent bonne conscience en se définissant avant-garde prolétarienne - n'explique pas, au contraire, la Révolution d'Octobre; des personnages aussi nuls n'auraient rien tenté, ou auraient été balayés; ils étaient malgré tout intelligents, organisés, déterminés, d'où leur réussite, qui ne saurait tenir d'un complet, miraculeux, infernal hasard.

De même lors des élections législatives générales à peu près libres suivant la Révolution avortée de 1905, au suffrage universel direct masculin, les électeurs se prononcent majoritairement pour des partis se réclamant du socialisme, certes certainement pas les bolcheviques, mais il ne faudrait pourtant pas au nom de la diversité, du caractère spécifiquement russe de ces socialismes - en particulier celui majoritaire des « socialistes-révolutionnaires » paysans - nier la propension majoritaire de la société russe à des évolutions vers des formes de socialisme. Certes, les électeurs étaient facilement manipulables, l'ont été, mais voir un sain conservatisme russe foncièrement majoritaire relève du vœu rétrospectif. En outre, les vrais conservateurs sont nettement moins nombreux en voix que les libéraux, dont les cercles, très hostiles au tsarisme et aux traditions russes - qualifiées d'arriérations regroupent presque toute l'élite dirigeante - moins la partie suicidaire, numériquement significative, qui donne dans des formes de socialisme - Soljénitsyne réussit à rendre vie à tous ces militants politiques qui ont contribué efficacement à détruire le régime en place qui ne trouve aucun défenseur en février 1917 - et ont été assassinés le plus souvent peu après. C'est un des grands intérêts de son œuvre : si le caractère du petit peuple russe ne réussit pas complètement à emporter l'adhésion par sa recherche excessive du pittoresque, les cercles de réflexion aristocratiques ou bourgeois sont globalement bien rendus.

Dans le contexte de guerre, révocation de la vie de l'arrière se perd un peu dans des chroniques familiales un peu artificielles, complexes, qui tendent à reconstituer ce petit peuple russe disparu à l'évidence idéalisé - même quand il ne paraît pas a priori à son avantage -. Certains portraits demeurent toutefois irrésistibles, comme celui du paysan demi-intellectuel tolstoïen, qui « partageait ses sophismes de lycéen contestataire sur le christianisme primitif, qui imposerait le refus de toute hiérarchie religieuse, et en politique de toute guerre », mais qui est précisément déjà en rupture volontaire. Sinon, il retrouve un ton juste dès qu'il évoque le problème quotidien, central des questions de ravitaillement il est vrai que les meneurs bolcheviques ont réussi à mobiliser les ouvriers menacés de disette, et ont conduit en quelques mois, et sur quelques années, à une situation bien pire de véritable famine : la Révolution aboutit à des millions de morts de faim, en attendant celles à venir provoquées par la collectivisation sous Staline, une décennie plus tard.

Évidemment, on partage le regret rétrospectif de l'auteur un Nicolas II énergique, mieux informé, aurait contenu l'agitation, ce qui aurait évité à la Russie et au monde les affres du Communisme. Mais au final, c'eût été un homme différent. L'impératrice est caricaturée à l'excès certes, son équilibre mental est discuté, mais son rôle de mauvais démon du tsar est exagéré au contraire, sa volonté de partager la mentalité populaire russe aurait pu être vue comme une volonté touchante d'intégration de la part d'une Allemande d'origine après tout Raspoutine, son conseiller occulte, qui la ridiculisait quelque temps peut-être, incarne fort bien la paysannerie superstitieuse, et avait déconseillé absolument l'entrée en guerre fatale au régime en août 1914.

Les opérations militaires, la vie au front sont particulièrement bien rendues, dans leur dimension générale, le niveau des états-majors, des officiers de terrain et des soldats. Soljénitsyne dénonce des erreurs connues dans la conduite russe de la guerre, des offensives mal dirigées avec des pertes énormes, mais soutient que l'effondrement du Front en 1917 est la conséquence directe du sabotage léniniste, voulu par les Allemands. Si la thèse peut paraître excessive, car après trois ans de défaites ou de demi-victoires au mieux très provisoires et sanglantes, l'armée russe était effectivement épuisée plus que la française touchée pourtant par les mutineries de la fin du printemps 1917 -, le rôle destructeur de la Révolution intérieure est indiscutable. On sent l'expérience du terrain de Soljénitsyne, ses souvenirs d'artilleur avec des matériels pas fondamentalement différents d'une guerre à l'autre -, et ses pages sur le premier conflit mondial constituent un apport trop peu connu au genre passé de mode des romans de guerre.

Lire Soljénitsyne permet véritablement de comprendre la perversité extrême du communisme, et son talent d'écrivain possède en outre le don exceptionnel de rendre supportable la lecture d'un catalogue d'absurdités et de monstruosités. On en parle encore trop peu en France, qui possède encore un grand nombre de partis qui se réclament explicitement du communisme au moins un poststalinien et trois trotskystes -, ou implicitement, comme les Verts et les socialistes, presque toujours favorables aux délinquants, réputés socialement proches des prolétaires point de vue bien sûr insultant pour les nombreux travailleurs pauvres et honnêtes

Nicolas BERTRAND Écrits de Paris N°750 Février 2012

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