Sur le plan tactique, il est mal éclairé. Chose là encore facile à savoir a posteriori. Il croit pouvoir près d'Andrinople (aujourd'hui Edirne, en Turquie d'Europe) anéantir une force d'avant-garde gothique isolée de l'ordre de 10 000 hommes. Pourtant, quand Valens arrive sur les lieux, il se heurte à l'armée principale reconstituée, autour de 30 000 hommes, celle du peuple combattant, commandé par son roi Fritigern, retranchée sur une colline derrière des cercles de chariots, protégeant en son cœurs les femmes et enfants. Se retirer sans combattre n'est pas psychologiquement envisageable pour Valens. Malgré la difficulté évidente, surtout par une chaude chaleur d'été desséchant les hommes, il faut donner immédiatement l'ordre de l'assaut. Il n'agit pas de la sorte, proposant une négociation, afin d'obtenir vraisemblablement une soumission honorable des Goths, amenant leur transfert en une autre région de l'Empire; cette idée n'est pas indéfendable en soi, car scindant le problème en plusieurs éléments, mais constitue en ces circonstances une faute. Deux généraux romains prennent d'eux-mêmes la décision qui a trop tardé, ordonnant l'assaut de leurs unités, ce qui conduit à l'attaque générale. Tenir sur place davantage sans eau sous le soleil ardent aurait rendu l'armée de moins en moins capable de se battre, et vulnérable à d'éventuels renforts pour les Wisigoths. Les Goths résistent à plusieurs attaques frontales , la dernière manque d'emporter le cercle des charriots, et de déboucher sur un massacre général. Parfois l'histoire tient à quelques minutes de plus ou de moins. C'est à ce moment que la cavalerie wisigothique, revenant de raids de ravitaillement, entre dans la bataille, tandis que Fritigern tente une sortie à partir des cercles de charriot, dévalant la colline. Les Romains reculent de toutes parts, se trouvent rapidement débordés sur leur gauche par la cavalerie wisigothique. La cavalerie romaine, épuisée par la chaleur pour les réserves, insuffisantes numériquement pour rétablir le cours de la bataille, ne peut affronter son homologue gothique; une partie avait aussi probablement combattu à pieds en soutien à l'assaut massif sur la colline fortifié précédent. Les deux tiers de l'armée romaine, l'empereur Valens et la quasi-totalité des généraux et officiers de l'état major trouvent la mort dans cette bataille. Les unités d'élites de l'armée romaine d'Orient disparaissent, perte irréparable du fait de la qualité irremplaçable de ces troupes, bien plus que le nombre en soi, 12 000 hommes morts.
L'Empire Romain n'a plus les moyens d'éliminer les Wisigoths, s'ils restent unis. Il faut se garder de conclure de manière anachronique et téléologique sur l'avènement de l'armée médiévale, fondée sur la cavalerie, et la fin de l'infanterie antique, fondée sur l'infanterie. Les proportions de fantassins par rapport aux cavaliers à Andrinople sont supérieures chez les Goths; beaucoup de cavaliers romains ont combattu à pieds, peut-être erreur tactique évidente a posteriori, pourtant qui du fait de la configuration du champ de bataille, colline fortifiée, impropre aux chevaux, a été un mouvement logique. Les armements employés sont à peu près identiques. La Bataille d'Andrinople est devenue pour les historiens postérieurs du Vème siècle, qui connaissent les décennies suivantes, ou a fortiori les philosophes de l'Histoire de la Renaissance et du XIXe siècle, parfois curieusement encore repris sans distance critique, le symbole du déclin définitif de l'Empire, le désastre annonçant tous les suivants, jusqu'à la prise de Rome en 410 ou la fin de l'Empire Romain d'Occident en 476; cette conception relève de la reconstruction artificielle, de la facilité de la téléologie; l'Empire malgré cette lourde défaite indiscutable, reste moins menacé en 378-380 que lors des terribles phases d'éclatement interne et d'invasions assez générales - et non localisées dans les Balkans -, des années 250-280. Les élites romaines de l'époque, dans leur grande majorité, ne paniquent pas, et elles ont raison. Il ne faut pas confondre les 15 dernières années d'agonie de la partie occidentale de l'Empire, en effet terribles, avec ce qui reste d’État romain à peu près totalement impuissant, et l'ensemble du monde romain en 378, qui vient certes de subir un désastre militaire, ce qui n'est pas à considérer comme un événement particulièrement rare ou exceptionnel, face aux peuples guerriers germaniques en particulier, ou aux Perses sur le front de l'Est, en Anatolie orientale de Haute-Mésopotamie. Si l'on veut donner dans la philosophie un peu facile sur de l'Histoire longue, ce qui étonne est la fragilité des peuples; les spécialistes recherchent le site précis des combats de 378 au milieu des villages peuplés exclusivement de Turcs musulmans, il ne reste rien des Romains d'Orient - de langue grecque - ou a fortiori des Goths aux blonds cheveux, chrétiens, qui ont totalement disparu depuis très longtemps de la Thrace.
Les Wisigoths et autres peuples envahisseurs dans les Balkans
Dans l'immédiat, après la Bataille d'Andrinople, les Goths ne peuvent exploiter vraiment leur victoire. Leur armée, redoutable sur le champ de bataille, ne possède pas de matériel de siège, ni d'expérience de poliorcétique. Aussi est-elle incapable de prendre les murailles d'Andrinople, toute proche, ou a fortiori celle de Constantinople, riche capitale, sans armée pour la défendre, sinon les milices de citoyens capables tout juste de tenir les campagnes, mais cela suffit.
En 379, le co-empereur Gratien, et son nouveau collègue Théodose, tentent de dissocier le groupe, redoutable des Wisigoths. Théodose en particulier mène plusieurs années de combats et de négociations dans les Balkans, à l'aide d'une armée romaine mobile de qualité, quoiqu'aux effectifs trop réduits pour des batailles d'anéantissements, de l'ordre de 10 000 hommes, contre des guerriers barbares entraînés au total cinq à dix fois plus nombreux, car les infiltrations se poursuivent le long de la frontière devenue totalement poreuse du Danube, dont la moitié seulement peut-être est à considérer comme Wisigoths. Ravagent les Balkans beaucoup d'autres Goths, des Alains, des Huns. Sans oublier les esclaves révoltés; faute d'expérience militaire, ils sont rapidement soumis, ou massacrés, par les uns et les autres. En outre, les Barbares, entre peuples différents particulièrement, s'apprécient peu, et à l'occasion s'affrontent les uns les autres.
Ainsi, en 379, Théodose conclut un accord avec un chef wisigoth chrétien mais orthodoxe professant contrairement aux Ariens, le symbole de Nicée -, Modares, qui se met à son service. Puis en 380-381, il réussit à rallier Athanaric, à la tête d'une petite armée de Wisigoths païens, qui vient lui-même s'installer à Constantinople, où il meurt peu après; ses hommes sont dispersés en Anatolie. L'Empereur exploite les haines religieuses entre Wisigoths, chez lesquels les non-ariens sont forcés de se conformer à ce qui est considéré comme leur foi nationale. En 380, l'armée d'Ostrogoths et d'Alains d'Alatheus et Safrax est bloquée au Sud des Balkans, par une défense habile de Théodose s'appuyant sur les nombreux obstacles des reliefs; elle se tourne alors vers le Nord-Ouest, passant en Pannonie, où Gratien, coempereur, qui administre l'Occident de l'Empire, lui permet de s'installer, avec un statut officiel difficile à préciser, peut-être déjà de "fédéré", c'est-à-dire bénéficiaire d'une reconnaissance par un traité - "fœdus", d'où "fédéré" -, l'Empire peut y gagner, car ces fédérés le protègent des raids dévastateurs des Huns, à l'époque encore à l'Est du Danube, forment donc une marche défensive.
L’installation officielle des Wisigoths dans l’empire
En même temps, Théodose bloque le mouvement de Fritigern vers la Thessalie. Il manœuvre habilement avec des ressources réduites. Il ne peut toutefois raisonnablement espérer vaincre la grande armée des Wisigoths de Fritigern. Certes, le roi-juge des Wisigoths est affaibli par quelques dissidences, des régiments de Goths et leurs familles qui le quittent pour se rallier à l'Empire, et reçoivent des terres, contre l'obligation de service militaire, en Anatolie et en Syrie du Nord, où ils ne risquent pas de submerger les autorités locales; dans le même temps pourtant, il reçoit des renforts considérables, au moins aussi importants, de Goths qui continuent à traverser le Danube. Avant 400, voire 410, il n'y a pas d’État hunnique cohérent au Nord du Danube, contrairement à la Sarmatie - future Ukraine -, ce qui permet de grandes fluidités dans la migration, dont profitent ainsi beaucoup de Goths, voire d'Alains et de Huns dissidents, avant comme après Andrinople. Aussi des négociations sont ouvertes entre Théodose et Fritigern, qui reposent sur un compromis, tenant compte d'un rapport de force relativement équilibré; des philosophes de l'histoire postérieurs ou très postérieurs veulent absolument y voir une scandaleuse capitulation pure et simple des autorités romaines, ce qui est faux. Sur le modèle de l'installation d'Ostrogoths en Pannonie, est conclu en 382 un traité entre Théodose et Fritigern, qui fixe une installation des Wisigoths entre le Danube et les Monts Hémos, aujourd'hui le Grand Balkan, au Nord de la Bulgarie actuelle. Les Wisigoths sont désormais considérés comme peuple autonome allié à l'Empire, gouverné par ses propres chefs selon ses propres lois; ils sont exempts d'impôts; ils doivent le service militaire, mais dans une armée spécifique, et moyennant une solde. Les Romains souhaitant rester dans la zone affectée aux Goths, ou y retourner, conservent le statut et les obligations des citoyens romains; cette disposition reste toute théorique, et appelée à rester telle car ils ont fui depuis plusieurs années; elle marque nonobstant un principe juridique important, le roi des Wisigoths règne sur son peuple, non un territoire et sa population d'ensemble, toujours soumis directement à l'Empereur. Le traité de 382 est à l'origine d'un rapprochement effectif entre Goths et Romains d'Orient un certain nombre de Goths entrent à Constantinople, où beaucoup s'installent, comme fonctionnaires, soldats, ou artisans. Théodose a dans l'ensemble une attitude particulièrement favorable aux Goths. Ils forment en particulier plus de la moitié de ses armées, dont il se sert pour défendre l'Empire sur le Danube, l'Euphrate, ou ses multiples interventions dans l'Occident Romain.
Nicolas BERTRAND. Écrits de Paris N°771 Janvier 2014
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