« Rendez à César ce qu est à César, mais tout est à César ». Ce trait d'humour grinçant résume la pensée de Georges Clemenceau, grand serviteur de l’État sans doute, mais qui s'en faisait une idée si haute qu'il n'a pas hésité à faire tirer sur des grévistes. À balles réelles
C’est dans une tranquille « bicoque » de pécheur vendéen, à Saint-Vincent-sur-Jard, que Georges Clemenceau (1841 1929) a passé le crépuscule de sa vie. Loin, bien loin des lieux qu'il enflamma : la Chambre, Beauvau, Matignon, les tranchées. Sur le lit de la cabane, l'œil est attiré par un grand aplat de couleur ambre une majestueuse peau de tigre.
Au carrefour de deux siècles, l’ombre de Clemenceau trône, imposante, telle la statue du commandeur. Et, un siècle après son arrivée à la tête du gouvernement d'un pays embourbé dans la Grande Guerre, c'est peu de dire que la figure du « Tigre » est toujours sous le feu des projecteurs.
Emmanuel Macron va rendre hommage ce mois de novembre à un Clemenceau qui, jusque-là, était surtout présent dans la bouche de Manuel Valls. Le Catalan, depuis quelques années, est le zélateur public numéro un du « Père la Victoire ». Il s'y réfère sans cesse, se compare à lui sans vergogne; il faut dire que la comparaison ne peut qu'être à l'avantage de Valls. « Premier flic de France » devenu président du Conseil, dreyfusard ferraillant contre l'antisémitisme, laïcard fustigeant « l'obscurantisme », réformiste briseur de grèves, il est son étoile, sa référence. On serait tenté de dire : son saint patron. Valls, lui, a dû se contenter de porter la loi Travail, de lutter contre Dieudonné, de perdre une primaire et de pleurnicher contre l'islamo-gauchisme de ses rivaux. Qu'importe si le costume est trop grand pour lui : la politique est affaire de symboles, même usurpés.
À l’omniprésence politique du souvenir de Clemenceau, il faut ajouter la frénésie éditoriale autour du Tigre; quoi de plus naturel en cette période de centenaire de 14-18 ? Les éditions Robert Laffont viennent ainsi de publier un excellent Dictionnaire Clemenceau (dirigé par S. Brodziak et S. Tomei, préfacé par J.-N Jeanneney). De quoi mieux connaître, de A à Z, ce monstre sacré de la politique française, souvent réduit à des slogans ou à quelques citations.
Un républicain de combat
Clemenceau, c’est d’abord l'histoire d'un homme de gauche, né en 1841 à Mouilleron-en-Pareds. Enraciné en Vendée blanche, il est pourtant un Bleu authentique. C'est que, chez les Clemenceau, on est républicain (et médecin) de père en fils. Paul, l’arrière-grand-père de Georges, était engagé dans les Armées républicaines lors des guerres de Vendée (1793-1796). Le propre père du Tigre, républicain ardent des révolutions de 1830 et 1848, lui a transmis une armature intellectuelle clairement à gauche : on dit qu'un buste de Robespierre trônait sur la cheminée familiale. Dans ces conditions, on ne s’étonne guère du fameux discours que prononcera Clemenceau en janvier 1891 : « La Révolution est un bloc », dont il « prend tout » car « on ne peut rien distraire ». L’orateur ira jusqu'à l’absurde, affirmant que « la Terreur blanche a fait plus de victimes que l'autre » !
C'est à Paris que Georges se lance en politique. Face à la Commune, son attitude est ambivalente mais il plaidera l’amnistie des insurgés. À la chambre des députés, menant les Radicaux, sa verve devient légendaire. Son credo ? L’enracinement de la jeune et fragile République, et la mise en œuvre de ses principes essentiels, au premier chef desquels se trouve la séparation des Églises et de l'État. Il s’en fait l'énergique porte-voix. Puis il prend la tête de l'Intérieur, où se forge son image de « dur », de « premier flic de France » expression créée par l'intéressé lui-même en 1906 et passée à la postérité. De cette période, puis de son premier passage à la tête du Conseil 1906-1909) Clemenceau écope d'une légende noire, celle du « briseur de grèves ». En 1907 dans le Midi, six viticulteurs manifestants meurent dans des violences. En 1908 encore, à Draveil et à Vigneux, des grévistes sont tués. L’antagonisme entre Radicaux et socialistes est à son comble. L'hostilité puissante de la gauche la plus cramoisie à l’encontre du Tigre est une réalité encore aujourd'hui. Tandis que Valls pérore, on n'a pas encore entendu Mélenchon rendre hommage au Tigre… Y aurait-il donc bien « deux gauches irréconciliables » ? Hier, l’antagonisme entre Clemenceau, le jacobin patriote, défenseur de la propriété individuelle, et Jaurès l'internationaliste pacifiste, favorable à la collectivisation des moyens de production. Aujourd'hui, celui opposant d'une part un centre-gauche républicain réformiste, de l'autre une gauche outrancière et « insoumise ». Sous le ciel orageux de la gauche, le Radical a aussi été le pourfendeur de la colonisation tandis que son alter ego Jaurès, héritier de Ferry s’en est fait le défenseur au nom de la diffusion des principes universels de la Révolution. Ce qui n'empêche pas Jean-Pierre Chevènement de clamer que « l'héritage de Clemenceau, c'est l'universalisme », et Vincent Peillon de bouder le Vendéen au profit de Jaurès.
La mémoire de Clemenceau, on le voit, ne peut être que complexe à gauche.
Quand la droite s'en mêle
Mais la postérité du Tigre est surtout indissociable de la Guerre. Lorsqu'il devient président du Conseil pour la seconde fois, le conflit est enlisé. Nous sommes en 1917. Sa conduite des affaires, son patriotisme - loué par Barrés - et, bien sûr, la victoire finale contre les Puissances centrales, ont fini de faire de Clemenceau l’éternel « Père la Victoire ». Les images le montrant, canne en main, parcourant les tranchées au contact des Poilus, sont devenues proprement mythiques. Désormais, ses moustaches se confondent avec un certain visage de la Patrie. C'est en 1918-1919 que la sympathie populaire à l'endroit de Clemenceau atteint son comble. À droite, le « Bloc patriotique » dominant la chambre bleu horizon acclame le Tigre et désire en faire son candidat. Léon Daudet, qui n’avait jamais manqué de ferrailler contre le Radical, publie en janvier 1920 un article dans L’Action Française : « Pourquoi je vote pour Clemenceau ». Même Maurras, en 1918, n'a pas caché son émotion en apprenant la tirade du Président du Conseil : « Politique intérieure, je fais la guerre politique étrangère, je fais la guerre. Je fais toujours la guerre ». L’AF rendra épisodiquement hommage au Tigre, avec tout de même des réserves de Maurras et bien sûr de Bainville.
Mais le charme opère et, dans à peu près toutes les droites, Clemenceau, le vieil ennemi, se mue progressivement en icône. Chez De Gaulle bien sûr; il faut dire que le parallèle entre les deux vainqueurs est trop tentant. Mais aussi chez Séguin, Sarkozy (qui a emprunté au Tigre le titre de son livre Tout pour la France) ou encore Fillon. Pendant la campagne 2017 Clemenceau a même été cité deux fois. Par le candidat LR d'abord, puis par la présidente du FN aussitôt accusée de plagiat. En cause ? La formule prononcée le jour de l'Armistice ! « La France, hier soldat de Dieu, aujourd'hui soldat de l'humanité, sera toujours le soldat de l'idéal »
Témoin d'une époque
On le voit, Clemenceau fait aujourd'hui figure de « grand ancêtre », allègrement récupéré, et ce, par-delà les chapelles et les mémoires. De droite, de gauche, on se bouscule à Mouchamps, en Vendée, pour se recueillir devant sa tombe. Bruno Retailleau (LR) a d'ailleurs écrit à Emmanuel Macron afin que l'hommage national ait lieu en terre vendéenne. Bref au-delà des légendes noires, le vieux Radical à moustache s'est mué en icône « rassembleuse » très à la mode dans la République du « en même temps ». Au risque de diluer le vrai caractère du Tigre ?
Si son souvenir permet aux Français de se rappeler des 1 400 000 de leurs pères morts au front, la Clemenceau-mania ne doit pas faire oublier les conséquences désastreuses de ses traités de paix, et de son acharnement à détruire l’Autriche-Hongrie des Habsbourg. Ni, d'ailleurs, la prodigieuse agressivité d'une IIIe République radicale qui, à l'aube du XXe siècle, fit quasiment des catholiques des « hors-la-loi », pour reprendre l’expression de Jean Sévillia.
A-t-on tout dit de Clemenceau ? Non, bien sur. C'est aussi, qu’on le loue ou qu’on l’abhorre, un homme d’État d'une rare culture,
un érudit, un collectionneur d’art, ami de Monet et féru d'estampes japonaises. Face à un adversaire de ce niveau, la droite de l’époque a su tirer le meilleur d'elle-même. C'est pour répondre à Clemenceau, lequel opposait « la France de Rome et la France de la Révolution » (1902) que Maurras déclama son cri d'amour à notre civilisation.
« Ce suppôt de Genève et de Londres m’a fait sentir clairement que je suis Romain. Par lui, j'ai récité le symbole attaché à mes deux qualités de citoyen français et de membre du genre humain [...] Je suis Romain dès que j'abonde en mon être historique, intellectuel et moral. Je suis Romain parce que si je ne l'étais pas je n aurais à peu près rien de français. Et je n’éprouve jamais de difficultés à me sentir ainsi Romain, les intérêts du catholicisme romain et ceux de la France se confondant presque toujours, ne se contredisant nulle part » (Le dilemme de Marc Sangnier 1906).
C'était le siècle du Tigre et celui du Maître de Martigues. C'était la France, qu'est-ce qu'il en reste ?
François La Choüe monde&vie 9 novembre 2017 n°947
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