Les ouvrages des années 90
Pourquoi l’indubitable fascination pour la glèbe russe ne doit pas nous inciter à considérer la pensée politique de Soljénitsyne comme un pur tellurisme « thalassophobe » ? Dans ses ouvrages ultérieurs, comme « L’erreur de l’Occident » (1980), encore fort emprunt d’un antisoviétisme propre à la dissidence issue du goulag, comme « Nos pluralistes » (1983), « Comment réaménager notre Russie ? » (1990) et « La Russie sous l’avalanche » (1998), Soljénitsyne prendra conscience de beaucoup de problèmes géopolitiques : il évoquera les manœuvres communes des flottes américaine, turque et ukrainienne en Mer Noire et entreverra tout l’enjeu que comporte cette mer intérieure pour la Russie ; il parlera aussi des Kouriles, pierre d’achoppement dans les relations russo-japonaises, et avant-poste de la Russie dans les immensités du Pacifique ; enfin, il évoquera aussi, mais trop brièvement, la nécessité d’avoir de bons rapports avec la Chine et l’Inde, ouvertures obligées vers deux grands océans de la planète : l’Océan Indien et le Pacifique. « La Russie sous l’avalanche », de 1998, est à cet égard l’ouvrage de loin le mieux construit de tous les travaux politiques de Soljénitsyne au soir de sa vie. Le livre est surtout une dénonciation de la politique de Boris Eltsine et du type d’économie qu’ont voulu introduire des ministres comme Gaïdar et Tchoubaïs. Leur projet était d’imposer les critères du néo-libéralisme en Russie, notamment par la dévaluation du rouble et par la vente à l’encan des richesses du pays. Nous y reviendrons.
La genèse de l’œuvre et de la pensée politique de Soljénitsyne doit donc être recherchée dans les discussions entre prisonniers à la Sharashka, dans la « Prison spéciale n°16 », où étaient confinés des intellectuels, contraints de travailler pour l’armée ou pour l’Etat. Soljénitsyne purgera donc in extenso les huit années de détention auxquelles il avait été condamné en 1945, immédiatement après son arrestation sur le front, en Prusse Orientale. Il ne sera libéré qu’en 1953. De 1953 à 1957, il vivra en exil, banni, à Kok-Terek au Kazakhstan, où il exercera la modeste profession d’instituteur de village. Il rédige « Le Pavillon des cancéreux », suite à un séjour dans un sanatorium. Réhabilité en 1957, il se fixe à Riazan. Son besoin de solitude demeure son trait de caractère le plus spécifique, le plus étalé dans la durée. Il s’isole et se retire dans des cabanes en forêt.
La parution d’ « Une journée d’Ivan Denissovitch »
La consécration, l’entrée dans le panthéon de la littérature universelle, aura lieu en 1961-62, avec la publication d’ « Une journée d’Ivan Denissovitch », un manuscrit relatant la journée d’un « zek » (le terme soviétique pour désigner un détenu du goulag). Lev Kopelev avait lu le manuscrit et en avait décelé le génie. Surfant sur la vague de la déstalinisation, Kopelev s’adresse à un ami de Khrouchtchev au sein du Politburo de l’Union Soviétique, un certain Tvardovski. Khrouchtchev se laisse convaincre. Il autorise la publication du livre, qu’il perçoit comme un témoignage intéressant pour appuyer sa politique de déstalinisation. « Une journée d’Ivan Denissovitch » est publiée en feuilleton dans la revue « Novi Mir ». Personne n’avait jamais pu exprimer de manière aussi claire, limpide, ce qu’était réellement l’univers concentrationnaire. Ivan Denissovitch Choukhov, dont Soljénitsyne relate la journée, est un paysan, soit l’homme par excellence selon Soljénitsyne, désormais inscrit dans la tradition ruraliste des slavophiles russes. Trois vertus l’animent malgré son sort : il reste goguenard, ne croit pas aux grandes idées que l’on présente comme des modèles mirifiques aux citoyens soviétiques ; il est impavide et, surtout, ne garde aucune rancune : il pardonne. L’horreur de l’univers concentrationnaire est celle d’un interminable quotidien, tissé d’une banalité sans nom. Le bonheur suprême, c’est de mâchonner lentement une arête de poisson, récupérée en « rab » chez le cuisinier. Dans cet univers, il y a peut-être un salut, une rédemption, en bout de course pour des personnalités de la trempe d’un Ivan Denissovitch, mais il n’y en aura pas pour les salauds, dont la définition n’est forcément pas celle qu’en donnait Sartre : le salaud dans l’univers éperdument banal d’Ivan Denissovitch, c’est l’intellectuel ou l’esthète désincarnés.
Trois personnages animent la journée d’Ivan Denissovitch : Bouynovski, un communiste qui reste fidèle à son idéal malgré son emprisonnement ; Aliocha, le chrétien renonçant qui refuse une église inféodée à l’Etat ; et Choukhov, le païen stoïque issu de la région de Riazan, dont il a l’accent et dont il maîtrise le dialecte. Soljénitsyne donnera le dernier mot à ce païen stoïque, dont le pessimisme est absolu : il n’attend rien ; il cultive une morale de la survie ; il accomplit sa tâche (même si elle ne sert à rien) ; il ne renonce pas comme Aliocha mais il assume son sort. Ce qui le sauve, c’est qu’il partage ce qu’il a, qu’il fait preuve de charité ; le négateur païen du Dieu des chrétiens refait, quand il le peut, le geste de la Cène. En cela, il est le modèle de Soljénitsyne.
Retour de pendule
« Une journée d’Ivan Denissovitch » connaît un succès retentissant pendant une vingtaine de mois mais, en 1964, avec l’accession d’une nouvelle troïka au pouvoir suprême en Union Soviétique, dont Brejnev était l’homme fort, s’opère un retour de pendule. En 1965, le KGB confisque le manuscrit du « Premier cercle ». En 1969, Soljénitsyne est exclu de l’association des écrivains. En guise de riposte à cette exclusion, les Suédois lui accordent le Prix Nobel de littérature en 1970. Soljénitsyne ne pourra pas se rendre à Stockholm pour le recevoir. La répression post-khrouchtchévienne oblige Soljénitsyne, contre son gré, à publier « L’Archipel goulag » à l’étranger. Cette publication est jugée comme une trahison à l’endroit de l’URSS. Soljénitsyne est arrêté pour trahison et expulsé du territoire. La nuit du 12 au 13 février 1974, il débarque d’un avion à l’aéroport de Francfort sur le Main en Allemagne puis se rend à Zurich en Suisse, première étape de son long exil, qu’il terminera à Cavendish dans le Vermont aux Etats-Unis. Ce dernier refuge a été, pour Soljénitsyne, un isolement complet de dix-huit ans.
Euphorie en Occident
De 1974 à 1978, c’est l’euphorie en Occident. Soljénitsyne est celui qui, à son corps défendant, valorise le système occidental et réceptionne, en sa personne, tout le mal que peut faire subir le régime adverse, celui de l’autre camp de la guerre froide. C’est la période où émerge du néant la « nouvelle philosophie » à Paris, qui se veut antitotalitaire et se réclame de Soljénitsyne sans pourtant l’avoir lu entièrement, sans avoir capté véritablement le message du « Premier cercle », le glissement d’un léninisme de bon aloi, parce qu’antistalinien, vers des positions slavophiles, totalement incompatibles avec celles de la brochette d’intellos parisiens qui se vantaient d’introduire dans le monde entier une « nouvelle philosophie » à prétentions universalistes. La « nouvelle philosophie » révèle ainsi son statut de pure fabrication médiatique. Elle s’est servi de Soljénitsyne et de sa dénonciation du goulag pour faire de la propagande pro-américaine, en omettant tous les aspects de son œuvre qui indiquaient des options incompatibles avec l’esprit occidental. Dans ce contexte, il faut se rappeler que Kissinger avait empêché Gerald Ford, alors président des Etats-Unis, d’aller saluer Soljénitsyne, car, avait-il dit, sans nul doute en connaissant les véritables positions slavophiles de notre auteur, « ses vues embarrassent même les autres dissidents » (c’est-à-dire les « zapadnikis », les occidentalistes). Ce hiatus entre le Soljénitsyne des propagandes occidentales et de la « nouvelle philosophie », d’une part, et le Soljénitsyne véritable, slavophile et patriote russe anti-impérialiste, d’autre part, conduira à la thèse centrale d’un ouvrage polémique de notre auteur, « Nos pluralistes » (1983). Dans ce petit livre, Soljénitsyne dénonce tous les mécanismes d’amalgame dont usent les médias. Son argument principal est le suivant : les « pluralistes », porte-voix des pseudo-vérités médiatiques, énoncent des affirmations impavides et non vérifiées, ne retiennent jamais les leçons de l’histoire réelle (alors que Soljénitsyne s’efforce de la reconstituer dans la longue fresque à laquelle il travaille et qui nous emmène d’août 1914 au triomphe de la révolution) ; les « pluralistes », qui sévissent en Russie et y répandent la propagande occidentale, avancent des batteries d’arguments tout faits, préfabriqués, qu’on ne peut remettre en question, sous peine de subir les foudres des nouveaux « bien-pensants ». Le « pluralisme », parce qu’il refuse toute contestation de ses propres a priori, n’est pas un pluralisme et les « pluralistes » qui s’affichent tels sont tout sauf d’authentiques pluralistes ou de véritables démocrates.
Dès 1978, dès son premier discours à Harvard, Soljénitsyne dénonce le vide spirituel de l’Occident et des Etats-Unis, leur matérialisme vulgaire, leur musique hideuse et intolérable, leur presse arrogante et débile qui viole sans cesse la vie privée. Ce discours jette un froid : « Comment donc ! Ce Soljénitsyne ne se borne pas à n’être qu’un simple antistalinien antitotalitaire et occidentaliste ? Il est aussi hostile à toutes les mises au pas administrées aux peuples par l’hegemon américain ! ». Scandale ! Bris de manichéisme ! Insolence à l’endroit de la bien-pensance !
« La Roue Rouge »
De 1969 à 1980, Soljénitsyne va se consacrer à sa grande œuvre, celle qu’il s’était promise d’écrire lorsqu’il était enfermé entre les murs de la Sharashka. Il s’attelle à la grande fresque historique de l’histoire de la Russie et du communisme. La série intitulée « La Roue Rouge » commence par un volume consacré à « Août 1914 », qui paraît en français, à Paris, en 1973, peu avant son expulsion d’URSS. La parution de cette fresque en français s’étalera de 1973 à 1997 (« Mars 1917 » paraitra en trois volumes chez Fayard). « Août 1914 » est un ouvrage très dense, stigmatisant l’amateurisme des généraux russes et, ce qui est plus important sur le plan idéologique et politique, contient une réhabilitation de l’œuvre de Stolypine, avec son projet de réforme agraire. Pour retourner à elle-même, sans sombrer dans l’irréalisme romantique ou néo-slavophile, après les sept décennies de totalitarisme communiste, la Russie doit opérer un retour à Stolypine, qui fut l’unique homme politique russe à avoir développé un projet viable, cohérent, avant le désastre du bolchevisme. La perestroïka et la glasnost ne suffisent pas : elles ne sont pas des projets réalistes, ne constituent pas un programme. L’espoir avant le désastre s’appelait Stolypine. C’est avec son esprit qu’il faut à nouveau communier. Les autres volumes de la « Roue Rouge » seront parachevés en dix-huit ans (« Novembre 1916 », « Mars/Février 1917 », « Août 1917 »). « Février 1917 » analyse la tentative de Kerenski, stigmatise l’indécision de son régime libéral, examine la vacuité du blabla idéologique énoncé par les mencheviks et démontre que l’origine du mal, qui a frappé la Russie pendant sept décennies, réside bien dans ce libéralisme anti-traditionnel. Après la perestroïka, la Russie ne peut en aucun cas retourner à un « nouveau février », comme le faisait Boris Eltsine. La réponse de Soljénitsyne est claire : pas de nouveau menchevisme mais, une fois de plus, retour à Stolypine. « Février 1917 » rappelle aussi le rôle du banquier juif allemand Halphand, alias Parvus, dans le financement de la révolution bolchevique, avec l’appui des autorités militaires et impériales allemandes, soucieuses de se défaire d’un des deux fronts sur lequel combattaient leurs armées. Les volumes de la « Roue Rouge » ne seront malheureusement pas des succès de librairie en France et aux Etats-Unis (sauf « Août 1914 ») ; en Russie, ces volumes sont trop longs à lire pour la jeune génération.
Retour à Moscou par la Sibérie
Le 27 mai 1994, Soljénitsyne retourne en Russie et débarque à Magadan en Sibérie orientale, sur les côtes de la Mer d’Okhotsk. Son arrivée à Moscou sera précédée d’un « itinéraire sibérien » de deux mois, parcouru en dix-sept étapes. Pour notre auteur, ce retour en Russie par la Sibérie sera marqué par une grande désillusion, pour cinq motifs essentiellement : 1) l’accroissement de la criminalité, avec le déclin de toute morale naturelle ; 2) la corruption politique omniprésente ; 3) le délabrement général des cités et des sites industriels désaffectés, de même que celui des services publics ; 4) la démocratie viciée ; 5) le déclin spirituel.
La position de Soljénitsyne face à la nouvelle Russie débarrassée du communisme est donc celle du scepticisme (tout comme Alexandre Zinoviev) à l’égard de la perestroïka et de la glasnost. Gorbatchev, aux yeux de Soljénitsyne et de Zinoviev, n’inaugure donc pas une renaissance mais marque le début d’un déclin. Le grand danger de la débâcle générale, commencée dès la perestroïka gorbatchévienne, est de faire apparaître le système soviétique désormais défunt comme un âge d’or matériel. Soljénitsyne et Zinoviev constatent donc le statut hybride du post-soviétisme : les résidus du soviétisme marquent encore la société russe, l’embarrassent comme un ballast difficile à traîner, et sont désormais flanqués d’éléments disparates importés d’Occident, qui se greffent mal sur la mentalité russe ou ne constituent que des scories dépourvus de toute qualité intrinsèque.
Critique du gorbatchévisme et de la politique d’Eltsine
Déçu par le gorbatchévisme, Soljénitsyne va se montrer favorable à Eltsine dans un premier temps, principalement pour le motif qu’il a été élu démocratiquement. Qu’il est le premier russe élu par les urnes depuis près d’un siècle. Mais ce préjugé favorable fera long feu. Soljénitsyne se détache d’Eltsine et amorce une critique de son pouvoir pour deux raisons : 1) il n’a pas défendu les Russes ethniques dans les nouvelles républiques de la CEI ; 2) il vend le pays et ses ressources à des consortiums étrangers.
Au départ, Soljénitsyne était hostile à Poutine, considérant qu’il était une figure politique issue des cénacles d’Eltsine. Mais Poutine, discret au départ, va se métamorphoser et se poser comme celui qui combat les stratégies de démembrement préconisées par Zbigniew Brzezinski, notamment dans son livre « Le Grand Echiquier » (« The Grand Chessboard »). Il est l’homme qui va sortir assez rapidement la Russie du chaos suicidaire de la « Smuta » (2) post-soviétique. Soljénitsyne se réconciliera avec Poutine en 2007, arguant que celui-ci a hérité d’un pays totalement délabré, l’a ensuite induit sur la voie de la renaissance lente et graduelle, en pratiquant une politique du possible. Cette politique vise notamment à conserver les richesses minières, pétrolières et gazières de la Russie entre des mains russes.
Le voyage en Vendée
En 1993, sur invitation de Philippe de Villers, Soljénitsyne se rend en Vendée pour commémorer les effroyables massacres commis par les révolutionnaires français deux cent années auparavant. Les « colonnes infernales » des « Bleus » pratiquaient la politique de « dépopulation » dans les zones révoltées, politique qui consistait à exterminer les populations rurales entrées en rébellion contre la nouvelle « république ». Dans le discours qu’il tiendra là-bas le 25 septembre 1993, Soljénitsyne a rappelé que les racines criminelles du communisme résident in nuce dans l’idéologie républicaine de la révolution française ; les deux projets politiques, également criminels dans leurs intentions, sont caractérisés par une haine viscérale et insatiable dirigée contre les populations paysannes, accusées de ne pas être réceptives aux chimères et aux bricolages idéologiques d’une caste d’intellectuels détachés des réalités tangibles de l’histoire. La stratégie de la « dépopulation » et la pratique de l’exterminisme, inaugurés en Vendée à la fin du 18ème siècle, seront réanimées contre les koulaks russes et ukrainiens à partir des années 20 du 20ème siècle. Ce discours, très logique, présentant une généalogie sans faille des idéologies criminelles de la modernité occidentale, provoquera la fureur des cercles faisandés du « républicanisme » français, placés sans ménagement aucun par une haute sommité de la littérature mondiale devant leurs propres erreurs et devant leur passé nauséabond. Soljénitsyne deviendra dès lors une « persona non grata », essuyant désormais les insultes de la presse parisienne, comme tous les Européens qui osent professer des idées politiques puisées dans d’autres traditions que ce « républicanisme » issu du cloaque révolutionnaire parisien (cette hostilité haineuse vaut pour les fédéralistes alpins de Suisse ou de Savoie, de Lombardie ou du Piémont, les populistes néerlandais ou slaves, les solidaristes ou les communautaristes enracinés dans des continuités politiques bien profilées, etc. qui ne s’inscrivent dans aucun des filons de la révolution française, tout simplement parce que ces filons n’ont jamais été présents dans leurs pays). On a même pu lire ce titre qui en dit long dans une gazette jacobine : « Une crapule en Vendée ». Tous ceux qui n’applaudissent pas aux dragonnades des « colonnes infernales » de Turreau reçoivent in petto ou de vive voix l’étiquette de « crapule ».
Octobre 1994 : le discours à la Douma
En octobre 1994, Soljénitsyne est invité à la tribune de la Douma. Le discours qu’il y tiendra, pour être bien compris, s’inscrit dans le cadre général d’une opposition, ancienne mais revenue à l’avant-plan après la chute du communisme, entre, d’une part, occidentalistes (zapadniki) et, d’autre part, slavophiles (narodniki ou pochvenniki, populistes ou « glèbistes »). Cette opposition reflète le choc entre deux anthropologies, représentées chacune par des figures de proue : Sakharov pour les zapadniki et Soljénitsyne pour les narodniki. Sakharov et les zapadniki défendaient dans ce contexte une « idéologie de la convergence », c’est-à-dire d’une convergence entre les « deux capitalismes » (le capitalisme de marché et le capitalisme monopoliste d’Etat). Sakharov et son principal disciple Alexandre Yakovlev prétendaient que cette « idéologie de la convergence » annonçait et préparait une « nouvelle civilisation mondiale » qui adviendrait par le truchement de l’économie. Pour la faire triompher, il faut « liquider les atavismes », encore présents dans la religion et dans les sentiments nationaux des peuples et dans les réflexes de fierté nationale. La liquidation des atavismes s’effectuera par le biais d’un « programme de rééducation » qui fera advenir une « nouvelle raison ». Dans son discours à la Douma, Soljénitsyne fustige cette « idéologie de la convergence » et cette volonté d’éradiquer les atavismes. L’une et l’autre sont mises en œuvre par les « pluralistes » dont il dénonçait déjà les manigances et les obsessions en 1983. Ces « pluralistes » ne se contentent pas d’importer des idées occidentales préfabriquées, tonnait Soljénitsyne du haut de la chaire de la Douma, mais ils dénigrent systématique l’histoire russe et toutes les productions issues de l’âme russe : le discours des « pluralistes » répète à satiété que les Russes sont d’incorrigibles « barbares », sont « un peuple d’esclaves qui aiment la servitude », qu’ils sont mâtinés d’esprit mongol ou tatar et que le communisme n’a jamais été autre chose qu’une expression de cette barbarité et de cet esprit de servitude. Le programme du « républicanisme » et de l’ « universalisme » français (parisien) est très similaire à celui des « pluralistes zapadnikistes » russes : les Français sont alors campés comme des « vichystes » sournois et incorrigibles et toutes les idéologies françaises, même celles qui se sont opposées à Vichy, sont accusées de receler du « vichysme », comme le personnalisme de Mounier ou le gaullisme. C’est contre ce programme de liquidation des atavismes que Soljénitsyne s’insurge lors de son discours à la Douma d’Etat. Il appelle les Russes à le combattre. Ce programme, ajoutait-il, s’enracine dans l’idéologie des Lumières, laquelle est occidentale et n’a jamais procédé d’un humus russe. L’âme russe, par conséquent, ne peut être tenue responsable des horreurs qu’a générées l’idéologie des Lumières, importation étrangère. Rien de ce qui en découle ne peut apporter salut ou solutions pour la Russie postcommuniste. Soljénitsyne reprend là une thématique propre à toute la dissidence est-européenne de l’ère soviétique, qui s’est révoltée contre la volonté d’une minorité activiste, détachée du peuple, de faire advenir un « homme nouveau » par dressage totalitaire (Leszek Kolakowski). Cet homme nouveau ne peut être qu’un sinistre golem, qu’un monstre capable de toutes les aberrations et de toutes les déviances politico-criminelles.
« Comment réaménager notre Russie ? »
Mais en quoi consiste l’alternative narodniki, préconisée par Soljénitsyne ? Celui-ci ne s’est-il pas contenté de fustiger les pratiques métapolitiques des « pluralistes » et des « zapadnikistes », adeptes des thèses de Sakharov et Yakovlev ? Les réponses se trouvent dans un ouvrage paru en 1991, « Comment réaménager notre Russie ? ». Soljénitsyne y élabore un véritable programme politique, valable certes pour la Russie, mais aussi pour tous les pays souhaitant se soustraire du filon idéologique qui va des « Lumières » au « Goulag ».
Soljénitsyne préconise une « démocratie qualitative », basée sur un vote pour des personnalités, dégagée du système des partis et assise sur l’autonomie administrative des régions. Une telle « démocratie qualitative » serait soustraite à la logique du profit et détachée de l’hyperinflation du système bancaire. Elle veillerait à ne pas aliéner les ressources nationales (celles du sol, les richesses minières, les forêts), en n’imitant pas la politique désastreuse d’Eltsine. Dans une telle « démocratie qualitative », l’économie serait régulée par des normes éthiques. Son fonctionnement serait protégé par la verticalité d’un pouvoir présidentiel fort, de manière à ce qu’il y ait équilibre entre la verticalité de l’autorité présidentielle et l’horizontalité d’une démocratie ancrée dans la substance nationale russe et liée aux terres russes.
La notion de « démocratie qualitative »
Une telle « démocratie qualitative » passe par une réhabilitation des villages russes, explique Soljénitsyne en s’inscrivant très nettement dans le filon slavophile russe, dont les inspirations majeures sont ruralistes et « glèbistes » (pochvenniki). Cette réhabilitation a pour corollaire évident de promouvoir, sur les ruines du communisme, des communautés paysannes ou un paysannat libre, maîtres de leur propre sol. Cela implique ipso facto la liquidation du système kolkhozien. La « démocratie qualitative » veut également réhabiliter l’artisanat, un artisanat qui serait propriétaire de ses moyens de production. Les fonctionnaires ont été corrompus par la libéralisation post-soviétique. Ce fonctionnariat devenu voleur devrait être éradiqué pour ne laisser aucune chance au « libéralisme de type mafieux », précisément celui qui s’installait dans les marges du pouvoir eltsinien. La Russie sera sauvée, et à nos yeux pas seulement la Russie, si elle se débarrasse de toutes les formes de gouvernement dont la matrice idéologique et « philosophique » dérive des Lumières et du matérialisme qui en découle. Les formes de « libéralisme » et de fausse démocratie, de démocratie sans qualités, ouvrent la voie aux techniques de manipulation, donc à l’asservissement de l’homme par le biais de son déracinement, conclut Soljénitsyne. Dans le vide que créent ces formes politiques dérivées des Lumières, s’installe généralement la domination étrangère par l’intermédiaire d’une dictature d’idéologues, qui procèdent de manière systématique et sauvage à l’asservissement du peuple. Cette domination, étrangère à la substance populaire, enclenche un processus de décadence et de déracinement qui détruit l’homme, dit Soljénitsyne en se mettant au diapason du « renouveau ruraliste » de la littérature russe des années 60 à 80, dont la figure de proue fut Valentin Raspoutine.
À suivre
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