Avant d'être récupéré par des figures de l’intelligentsia parisienne post-soixante-huitarde comme Deleuze ou Foucault dans un sens libéral-libertaire, Nietzsche a longtemps été affublé d'une chemise brune.
Parmi ses contempteurs les plus virulents, le philosophe marxiste Georg Lukacs, qui consacre dans La Destruction de la raison un chapitre à « Nietzsche, fondateur de l'irrationalisme de la période impérialiste », voit en lui le précurseur intellectuel du national-socialisme.
Pourtant avant 1914, l'enseignement nietzschéen est surtout reçu par des dissidents et des radicaux féministes, socialistes et anarchistes. Certains marxistes présentent Nietzsche comme le chantre de la classe aristocratique dominante en Allemagne à la fin du XIXe siècle, alors que celle-ci lui serait plutôt hostile, son antichristianisme sapant les bases de la société traditionnelle. Quant à la droite allemande la plus virulente, celle des pangermanistes, elle le rejette. Friedrich Lange, auteur en 1900 d'un essai intitulé Gobineau und Nietzsche, affirme que la philosophie de Nietzsche est juste bonne « pour les névrosés et les littérateurs », « les artistes et les femmes hystériques ». De même, Otto Bonhard réfute « l’anarchisme nietzschéen ». Les rapports sont pires avec les antisémites. L'un des plus en vue est alors Theodor Fritsch. Premier traducteur allemand des Protocoles des sages de Sion et auteur d'un Antisemiten-Katechismus à la diffusion énorme, il finira député nazi. Recensant Par-delà bien et mal, il prétend n'y avoir trouvé qu'une « exaltation des juifs et une âpre condamnation de l'antisémitisme ». Il accuse Nietzsche d'être un « philosophe superficiel », ne nourrissant « aucune compréhension pour l'essence de la nation » et dont les écrits ne sont qu'« idioties superficielles d'un pauvre savant de pacotille, corrompu par les juifs ». Il est vrai que pour Nietzsche, qui dans Généalogie de la morale oppose la morale aristocratique à la morale de ressentiment - morale judéo-chrétienne à l'état pur -, l'antisémitisme contemporain, en s'attaquant à la richesse et au pouvoir des Juifs, n'exprime qu'un ressentiment des ratés de la vie.
Nietzsche et le national-socialisme
C’est grâce à Moeller van den Bruck et Spengler que Nietzsche entre dans le panthéon idéologique de la droite allemande, devenant la référence philosophique de la Révolution conservatrice.
Au contraire, l'un des premiers compagnons d'Hitler Dietrich Eckhart, voit en Nietzsche « un malade par hérédité ». Pour lui, son individualisme égoïste est totalement incompatible avec l'idéal communautaire nazi; mais surtout, il ne croit pas à la légende d'un Nietzsche aimant son pays malgré ses vitupérations anti-allemandes. En fait, c'est l'héritage d'une certaine Allemagne que Nietzsche refuse. Dans L'Antéchrist, il énumère « ses ennemis personnels » : la Réforme, Leibniz, la guerre de libération contre Napoléon, le Reich wilhelmien. À cause de Luther « les Allemands ont frustré l'Europe de la dernière grande moisson de culture que l'Europe aurait dû engranger : la Renaissance », et « ils ont sur la conscience l'espèce la plus malpropre de christianisme qui soit, la plus incurable, la moins facile à réfuter le protestantisme... » De même, si Nietzsche conspue l'Allemagne bismarckienne, « cette vieille mijaurée puritaine », Lukacs précise que « Nietzsche a toujours critiqué Bismarck d'un point de vue de droite, parce que selon lui, Bismarck n'était pas assez délibérément impérialiste et réactionnaire ».(1)
Dans Mein Kampf aucune allusion directe à Nietzsche, qui n'est pas mentionné dans l'index des noms propres. Il n'est pas plus question de lui dans le Second livre d'Hitler ou encore dans ses Libres propos. Seul témoignage contraire, celui du controversé Rauschning qui rapporte une conversation dans laquelle Hitler se livre à une vibrante apologie de la volonté de puissance et cite un passage de Zarathoustra à l'appui de sa propre conception de l'homme nouveau. Toutefois, Hitler apportera sa contribution personnelle à la Nietzsche Bewegung, l'opération de promotion et de récupération du philosophe. Il rendra plusieurs fois visite au Nietzsche-Archiv, alors dirigé par sa sœur Elisabeth. Celle-ci lui fera don de la canne que son frère utilisait au cours de ses promenades. Il se fera même photographier auprès du buste de Nietzsche à l'occasion d'une de ses visites. En 1944, pour le centième anniversaire de la naissance du philosophe, il offrira à Mussolini une édition complète de ses œuvres, spécialement exécutée.
Il en va de même en ce qui concerne le principal idéologue nazi, Alfred Rosenberg. Dans Le Mythe du XXe siècle Nietzsche est cité à plusieurs reprises, mais une seule fois dans un contexte politique. Rosenberg le range, avec Lagarde et Wagner au nombre des rares esprits clairvoyants « au milieu d'un monde insensé ».(2) Pour lui, « son appel au surhomme fut une puissante exagération de la vie intime asservie, étouffée par la pression matérialiste de son temps », mais l'époque falsifia son combat le plus profond : « Les étendards rouges et les prédicateurs marxistes itinérants se rangèrent alors sous la bannière de Nietzsche alors que celui-ci précisément le seul à avoir démasqué, avec autant de raillerie, l'aspect démentiel de leur doctrine. En son nom, les sémites et les nègres infectèrent la race, alors qu'il aspirait au redressement racial. »(3)
La Nietzsche Bewegung
Rosenberg, dans un article du Vôlkischer Beobachter du 8 décembre 1933, donne son aval officiel à la Nietzsche Bewegung qui vise à souligner les points communs entre Nietzsche et le nazisme race des conquérants, volonté de puissance, sélection et dressage, etc. On aboutit à la théorie de l'accomplissement, die Erfüllung, le nazisme accomplissant la philosophie nietzschéenne. C'est d'ailleurs le titre, en 1934, d'un ouvrage de Fritz Giese qui estime que si Mussolini a été le premier à faire passer les idées politiques de Nietzsche dans la réalité, le nazisme s'engage dans la même voie.
Figure de la Révolution conservatrice ralliée au nazisme, l'universitaire Alfred Bäumler est le principal responsable de l'annexion de Nietzsche par le régime. Dans Nietzsche, der Philosoph und Politiker(1930), il privilégie le Nietzsche agonal au Nietzsche dionysiaque et définit sa pensée comme un « réalisme existentiel » ou un « réalisme héraclitéen ». Pour lui Nietzsche est, comme Héraclite, un philosophe du devenir de la lutte, de la volonté de puissance. Cependant, le jugement sur Nietzsche n'est pas unanime sous le IIIe Reich. C’est ainsi qu'il est à peine mentionné dans Die philosophischen Grundlagen des National-Sozialismus (Les Fondements philosophiques du national-socialisme), brochure publiée en 1935 sous la direction d'Otto Dietrich, très officiel Reichspressechef du NSDAP Pour Arthur Drews, classé par Armin Mohler parmi « les principaux adeptes de la foi allemande », « il est incroyable que l'on ait présenté Nietzsche comme le philosophe du national-socialisme »(4) alors qu'il est « un ennemi de tout ce qui est allemand », et que son individualisme absolu s'oppose radicalement au « credo national-socialiste : l'intérêt collectif sur l'individuel ». Dans Nietzsche, Juden, Antijuden (1936), le philosophe est accusé de « philosémitisme » par le wagnérien Curtvon Westernhagen qui affirme que le point de départ de « l'hostilité de Nietzsche contre Wagner » était « le juif Dr Paul Rée ». En 1938 Christoph Stendig, dans son volumineux Das Reich und die Kranckheit der europaïschen Kultur reproche à Nietzsche son philosémitisme, son antigermanisme, ses propos contre l'État. Nietzsche, qui fit de la Suisse sa patrie d'élection et renia l'Allemagne bismarckienne, est accusé d'apolitisme et d'être partisan d'une helvétisation du Reich. Pour lui, Nietzsche, « le grand écartelé », est un esprit « malade », produit de la grande ville moderne, aux origines raciales douteuses - c'est un Balte oriental, à demi Slave. Son surhomme n'est qu'un individu à l'intellectualité hypertrophiée. Avec Giorgio Locchi nous pouvons conclure que « s'il est vrai que le national-socialisme fut "nietzschéen" puisqu'il se situait à l'intérieur de la dialectique anti-égalitaire dont Frédéric Nietzsche a contribué à préciser les contours, il est faux que tout "nietzschéisme"soit national-socialiste ».(5)
1 Georg Lucaks, La Destruction de la raison (Delga, 2006), pp.94-95.
2 Alfred Rosenberg, Le Mythe du XXe siècle (Avalon, 1986), p. 500.
3 ibid,p.499.
4 Arthur Drews, « Nietzsche als Philosoph des nationalsozialismus ? », NordischeStim-mern%1934,pp.172-179.
5 Giorgio Locchi, « Nietzsche et ses "récupérateurs" », Nouvelle Ecole n°18, mai-juin 1972, p.88.
Edouard Rix Réfléchir&Agir N°62
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