À plus de quatre-vingts ans, Zbigniew Brzezinski revient au pouvoir aux États-Unis. Sans poste officiel mais il ne cherche plus les honneurs. Pour l'ancien conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter Barack Obama est le Président rêvé pour mettre en oeuvre sa doctrine. Avec la bénédiction de l'Europe.
« Bush est mort, vive Obama ! » C'est bien, et jusqu'à la nausée, ce que scandent en chœur, depuis des semaines, urbi et orbi, parodiant la formule traditionnelle de nos Anciens Régimes, les partisans, pêle-mêle ou au choix, de l'atlantisme, du mondialisme multilatéral, de l'hégémonie états-unienne, du cosmopolitisme « post-moderne » et du multiculturalisme « post-racial ». L'antienne est connue et affirmée de façon tonitruante depuis le mois de novembre l'Amérique, enfin débarrassée de ses mauvais génies « néo-conservateurs » et fondamentalistes, va pouvoir désormais redevenir pour de bon ce qu'elle a toujours été et ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être, la grande démocratie avancée et éclairée qui, comme jadis en Europe la Prusse de Frédéric II aux yeux des philosophes des Lumières, a été missionnée par l'Histoire, bien plus encore que par le Dieu de la Bible, pour expurger du monde le Mal - ce Mal tenace, protéiforme, archaïque et omniprésent, celui des papes, des rois, des bolcheviks, des nazis, des barbus à turbans, des aviateurs kamikazes, des voleurs de bétail, des maris adultères ou des fumeurs de tabac.
Barack Obama, un nouvel et exotique saint Jean-Baptiste
Car de Jefferson à Lincoln et de Lincoln à Obama, les Etats-Unis sont et demeurent la grande République impériale, pour reprendre le terme célèbre de Raymond Aron, l'hyper-puissance vertueuse et progressiste qui est au service du Bien et où tout, finalement, se termine bien - à l'image des films à gros budgets d'Hollywood du temps où le dollar était « aussi bon que l'or » (c'est-à-dire il y a longtemps). Et Barack Obama, ce nouvel et exotique saint Jean-Baptiste dont la tête est censée demeurer fixe sur ses épaules, venu symboliquement en train de Philadelphie à Washington comme Lincoln lui-même en 1861 pour recevoir la consécration présidentielle, l'a redit de façon lyrique lors de son discours d'investiture, le 20 janvier dernier « Sachez que l'Amérique est l'amie de chaque pays et de chaque homme, femme et enfant qui recherche un avenir de paix et de dignité - et que nous sommes prêts à diriger à nouveau. »
Cette seule phrase, pourtant, devrait donner à réfléchir car son sens ne laisse pas vraiment présager une inflexion significative du projet hégémonique et, appelons les choses par leur vrai nom, néo-fasciste des États-Unis (dans le sens où le fascisme a été juridiquement défini en 1945 par le tribunal de Nuremberg comme le recours à la guerre d'agression ou d'extermination en tant que ressort essentiel de la politique d'un État souverain). Son principal inspirateur, en réalité, est tout le contraire d'un nouveau-né dans la politique américaine et au seul énoncé de son patronyme, il apparaît déjà comme plus que probable, sinon comme acquis, qu'il n'y aura pas plus de « rupture » substantielle en Amérique après le 20 janvier 2009 qu'il n'y en a eu en France après le 5 mai 2007.
Car il s'agit ni plus ni moins de Zbigniew Brzezinski (Zbig pour les intimes), l'ancien conseiller à la sécurité nationale du Président Jimmy Carter de 1977 à 1981, demeuré depuis lors un des plus influents stratèges et penseurs géopolitiques des États-Unis, à l'égal au moins de Henry Kissinger, son homologue républicain. Plusieurs sources bien informées en font en effet le conseiller de politique étrangère le plus proche et le plus écouté du nouveau Président afro-américain, et ce déjà depuis les primaires qui l'opposèrent au clan Clinton.
Un stratège qui dévoile tous ses plans, c'est rare !
Cette information, que la presse et les « américanologues » assermentés en France se gardent bien de commenter ou même de confirmer, est pourtant lourde de conséquence quant à la réalité de ce que sera la future politique diplomatique d'Obama, car quiconque s'est intéressé un tant soit peu à la géopolitique contemporaine sait que Brzezinski n'est pas n'importe qui et que les thèses qu'il défend n'ont rien à voir avec la réputation de pacifisme et/ou de néo-isolationnisme que les obamaniaques prêtent en Europe à leur champion.
Son œuvre majeure, Le Grand Echiquier parue en 1997 il y a douze ans donc, au moment des guerres de Yougoslavie entreprises entre autres à son initiative sous l'égide du secrétaire d’État aux Affaires étrangères Madeleine Albright, demeure une lecture absolument fondamentale pour qui veut comprendre les desseins géostratégiques et géopolitiques que les États-Unis ont élaborés et poursuivis depuis la fin de la Guerre froide (et aussi auparavant). Une telle œuvre, d'ailleurs, est rare dans l'histoire des relations internationales et, à la limite, ne peut guère être comparée - même si naturellement en l'occurrence comparaison n'est pas tout à fait raison - qu'au Mein Kampf d'Hitler de 1925 (et encore celui-ci n'avait-il jamais accédé au pouvoir lorsqu'il rédigea son brûlot dans sa prison munichoise).
On n'imagine pas, en effet, dans le passé, Metternich, Talleyrand, Disraeli ou Bismarck détaillant à l'avance dans un livre tiré à des centaines de milliers d'exemplaires dans le monde entier l'exposé rigoureux, minutieux et argumenté des stratégies diplomatiques ou guerrières qu'ils entendaient mener dans les décennies à venir. Avec et grâce à Brzezinski, en quelque sorte, le monde a été prévenu en lieu et en temps voulus des intentions de l'Empire. Les choses étaient claires et les bombardements sur la Serbie ou la mise à sac de l'Irak, dans les années 1990, n'étaient guère qu'un prélude par la vertu de l'effondrement de l'Union soviétique, de nouveaux « orages d'acier » allaient être déversés par Washington sur un certain nombre de peuples et de pays, tandis que d'autres, relativement préservés par la détention de l'atome, comme la Russie ou la Chine, ne perdaient rien pour attendre. « Zbig » les désignait nommément comme les véritables cibles des manœuvres diverses dont il explicitait assez froidement la logique. La République impériale, apparemment guérie de sa défaite humiliante et traumatisante au Vietnam, entrait ainsi bel et bien dans son ère d'agression belliciste maximale, et l'un des plus prestigieux intellectuels d'outre-Atlantique prenait la peine de nous prévenir et de nous expliquer pourquoi il devait en être ainsi.
Il était même allé encore plus loin que cela. Car l'homme, il faut le reconnaître, en dépit de tout ce qu'il peut avoir de glacial et d'antipathique, a de l'intelligence et de l'audace. Notamment, dans une interview devenue a posteriori plus que sulfureuse, parue en 1998 dans le Nouvel Observateur reconnaissait-il froidement que l'intervention militaire des Soviétiques en Afghanistan avait été subtilement mais directement provoquée par le Département d'Etat de Washington dans la mesure où l'aide logistique fournie par la CIA aux mouvements de la guérilla moudjahidine (d'où naîtra l'organisation clandestine d'un certain Ben Laden) fut mise en place plusieurs mois avant l'invasion du pays par l'Armée Rouge, afin de déstabiliser le gouvernement pro-communiste de Babrak Karmal. Cela revenait ni plus ni moins à confirmer à vingt ans de distance les affirmations du Kremlin de 1979 selon lesquelles l'intervention militaire soviétique était légitimée par une ingérence directe des Américains dans la guerre civile qui agitait le pays.
Les Américains en Afghanistan avant les Soviétiques
Trois ans donc avant les attentats de New York, Brzezinski affirmait cyniquement ne rien regretter de cette décision dans la mesure où il ne considérait pas l'islamisme djihadiste comme un danger significatif pour les intérêts américains dans le monde. Sa justification vaut le coup d'être rappelée aujourd'hui : « Qu'est-ce qui est le plus important au regard de l'histoire du monde ? Les talibans ou la chute de l'Empire soviétique ? Quelques excités islamistes ou la libération de l'Europe centrale et la fin de la Guerre froide ? Voir dans l'islamisme un danger pour l'Occident est une sottise : il faudrait pour cela qu'il existe un islamisme global, et il n'y en a pas. »
Même après le 11-Septembre, d'ailleurs, il ne se rétractera pas et, précurseur discret mais réel de Thierry Meyssan ou de Jean-Marie Bigard, laissera entendre plusieurs fois que les attentats du 11-Septembre pourraient bien n'être que l'ultime épisode de la collaboration née sous ses auspices dans les années 1970 entre les services de renseignement américains et ce qui allait devenir Al Qaida.
Car Brzezinski fut aussi, à partir de 2001, un des plus farouches adversaires de la politique de Bush comme d'Israël mais pour des raisons qu'il appartient aujourd'hui, avec l'élection de son disciple Obama à la Maison Blanche, de bien comprendre, car elles n'en font pas un ennemi des néoconservateurs - bien au contraire. Pour Brzezinski, d'origine polonaise, la véritable menace décisive pour l'Empire américain n'est pas le monde arabe, et encore moins comme on vient de le voir l'Islam ou l'Iran, mais la Russie. Ou plus exactement le recouvrement de la puissance russe, surtout si elle tend à se rapprocher soit de la Chine à l'Est soit de l'Europe occidentale à l'Ouest (entendez, la France, l'Allemagne et l'Italie), soit plus encore des deux en même temps - comme c'est le cas depuis l'accession au pouvoir de Vladimir Poutine.
Disciple de Halford Mackinder, le grand géopoliticien britannique du début du siècle précédent, l'auteur du Grand Echiquier est d'abord un homme profondément angoissé, comme l'était Bismarck vers 1890, car, convaincu que le centre spatial de la puissance se trouve en Eurasie et non dans la zone atlantique, il a d'avance saisi la profonde fragilité réelle de l'Empire mondialisé mais aussi décentré qu'il sert.
Pour Brzezinski, c'est en Eurasie que tout se joue
Dès la fin de la Guerre froide, Brzezinski s'est persuadé, à juste titre, que la domination des Etats-Unis sur le monde passait avant tout par l'impératif absolu de refoulement de la puissance russe en Asie et son corollaire obligé, le maintien de l'hégémonie américaine sur l'Europe occidentale, centrale et orientale (très attaché au projet d'intégration européenne défendue par Bruxelles, il a aussi été vraisemblablement un des principaux initiateurs de l'agression géorgienne perpétrée par le président Saakachvili contre l'Ossétie du Sud l'été dernier).
Si Obama et lui-même sont donc, à l'inverse de l'administration Bush, des « pro-européens », c'est uniquement en ce sens, directement contraire à un projet d'indépendance et de puissance de l'Europe. Aux yeux de Brzezinski, le Proche et le Moyen Orient, en dépit des ressources pétrolières qui s'y trouvent, ne constituent qu'une zone stratégique secondaire et limitrophe, et en soutenant la politique déstabilisatrice d'Israël comme en provoquant une inutile débâcle militaire en Irak, George Bush et son vice-président, Dick Cheney, ont selon lui lâché catastrophiquement la proie russe pour l'ombre islamique. Erreur d'autant plus grave à ses yeux que pour contrer la Russie comme la Chine, Washington a impérativement besoin de cet allié vital et indispensable qu'est la grande et de plus en plus islamiste Turquie.
Dès lors, si se confirme dans les mois qui viennent l'influence exercée par Brzezinski sur Obama, faudra-t-il enfin voir les choses en face le nouveau Président exotique et fringant qu'ont élu les Américains et qu'idolâtrent stupidement les Européens pourrait bien se révéler pour ces derniers un adversaire infiniment plus redoutable que son calamiteux mais finalement providentiel prédécesseur. Mais on sait qu'il n'est pas de pires aveugles que ceux qui ne veulent pas voir - ou ne savent pas lire.
Dès lors, si se confirme dans les mois qui viennent l'influence exercée par Brzezinski sur Obama, faudra-t-il enfin voir les choses en face le nouveau Président exotique et fringant qu'ont élu les Américains et qu'idolâtrent stupidement les Européens pourrait bien se révéler pour ces derniers un adversaire infiniment plus redoutable que son calamiteux mais finalement providentiel prédécesseur. Mais on sait qu'il n'est pas de pires aveugles que ceux qui ne veulent pas voir - ou ne savent pas lire.
À lire : Le Grand Echiquier, l'Amérique et le reste du monde, de Zbigniew Brzezinski, Hachette Pluriel.
Pierre-Paul Bartoli Le Choc du Mois février 2009
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