« Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts, » disait Paul Reynaud en 1940. Les plus forts et les plus intelligents. Les Américains ne disent pas autre chose aujourd’hui, en Afghanistan et ailleurs. Mais le monde ne se laisse pas faire…
Jean-Philippe Immarigeon est un de ces auteurs élégants, frondeurs et discrets qui élaborent patiemment une œuvre précieuse et considérable tout en semblant se jouer de tout et de rien, en illuminant les sujets les plus ardus et les plus graves d'un sourire moqueur. La grande affaire de ses trois précédents livres, c'était l'Amérique, sa névrose, ses secrets, ses mensonges. Son dernier opus, lui, plus ambitieux et tout aussi provocateur, traite de stratégie militaire, mais qu'on ne s'y trompe pas : c'est de métaphysique en réalité qu'il s'agit, au travers une analyse savante et iconoclaste de la défaite française de juin 1940. Son propos, cependant, n'est pas celui d'un historien il essaie au contraire de montrer en quoi le désastre de la débâcle que nous avons connue en 40 a quelque chose à nous dire sur celle que rencontrent les troupes de l'OTAN, aujourd'hui, en Afghanistan.
À cela, une justification des plus pertinentes et bien connue de tous ceux qui s'intéressent de près aux œuvres de stratégie militaire parues dans les vingt ou trente dernières années outre-Atlantique, surtout dans le camp des « néo-cons » la plupart des analystes américains qui ont pignon sur rue en la matière ne cessent étrangement de défendre mordicus l'excellence de la stratégie française mise au point par nos chefs militaires de la fin de la IIIe République : Philippe Pétain, Maurice Gamelin, Maxime Weygand.
Pire, à les en croire, les critiques bien connues que le général De Gaulle, lorsqu'il n'était encore que colonel, a adressées à l'encontre des locataires de l'hôtel de Brienne étaient injustes, voire délirantes : axer toute la stratégie de l'armée française sur l'idée d'une guerre de mouvement, dont l'usage offensif et anarchique des chars d'assaut eût été l'inspiration principale, confine à de la folie pure et simple. Peu importe à leurs yeux que ce soit bien ainsi que Guderian et von Manstein aient opéré, avec le plein assentiment du Führer et surtout le résultat que l'on sait.
Jamais la France, en 1940, n'aurait dû perdre la guerre
Le point pertinent de cette argumentation, qui fait sourire au premier abord, est qu'elle balaie, une bonne fois pour toutes, les poncifs qui ont survécu au naufrage de Vichy et au stupide procès de Riom que le régime avait intenté à Léon Blum, mais que l'on ne cesse de reproduire à tout va : la France aurait été vaincue en raison de son infériorité mécanique et de sa méconnaissance de l'usage des chars de combat, principalement parce que le pacifisme du Front populaire nous aurait laissés très en retard des Allemands dans ce domaine devenu décisif. Or, la vérité historique aujourd'hui est à peu près établie par tous les historiens qui se sont penchés sur la question : nous avions en France autant de chars et d'avions que le Reich, souvent même d'une qualité technique supérieure. La cause de la défaite n'est donc pas d'ordre matériel ou technologique, non plus que vraiment politique.
La vérité est plus simple, mais plus difficilement acceptable : nous avons été vaincus précisément parce que nous avons été plus rationnels, plus savants, plus précautionneux, mieux préparés, en somme, que les Allemands. Ce n'est pas à cause de l'immoralisme des personnages de Proust et de Gide, comme le proféraient les folliculaires de Vichy, que la France s'est retrouvée à la merci de la Wehrmacht, mais en raison de l'héritage si prestigieux de Descartes, qu'aucun intellectuel, de gauche ou de droite, n'aurait osé incriminer.
La stratégie allemande était folle, à l'image de l’État allemand lui-même, mais la folie a sur la raison la supériorité de la certitude que confère le délire, et cette résolution dans l'initiative que dissout implacablement la géométrisation du monde. Hitler en cela était plus proche de Napoléon - qui lui aussi aurait dû perdre Austerlitz ou Wagram et lui aussi fut finalement vaincu - que de Frédéric II qu'il aimait tant mais qui ne lui ressemblait pas.
L'illusion des États-Unis d'Obama, selon Immarigeon, est la même aujourd'hui que celle de Gamelin et de Weygand en 1940. Mais le monde ne se laisse pas faire, et les chefs talibans, avec des kalachnikovs dérisoires, gagneront la guerre en Afghanistan exactement comme Guderian, doté seulement de quelques unités blindées et motorisées, est entré dans Paris, à la stupéfaction générale, le 14 juin 1940.
Philippe Marsay Le Choc du Mois mai 2011
Jean-Philippe Immarigeon, La Diagonale de la défaite, de mai 1940 au 11 septembre 2001, François Bourin, 230 p., 20 €.
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