On a besoin de Giono (1895-1970) comme on a besoin de nature, de saisons, d’arbres, d’oxygène. Ça libère les bronches. Gallimard vient de publier en un seul volume toutes ses Chroniques romanesques. Un "Quarto" qui fait son poids et que Mireille Sacotte a magnifiquement présenté.
Giono est un sourcier du langage, moitié guérisseur aux pouvoirs telluriques, moitié magnétiseur qui fait jaillir des images. Une sorte de rebouteux lexicographe soignant les corps malades par le verbe. Un enfant de Manosque et d'ailleurs qui a ramassé dans l'arrière-pays provençal la flûte égarée du Grand Pan et en a tiré des sons enivrants. Il y avait en lui un sortilège de la parole, quelque chose d'hellénique et de sensuel, comme si ce qu'il écrivait délivrait des phéromones et que les mots s'accouplaient dans une noce sauvage.
Ses livres nous éclaboussent d'une pluie de poussière cosmique. On a l'impression d'assister à la conversation d'Homère, à des batailles de Troie transportées dans une Provence imaginaire, pleine de bruit et de fureur. C'était i homme du Sud assurément, mais d'« un Sud austral », insistait-il, comme pour se libérer de la géographie et se démarquer aussi bien des félibriges que de Pagnol. Il était aux antipodes, au loin, au large, dans la Grèce des présocratiques, l'Athènes de Sophocle et d'Eschyle, l'Italie de Stendhal et des carbonaris, la Florence de Machiavel, avec Melville sur le bateau du capitaine Achab, sur les épaules de Virgile dans l'un des chants de l'Enéide.
Il a poursuivi l'harmonie dans « la trilogie de Pan », chassé le bonheur dans « le cycle du Hussard », étreint la mort, la folie et le meurtre dans les Chroniques-Romanesques. Ces Chroniques aujourd'hui rééditées, c'est la Provence vue au travers d'une insolation, dans une enfilade de paysages arides où il a transplanté ses Atrides à lui, Faust au village, pour reprendre le titre de l'un de ses recueils de nouvelles. « L’écrivain, confiait-il, qui a le mieux décrit la Provence, c'est Shakespeare ».
Pasolini disait avoir une nostalgie immense « du mythique, de l'épique et du sacré ». Ainsi de Giono qui en a cherché les traces dans le Haut Pays provençal, aux pieds des Alpes, à travers une suite de personnages démesurés, abrupts, pleins de bizarreries, une race de meurtriers et de géants qui se dressent comme des oiseaux de proie au milieu d'un cirque de pierre dans une nature inhumaine. Cette race y accroche des cœurs ensanglantés et des festons de chair aux arêtes des pierres qui se détachent dans le soleil couchant. Alors, l'œuvre irriguée de sang - « le théâtre du sang » - devient pareille à un crépuscule empourpré et vermeil.
Tout change pour Giono durant l'été 1939. Il croyait, lui le pacifiste, que les paysans se soulèveraient contre la mobilisation générale, que la guerre serait ajournée. Autant rêver. La guerre et deux séjours en prison, en 1939 et en 1944, vont ainsi le faire revenir de ses rêveries champêtres, de ses Républiques agricoles. Dans l'intervalle, le monde est devenu hostile. Jean le Bleu a viré au noir et au rouge. Il devient misanthrope, mais un misanthrope qui chante comme une mésange n'en est pas vraiment un. Si le mal est partout, c'est un mal plus ludique que métaphysique. L'homme est mauvais, et il l'est souvent chez Giono, mais quand il est grand, c'est à tomber à la renverse.
C'était la tête de Langlois qui prenait les dimensions de l'univers
Il ne va plus-s'intéresser qu'aux personnages hors norme, aux grands formats, aux tailles XXL. Des êtres qui cherchent la démesure, l’hubris des Grecs et passent leur temps à jouer au chat et à la souris avec le destin. Des monstres, au sens antique et tragique du mot, ayant quitté l'humanité pour la surhumanité. Dès lors, le lyrisme est rejeté à l'arrière-plan. C'est désormais le hors-nature, le dénaturé, qui va occuper le devant de la scène. Il faut à Giono des têtes qui dépassent, de celles que la justice des hommes aime couper.
Tels seront les grands prédateurs des Chroniques, sortis d'arrière-pays inhospitaliers, de hauts plateaux balayés par le vent surgissant au bout de la dernière route du dernier village, comme dans Les Grands chemins. C'est là, dans ce décor sauvage, à l'abri de la civilisation, que le chroniqueur va convoquer sa galerie de dominateurs et d'excentriques Napoléon des champs, Clausewitz d'auberge désertique, Vautrin de sous-préfecture, Borgia de lieu-dit, Lady Macbeth du district de Mtsensk, comme dans la fabuleuse nouvelle de Leskov. Des caractères héroïques sur lesquels Giono va plaquer son monde élémentaire et ses passions carnivores, univers confiné, aliénant, faulknérien, consanguin, vénéneux, qui prédispose aux coups de sang. Pour autant, tous ces meurtriers seront innocents. « À partir d'une certaine altitude, le péché n'existe pas. Là-haut, on fait son destin à la main » (Ennemonde et autres caractères).
Giono prend le contre-pied du divertissement pascalien. Un roi sans divertissement n'est pas un homme plein de misères, mais un homme déjà mort. Ainsi, Langlois, capitaine de louveterie, allumant son bâton de dynamite en guise de cigare à la toute fin d'Un Roi sans divertissement. « Et il y eut, au fond du jardin, l'énorme éclaboussement d'or qui éclaira la nuit pendant une seconde. C'était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l'univers. »
Le jeu, l'amour surhumain, les passions dévorantes, voilà ce qui occupe Madame Numance dans Les âmes fortes ; qui unit les deux frères dans Deux cavaliers de l'orage ; qui nourrit la grande pitié de Monsieur Joseph pour la folie des Coste dans Le Moulin de Pologne qui mène la danse funèbre de la baronne au son du cor, la nuit en forêt, dans L'iris de Suse.
Les Chroniques dessinent une suite de westerns méditerranéens, de romans policiers, de tragédies en technicolor, d'opéras bouffes (leur auteur a d'ailleurs songé à les appeler ainsi). Les personnages sont grimés de telle sorte que leurs traits sont surlignés. Tout est surexpressif, avec néanmoins d'immenses blancs dans la narration, qui ajoutent au mystère, si bien qu'on avance parfois à tâtons, même s'il y a des lucioles ou des loupiotes, des bouts de rampe, qui aident le lecteur égaré à se repérer. C'est à la fois baroque et elliptique. Mais Giono reste classique en cela qu'il revient toujours au nerf de la langue. Sec dans sa profusion, allusif dans son abondance, coloré dans sa noirceur. Les passions sont baroques, mais les caractères classiques. Ou l'inverse.
Œdipe, les yeux crevés, se met à beugler
S'il joue avec tout, les personnages, la lumière, le destin, c'est qu'il a jeté par-dessus bord les outils de navigation, sextant et boussole. Il ne sait pas où il va, ouvrant des voies nouvelles. Désormais, il ne s'interdit aucune audace. Dans une grande improvisation, il piétine la chronologie, dédaigne la cohérence, viole les conventions, atteignant une liberté formelle, narrative et stylistique inégalée, sans jamais cesser d'être naturel. Car il n'y a rien ici de laborieux. Tout est facile sous sa plume. Il rédige ses chroniques à la vitesse où Stendhal a dicté La Chartreuse de Parme. On ne sent jamais l'effort.
Le caprice seul commande une écriture qui explore toutes les voies du langage, jusqu'à Noé, roman du roman, arche que Giono a sauvée du déluge de l'histoire des hommes. « Il y a de petites places désertes où, dès que j'arrive, en plein été, au gros du soleil, Œdipe, les yeux crevés, apparaît sur le seuil et se met à beugler. Il y a des ruelles, si je m'y promène tard, un soir de mai, dans l'odeur des lilas, j'y vois Vérone où la nourrice de Juliette traîne sa pantoufle. Et dans le faubourg de l'abattoir, à l'endroit où il n'y a plus qu'une palissade en planches, j'ai installé tous les paysages de Dostoïevski. »
Il a adopté un style oral, décousu, hirsute. Ses images harponnent le lecteur, le traînent par les cheveux. On est à la fois saisi et commotionné. C'est comme s'il nous sortait brutalement du lit pour nous projeter en pleine lumière. On est d'abord aveuglé, avant de tout discerner avec une acuité décuplée. On voit plus intensément. Il y a un effet d'écho dans ses images qui déchirent l'enveloppe du réel. Tout y est amplifié. Le lecteur a pour ainsi dire l'oreille collée sur le cœur du personnage, il entend les battements de son cœur, sa respiration, ses silences. Inoubliable.
Chapeau bas à Mireille Sacotte pour sa préface et sa présentation de chaque « chronique », toutes pareillement magnifiques. Elle a bien mérité de Giono, s'étant mise au diapason de sa lyre. Quant à la collection "Quarto" elle s'enrichit d'un nouveau recueil où les chefs-d'œuvre se comptent désormais à foison.
François Bousquet Le Choc du Mois novembre 2010
Jean Giono, Chroniques romanesques, « Quarto », Gallimard, 1456 p., 35 documents, 33 €.
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