Contemporain de la chute de Constantinople, l'entreprenant Rhénan a ouvert les portes à la diffusion du savoir. Le Strasbourgeois Guy Bechtel a enquêté sur l'homme et ses travaux. À l'inventeur naïf décrit par l'historiographie traditionnelle succède le profil d'un ingénieur faustien, indocile et aventureux.
De Gutenberg, l'inventeur de l'imprimerie à caractères mobiles, le père de la typographie, nous ne savons rien ou presque. Les légendes se contredisent. Les portraits qui le représentent nanti d'une longue barbe sont imaginaires. Des pans entiers de sa vie nous échappent. Ce patricien voyageur et curieux de tout, a comme un air de parenté avec Zenon, le héros de Marguerite Yourcenar. « Sa biographie est un château de cartes », souligne Guy Bechtel. Germaniste et latiniste, il a examiné les pièces et écarté les déductions hâtives. Procédant avec rigueur, il s'est surtout ; attaché à retrouver la « logique » d'une quête et à « replacer l'inventeur dans son temps, sans l'y noyer ».
Tandis que la France vit à l'heure de la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons, l'Allemagne du Sud sort déjà du Moyen-Âge. Au sein de l'Empire, les villes rhénanes, érigées en républiques, sont agitées de mouvements sociaux. Le capitalisme naissant s'investit dans l'industrie et la technique. Particulièrement imaginative, celle-ci se préoccupe de perfectionner l'art militaire. Konrad Kyeser (vers 1366-1405) imagine, bien avant Leonardo da Vinci, des chars d'assaut, des engins de siège, des machines hydrauliques. Le Manuscrit de la guerre hussite (vers 1430) propose des recettes techniques, des canons, des tours d'attaque, des appareils de levage avec l'utilisation capitale du système bielle-mamelle, un scaphandre, un engin à forer des tuyaux en bois et la première machine à polir des pierres précieuses. L'air du temps porte la machine, la division du travail et la recherche du profit par la valeur ajoutée. L'âge du bois se termine, celui du fer commence. Alors que Bâle s'illustre par de hauts fourneaux et des canons gigantesques, la mécanique de précision s'anime dans les petits ateliers de l'Allemagne du Sud. Nuremberg fait fortune en exportant des clous, des couteaux, des serrures, de la ferronnerie, des pectoraux, des rasoirs et « toutes sortes de petites pièces métalliques qui impliquent des moulages et des alésages minutieux ».
« L'imprimerie, explique Bechtel, est fille, ou plus exactement sœur, du rouet, de la machine à polir, des nouveaux alliages plus que le produit d'une organisation de production, qui justement reste à créer ou ne fait que balbutier en quelques lieux précis d'Allemagne. » Il précise « Tant qu'elle fut lente, faite à coups de planches gravées, de poinçons, de tampons apposés successivement, elle n'était que de l'impression. » Elle procède d'un « assemblage intelligent, coûteux et patient », de « la réunion de petites techniques qui préexistaient et qu'il fallut coordonner ». Elle est une invention de synthèse, fondée elle-même sur d'autres techniques plutôt que sur une avancée scientifique. Pour qu'elle surgisse, « il fallut que soient présents en même temps la presse, le moule, le financement, le goût et la possibilité de Ut précision (développement au XVe siècle de l'horlogerie, de l'orfèvrerie), que soient présents aussi un Certain Gutenberg et quelques autres ».
EXILÉ À STRASBOURG
Du mystérieux personnage qui n'a jamais rien signé, la matérialité existentielle se réduit à une quarantaine de documents à caractère juridique. Johannes Gensfleisch zur Laden zum Gutenberg est né à Mayence, probablement en 1400, dans une famille patricienne. Il compte un arrière grand-père lombard et un pète honoré dans sa ville. Il a un frère et une soeur plus âgés que lui. Sur sa jeunesse et ses études rien. Aucune trace de lui dans les universités allemandes ou étrangères. Une certitude : il quitte Mayence en 1428, car la ville en pleine révolution chasse les patriciens.
Se rend-il à Bâle où se prépare un concile ? Bechtel écarte cette hypothèse que « rien n'est jamais venu confirmer ». En tout cas, Gutenberg ne donne pas suite à la Rachtung (traité de réconciliation) de l'archevêque qui l'autorise à revenir à Mayence en 1430. Trois ans plus tard, il se manifeste à Strasbourg où il fait arrêter le secrétaire de la ville de Mayence, en vertu de la créance qu'il avait en main et qui rendait chaque bourgeois de Mayence garant de la somme due par cette ville. Ce témoignage montre un homme de caractère, connaissant le droit.
Strasbourg est alors la grande métropole culturelle du sud-ouest de l'Allemagne. Eneo Silvio Piccolomini, le futur Pie II, la compare à Venise pour le splendide mariage de la terre et des eaux. République et ville libre, elle arrive au cinquième rang dans l'Empire, avec une population de vingt-cinq mille âmes, de quatre à cinq fois supérieure à celle de Mayence. L'esprit commercial, entreprenant et conquérant y est particulièrement développé. Des banquiers de type moderne y travaillent, en liaison constante avec les villes allemandes du Sud et l'Italie.
Strasbourg a tout pour plaire à l'exilé et durant dix années sa présence y est attestée. Il figure sur le HelbelingZollbuch, le registre des taxes prélevées sur les vins. Il est d'abord mentionné parmi ceux qui « ne servent nulle part » (die mit niemand dienen), puis comme membre du patriarcat. Il a donc pu faire reconnaître son rang. Sa fortune lui vaut d'appartenir à ceux qui doivent fournir un demi-cheval en cas de guerre ; En 1444, son nom apparaît sur la liste des personnes aptes à porter les armes contre les Armagnacs. Mais rien ne permet d'affirmer qu'il ait pris part aux combats que les Strasbourgeois livrent à l'automne, contre ceux qu'ils appellent les Armen Gecken, les « pauvres hères ». S'est-il replié ailleurs ?
Le séjour strasbourgeois a laissé des traces. Gutenberg a fait l'objet d'une plainte devant l'Officialité une patricienne de Strasbourg, Ennelin zur der Iserin Thüre, l'accuse de lui avoir promis le mariage et de manquer à sa promesse. Ladite demoiselle figure, quelques années plus tard, sur la liste des veuves et des jeunes filles imposables. Gutenberg serait donc resté célibataire. Il a l'invective facile un cordonnier, dénommé Schott, le poursuit pour injures. Gutenberg est condamné à verser 15 florins rhénans au plaignant.
Comme tous les Rhénans, Gutenberg aime le vin. Chaque année, il met en cave mille neuf cents litres. Il bénéficie d'une certaine considération, car il se porte garant devant le chapitre de Saint-Thomas, pour le prêt de l'écuyer Johann Karl et emprunte lui-même 80 livres, lesquelles lui vaudront, après son départ de Strasbourg, d'être poursuivi.
Qu'a fait Gutenberg à Strasbourg ? Les pièces du procès de 1439 lèvent quelque peu le mystère. Gutenberg a constitué une association intitulée « Art et Aventure ». Celle-ci a trois objets différents : le polissage des pierres précieuses, la fabrication de miroirs (Spiegel) pour les pèlerinages et un « art nouveau ». Pour cette activité « secrète », il est question d'une « presse », de « pièces » (Stücke) que l'on sépare ou que l’on fond, de « formes » (Formen) de plomb et enfin de « choses relatives à l'action de presser » (der zu dem trücken gehöret).
Ce procès qui oppose Gutenberg à des associés fait découvrir un personnage entreprenant, capable de convaincre, de monter des sociétés commerciales, de s'entourer de compétences variées (financiers, fondeurs, orfèvres, calligraphies, menuisiers). Il est à la fois entrepreneur et innovateur. Il vend son savoir, mais il tient à préserver le « secret » de son « art nouveau ». Bechtel admet que Gutenberg travaille déjà à l'imprimerie, qu'il soit au bord de la solution technique, voire de la réalisation pratique. Mais il écarte l'aboutissement, en constatant l'absence de témoignages sur son œuvre.
UN CHEF D'OEUVRE DÉNOMMÉ « B 42 »
Gutenberg refait surface à Mayence en 1448. Ce retour au bercail inaugure la période la plus riche de sa vie. Il ouvre un atelier et retrouve des associés, les fameux Fust et Schöffer. En 1453, l'année même où le monde européen apprend la chute de Constantinople, il imprime la Bible latine à quarante-deux lignes, le célèbre chef-d'œuvre dénommé « B 42 ». Mais il ne signe pas et finit par se fâcher avec Fust auquel un procès l'oppose - pour des motifs demeurés inconnus en 1455.
Que devient-il ensuite ? On lui prête l'impression de grammaires latines, du Sibyllenbuch qui annonce le retour de l'Empereur endormi, de petits journaux relatifs aux conquêtes turques et d'un Calendrier qui comporte un appel à l'unité du monde chrétien. La fin de sa vie est nimbée de nouveaux mystères. A-t-il quitté Mayence lorsque celle-ci est mise à feu et à sang en 1462 ? Est-il frappé de cécité comme le prétend Jacon Wimpfeling, l'humaniste alsacien, son contemporain ?
Une certitude trois ans avant sa mort, le prince-évêque de Mayence le reçoit comme courtisan dans sa maison et lui accorde une pension en nature pour services rendus. Geste d'apaisement à l'égard du patricien indocile, reconnaissance de services effectifs ou souci de protéger l'inventeur et son « secret » ?
En 1468, année de la mort de Gutenberg, moins d'une dizaine d'imprimeurs donnent déjà cent vingt publications. Ils opèrent à Strasbourg, Bamberg, Cologne, Bâle, Augsbourg, Subiaco et Rome. Trente-deux ans plus tard, soit à la fin du siècle, plus de deux cents villes d'Europe impriment entre trente et quarante éditions d'ouvrages dont certaines tirées à mille ou quinze cents exemplaires. Depuis, le mouvement n'a cessé de prendre de l'ampleur. Qu'importent les prophéties de MacLuhan, Bechtel l'affirme « la technique de l'Ingénieur admirable n'a pas imprimé son dernier mot. »
Jean Hohbarr Le Choc du Mois Juin 1992 N° 53
Gutenberg, par Guy Bechtel, Fayard, 696 pages.
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