Les images d Epinal sur la Première Guerre mondiale ne manquent pas. Tout un mythe a fini par se construire, gommant les causes de la boucherie. L'héroïsme des poilus ? Incontestable. Mais un héroïsme tragique, résultant d une conception dévoyée de la patrie à laquelle ont souscrit les nationalistes. Contre leur histoire.
Les taxis de la Marne. Les tranchées. La boue. Les soldats bleu horizon. L'union sacrée. Le Père-la-victoire. Et neuf millions de morts, dont 1,4 million pour la France seule. Huit millions d'invalides. Vingt-trois millions de blessés. Le bilan de la Première Guerre mondiale est effroyable. Le 11 novembre 1918, lorsque toutes les cloches ont retenti pour annoncer la fin du cauchemar, beaucoup ont dû se demander : comment en est-on arrivé là ?
Quatre ans plus tôt, la guerre devait être fraîche et joyeuse. Elle s'annonçait courte. À peine quelques jours. Juste une petite promenade pour chasser le Boche honni et détesté. Une simple balade pour sauver la patrie. Au final, la boucherie la plus tragique que l'humanité ait jamais connue. Pourquoi ? L'assassinat de l'archiduc d'Autriche François-Ferdinand le 28 juin 1914 à Sarajevo ? Evidemment. Le jeu des alliances qui a contribué à l'embrasement général ? Naturellement. L'impérialisme débridé des différents protagonistes ? Sans aucun doute. Mais si la cause principale était ailleurs ?
Si la cause principale tenait au nationalisme et au patriotisme issus de la Révolution française, auxquels monarchistes et républicains, de droite ou de gauche, s'étaient ralliés à la fin du XIXe siècle ? Et si les maillons de la grande chaîne des coupables s'appelaient autant Jules Ferry et Léon Gambetta que... Maurice Barrès et Charles Maurras ? Hérésie ? Délire ?
Blasphème ? Il y a dix ans, c'est ce que j'aurais écrit. Aujourd'hui, je m'interroge. Pour ne pas dire plus…
En 1998, l'historien Jean de Viguerie publie un ouvrage, Les Deux Patries(1). Sa thèse est aussi simple qu'implacable. Selon lui, le même terme recouvre deux réalités différentes. La patrie, dont le mot entre dans la langue française au XVIe siècle, a toujours existé. Il s'agit de la terre des pères, du pays de la naissance et de l'éducation. La patrie est la France. Mais depuis 1789, il existe une seconde patrie qui représente l'idéologie révolutionnaire. Celle-ci n'est pas la France. En cas de guerre sous l'Ancien Régime, certains Français acceptaient de donner leur vie pour la défense de la patrie éternelle. Toutefois, aucune obligation n'était faite au commun des citoyens de mourir pour la patrie sur simple réquisition du prince. Désormais, le patriotisme révolutionnaire, plaçant la patrie au-dessus de tout, déclare à ses ennemis une haine mortelle et réquisitionne à son service la vie de tous les citoyens. La patrie est devenue une hydre jamais repue du sang de ses propres enfants.
La patrie d'Ancien Régime contre celle de la levée en masse
La thèse de Jean de Viguerie fera l'objet d'une réplique de l'écrivain François-Marie Algoud, France, notre seule patrie(2) Les deux ouvrages sont néanmoins inégaux. Jean de Viguerie est universitaire. Sa thèse, pour contestable qu'elle soit, est solidement construite. La réplique de François-Marie Algoud est passionnée. Elle consiste à aligner des citations de Maurras et de dirigeants de l'Action française témoignant de leur amour de la France. Or, la question n'est pas là. L'attachement charnel de Maurras à la France n'est contesté que par les imbéciles. La question, la seule qui vaille, est la suivante :. les nationalistes, réputés à droite de l'échiquier politique, ont-ils inconsciemment rejoint les patriotes de gauche imprégnés des idéaux de 1789 ?
C'est en effet la Révolution française qui a inventé la levée en masse et le carnage des innocents comme nouvel art de la guerre. « Mourir pour la patrie, écrit Rouget de Lisle, est le sort le plus beau, le plus digne d'envie. » En 1794, Saint-Just déclare : « Il y a quelque chose de terrible dans l'amour de la patrie, il est tellement exclusif qu'il immole sans pitié, sans frayeur, sans respect humain, à l'intérêt public. »
« Que tous ceux dont le sang coula pour la patrie soient bénis ! »
Un siècle plus tard, le refrain est toujours le même. Anatole France se fait l'écho de la voix des grands ancêtres « Que tous ceux dont le sang coula pour la patrie soient bénis! Agenouillons-nous au bord de leurs tombes fleuries; écoutons-les, ils nous parlent : « Frères, aimez-vous les uns les autres et, pour être plus forts contre l'ennemi, soyez unis. Que les riches et les puissants rivalisent avec les pauvres et les humbles pour le dévouement Vous nous devez ces joies à nous qui sommes morts pour que vous viviez libres et heureux dans la concorde et dans la paix ! »
Mourons tous pour la patrie s'écrit la gauche. Donnons tous notre vie pour elle, lui répondent les nationalistes. Le 18 mai 1882, Paul Déroulède fonde la Ligue des patriotes. Déroulède est considéré comme l'inventeur du nationalisme français(3). Or, qu'écrit ce poète, à la rime souvent maladroite, dans L'hymne français :
« France, veux-tu mon sang ? Il est à toi, ma France !
S'il te faut ma souffrance,
Souffrir sera ma loi,
S'il te faut ma mort, mort à moi,
Et vive toi, Ma France »
Et quelle est donc cette patrie pour laquelle les Français, ouvriers et paysans, sont appelés à donner leur sang ? Dans La Dépêche du Toulouse, le journal radical-socialiste dans lequel Jean Jaurès comme Georges Clemenceau feront leurs premières armes de journalistes, le rédacteur en chef, Auguste Bosc, écrit : « La patrie en quoi consiste-t-elle ? C'est l'endroit où l’on se trouve le mieux [...], c'est le sol où nous rattachent tous nos souvenirs [...], c'est la maison où s'est écoulée notre enfance, c'est le cimetière où reposent nos ancêtres. » Quelle différence entre cette définition de la patrie et celle donnée en 1902 par Maurice Barrès, le chantre du nationalisme « Pour nous, la patrie, c'est le sol et les ancêtres, c'est la terre et les morts »(4) ?
En 1911, Maurras le confirme dans une nouvelle édition de son Enquête sur la Monarchie : « Si nous voulons qu'on recommence à invoquer la France sans condition en la mettant au-dessus des idoles métaphysiques [...], il faut partout montrer sous une France abstraite la réalité française, c'est-à-dire le sang français et le sol français, les traditions nationales et le champ national, ou, pour reprendre la grande parole de Maurice Barrès, notre terre et nos morts. »
En 1952, peu de temps avant de mourir, Charles Maurras écrira dans son livre Votre bel aujourd'hui. Dernière Lettre à M. Vincent Auriol, président de la République française : « Une patrie, ce sont des champs, des murs, des tours et des maisons; ce sont des autels et des tombeaux; ce sont des hommes vivants, père, mère et frères, des enfants qui jouent aux jardins, des paysans qui font du blé, des jardiniers qui font des roses, des marchands, des artisans, des ouvriers, des soldats. Il n'y a rien au monde plus concret »
Pour Maurras, « l'Allemagne a rompu avec la tradition du genre humain » !
Amour de la patrie, d'accord. Mourir pour la patrie, ou du moins se battre pour elle, car il est rare qu'on parte avec la certitude qu'on va mourir, encore d'accord. Mais quelle haine de l'étranger ! Maurras mange du Boche presque chaque matin. « L'Allemagne a rompu avec la tradition du genre humain et a répandu par là un trouble et une confusion sans mesure. » L'Allemand, le gothique et le Germain ne sont plus que l'expression du « chaos barbare ». Après la victoire de la Marne, Barrès écrit : « La France a le dessus contre la bête. Quels êtres hideux que ces figures d'assassins qui s'éloignent ! » Sans naturellement s'en apercevoir, les nationalistes ne reprennent-ils pas à leur compte les outrances et le manichéisme révolutionnaires ? Comme au temps de la révolution de 1789, le Mal n'est-il pas entièrement du côté de l'étranger ? Hélas, il semble que la réponse soit positive.
Comme en 1793, l'année 1914 connaît la levée en masse. Des deux côtés du Rhin, les paysans et les ouvriers sont appelés à quitter leurs champs et leurs usines pour porter secours à la patrie en danger, la patrie menacée par des hordes de barbares. Ce ne sont plus, comme sous l'Ancien Régime, les chevaliers qui vont guerroyer, c'est le petit peuple tout entier. Un peuple aux effectifs innombrables au sein duquel la patrie révolutionnaire pourra puiser sans fin. Un peuple, qui consentant à mourir, permet la mise en œuvre de « l'offensive à outrance » prônée par les maréchaux Joffre et Foch.
En décembre 1914, la France compte déjà 300 000 morts et 900 000 blessés. En juillet 1916, l'offensive de la Somme fait 260 000 tués. La première bataille offensive de Verdun, au mois d'octobre, en ajoute 360 000. L’offensive du 16 avril 1917 entre Compiègne et Soissons, fauche 217 000 soldats pour gagner, cinq kilomètres. Dès le début de la guerre, la stratégie est en place. Il faut aboutir. Il faut résister. Il faut avancer. Coûte que coûte. Quel que soit le prix à payer en vies humaines. Cette conception de la guerre est résumée dans le communiqué que Foch adresse à Joffre le 9 septembre 1914 : « Pressé sur ma droite, mon centre cède. Impossible de me mouvoir. Situation excellente. J'attaque. »
Pour quelle raison le principe de la guerre à outrance fut-il inventé ? Pour sauver la patrie en danger. À quelle époque apparut-il ? En 1794. Comment s'appelait son promoteur ? Saint-Just. « Il y a quelque chose de terrible dans l'amour de la patrie ».
Thierry Normand Le Choc du Mois novembre 2008
1) Les Deux Patries : essai historique sur l'idée de patrie en France (DMM éditions) a reçu le Prix des intellectuels indépendants 1998.
2) Editions de Chiré, 2001, préface de Pierre Pujo.
3) Déroulède, l'inventeur du nationalisme français, par Bertrand Joly, Perrin, 1998.
4) Scènes et doctrines du nationalisme, par Maurice Barrés, éditions du Trident, 1987
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