Avec l'éclatement de l'Union soviétique, les Lituaniens sont enfin indépendants. Libres, il leur faut aujourd'hui se forger un avenir. Et, surtout, apprendre leur propre histoire, occultée par 45 ans d'occupation soviétique. Les jeunes découvrent ainsi avec respect l'héroïque combat des « Frères de la forêt », ces maquisards abandonnés par l'Occident, qui ont résisté aux troupes du NKVD les armes à la main jusqu'en 1954. Balys Gajauskas, 66 ans dont 37 passées au goulag, était l'un d'eux.
Balys Gajauskas est un homme discret. Presque effacé. Lorsqu'il marche dans les rues de Vilnius, rien de le distingue d'un paisible retraité de l'Est. Le cheveu rare, le visage lisse et le regard lointain, il participe aux débats du parlement lituanien de Vilnius. Balys Gajauskas est député, mais il n'a rien d'un notable sexagénaire, réchappé de l'ex-nomenklatura communiste. Il est tout simplement un héros national. Depuis l'échec du putsch de Moscou, les députés lituaniens, ses collègues, se réunissent désormais sans appréhension. Les OMON, ces fameux « bérets noirs » des troupes spéciales du ministère de l'Intérieur soviétique ont quitté la république depuis plusieurs mois. Malgré la présence sur le territoire de près de 100 000 soldats de la CEI en attente de rapatriement, les couleurs de la vieille nation balte jaune, vert, rouge flottent librement. Résistant à toute forme d'oppression, qu'elle soit russe, polonaise ou allemande, derniers Européens à avoir renoncé au paganisme pour adopter le christianisme (le roi Mindaugas se convertit en 1251), les Lituaniens, hommes libres, n'ont jamais plié devant les fils de Staline. Avec l'indépendance retrouvée, et la démocratie restaurée, les débats enflammés divisent dorénavant les parlementaires. « Sajudis » (le mouvement), la formation du président Vytautas Landsbergis, vainqueur des élections législatives de février et mars 1990, est désormais divisée en sept fractions rivales. Parmi les 80 élus de Sajudis (sur 141), Balys Gajaukas jouit, lui, d'un prestige incontesté. Il est député de Plungé, près de Palanga, sur la mer Baltique. Lors des débats qui agitent ses collègues, l'homme reste serein. Comme si ces choses-là ne le touchaient pas vraiment. Pourtant, Balys Gajaukas a longtemps œuvré pour l'indépendance de son pays. Il l’a payé cher, très cher.
« En 1948, j'ai été arrêté par les hommes du MGB, le ministère de la sécurité de l'Etat, ancêtre du KGB, explique-t-il, attablé au restaurant de l'hôtel Draugiste (Amitié) à Vilnius. Depuis quatre ans, je combattais dans les rangs des partisans contre les troupes d'occupation soviétiques. Après avoir été torturé, j’ai été condamné à 25 ans de goulag. Soumis à un régime particulier, je suis retourné dans mon pays en 1973. Quatre ans plus tard, j'ai été à nouveau condamné à dix ans d'internement. En rentrant chez moi, j'ai retrouvé la même occupation : il fallait bien recommencer... C'est en 1988 que j'ai été libéré. »
Depuis, Balys Gajauskas a été proposé par ses compatriotes à la députation. Le 24 février 1990, il a été élu triomphalement. En marge de ses activités parlementaires, il préside l'Union des déportés et des prisonniers politiques, à Kaunas, l'ancienne capitale lituanienne. Fondée en juillet 1988, cette association s'est fixé pour objectif, outre le fait de réunir les anciennes victimes des camps de concentration, de retracer l'histoire du martyre lituanien. Elle revendique, en quatre ans d'existence, 130 000 membres !
Avant de comprendre le long combat solitaire des « Frères de la forêt » - un mouvement créé en Estonie en août 1940 par Alfons Rebane, devenu officier SS, et qui désigne l'ensemble des maquisards antisoviétiques baltes quelques précisions s'imposent. Au début du siècle, le pays appartient à l'empire tsariste, avant de passer sous contrôle allemand en 1915. En 1919, l'Armée Rouge conquiert la Lituanie, puis est chassée par les corps francs. En 1923, les Polonais s'emparent de la capitale Vilna (Vilno, puis Vilnius). Cette conquête, comme les revendications allemandes sur le port de Memel, sur la mer Baltique, favorisent réclusion d'un sentiment nationaliste en Lituanie. Autour d'un professeur d'histoire, Valderamas, se forme un mouvement fasciste, « les Loups d'acier », qui constitue sa milice. Alliés aux conservateurs de Smetona, les Loups d'acier, aidés par l'armée, fomentent un coup d'Etat en 1926. Un Etat corporatiste et autoritaire voit le jour. Les deux tendances révolutionnaires et droite autoritaire se déchirent, et force reste au Vadas (Chef) Smetona. Le pays se rapproche du Reich mais au terme du pacte germano-soviétique, l'URSS occupe la Lituanie en 1940. Malgré l'abandon du pays par l'Allemagne, le SD favorise immédiatement la constitution de réseaux clandestins antisoviétiques. Un « Front des activistes lituaniens » dirigé par le colonel Shkyrpa, ancien attaché militaire à Berlin, regroupe Loups d'acier et partisans de Smetona, réconciliés. Les communistes et le NKVD multiplient les vagues d'exécutions et de déportations. L'élite intellectuelle lituanienne est décapitée.
Dès le déclenchement de l'opération Barberousse, le 21 juin 1941, les Loups d'acier passent à l'offensive, ils libèrent Vilno et Kaunas, capitale historique du grand-duché de Lituanie. Jusqu'en 1942, les nationalistes croient pouvoir composer avec les Allemands. Déçus, il commencent alors à rejoindre les forêts, qui servent de refuges à des bandes de soldats soviétiques, des maquisards polonais ou des juifs sionistes. Comparativement à leurs cousins Estoniens et surtout Lettons, qui ont formé au total trois divisions de Waffen SS, les Lituaniens ont été peu nombreux à collaborer avec les nazis. À la fin de 1944, les survivants des unités collaborationnistes, alors que les Allemands tiennent encore la « poche de Courlande », regagnent aussi les forêts pour continuer la lutte.
Ces quelques milliers d'hommes forment l'embryon d'une résistance qui va durer jusqu'au début des années 50. Pour punir le pays, comme tous les autres peuples ayant voulu échapper à son joug, Staline, de 1945 à 1953, fait déporter des centaines de milliers de Lituaniens (de 300 000 à 500 000 personnes). Combien en sont morts ? « Aujourd'hui encore, on ne connaît pas avec précision le nombre des victimes, morts de froid, de privations et de famine, explique Balys Gajauskas. Il faudra des années, vérification faite après consultation des archives du KGB pour le savoir. » Selon lui, la résistance armée a réuni 30 à 50 000 hommes et femmes, en l'espace de dix ans. « Après 1944-1945, en pleine terreur stalinienne, les paysans, les fermiers et les intellectuels prenaient eux aussi le chemin des bois, pour échapper à la répression, poursuit-il. Tout le système d'organisation territoriale et de défense était celui de l'armée lituanienne, avec uniformes et grades. Cela a duré jusqu'en 1948. Après, à cause du manque d'armes, de la pression des troupes du NKVD et des commissaires politiques, il a fallu changer de tactique. Constituer des petits groupes de cinq à dix hommes. Et s'adapter à la guérilla. »
Quelques photos, miraculeusement sauvées des années noires de l'après-guerre, montrent les combattants, équipés d'armes hétéroclites, soviétiques et allemandes. Les symboles nationaux très anciens qui les unissent sont le Vitys (chevalier) à cheval, et la croix à deux traverses. Ou encore les Colonnes de Gédiminas, symbole héraldique de ce roi du XIIIe siècle, fondateur de Vilnius. Les « Frères de la forêt » comme leurs homologues baltes évoquent leur lointaine histoire. Ils ont recours aux traditions ancestrales des Baltes. Leur nom seul est très évocateur.
Adorateurs de « Saule » (le soleil) et de « Menesis » (la lune), ceux que les missionnaires évangélisateurs venus d'Allemagne nommaient « les Sarrazins du nord » ont toujours vénéré arbres et forêts. La Lituanie, réellement convertie aux XVIIe et XVIIIe siècles, est toujours fortement imprégnée de paganisme. Depuis le regain indépendantiste et culturel amorcé il y a quelques années par Sajudis, on voit au bord des routes ou dans les zones boisées, de gigantesques totems sculptés dans les troncs, représentant hommes et animaux. D'innombrables croix rayonnantes évoquent les anciens mythes (cf. le livre de Philippe Jouet Religion et mythologie des Baltes, Arché/Les Belles Lettres).
Dès août 1945, le général soviétique Kruglov - un assistant de Béria planifie l'écrasement de la résistance. Il se fixe février 1947 comme date limite et lance dans la bataille deux divisions du NKVD. « Pour nous réduire, ils ont bombardé les forêts, par l'aviation ou l'artillerie, se souvient Balys Gajauskas. Il nous a donc fallu creuser des galeries sous terre, parfois reliées à des caches dans les maisons amies. » Tout cela était très artisanal, mais les résistants diffusaient tout de même de nombreux journaux clandestins, constituaient d'innombrables réseaux, sans moyens radios.
Pour éviter les représailles sur leurs proches, la plupart des Frères de la forêt disposaient d'un nom de guerre parfois un nom d'oiseau ou d'arbre. Certains préféraient se défigurer et se brûler la cervelle plutôt que d'être capturés, leur identification entraînant la déportation immédiate de leur famille.
Gajauskas se souvient d'Adolfas Vanagas, alias Ramanauskas « C'était un chef mythique, surnommé "l'Aigle" il a été arrêté et fusillé en 1956. » La période de résistance la plus forte se situe entre 1946 et 1949. En 1950-1952, les possibilités d'action se restreignent, et l'aide internationale tant espérée ne vient toujours pas. Les opérations continueront pourtant jusqu'en 1955. Ce record de longévité est à peine croyable le dernier combattant de la liberté de Lituanie, Kraujelis-Siaubunas, s'est suicidé en 1965 dans la région Moletai (nord du pays) pour ne pas tomber entre les mains de l'occupant. L'itinéraire carcéral de Balys, le mènera tour à tour jusqu'en 1988 aux confins de l'empire soviétique, en Extrême-Orient, non loin de Baïkonour, près de la frontière chinoise, à Vladivostok ou près de Moscou. Trente-sept années de captivité...
Il ne garde pas de rancœur apparente envers les Occidentaux, qui ont abandonné ses Frères de la forêt à leur sort. « Je pensais que l'Occident était aveugle, qu'il ne comprenait rien. Nos simples paysans étaient meilleurs politiques que vos intellectuels, dit-il sans haine.. Je ne pense rien de l'attitude des Américains. Je comprend que chacun ait ses intérêts, mais il y a l'intérêt général. Ils proclament de grandes idées, et, en même temps, ont accepté notre esclavage. Quant j'étais au goulag, des intellectuels français sont venus à Moscou soutenir les communistes. "Comment peuvent-ils soutenir le servage ?" nous demandions-nous. »
Depuis trois ans, Balys Gajauskas et ses 800 camarades combattants miraculeusement réchappes de l'étau soviétique se réunissent en automne, à Kaunas. Nul doute qu'ils se posent toujours la question...
Arnaud Lutin Le Choc du Mois Février 1992 N°49
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire