jeudi 19 mars 2020

Les trois coups de génie d’un bourgeois rouennais

Les trois coups de génie d'un bourgeois rouennais.jpegÉlevé aujourd'hui à un degré de perfection absolue, la conjonction du triple pouvoir politique, financier et médiatique est le résultat d'un projet qui remonte au début du siècle dernier. Un entrepreneur de génie, Charles Havas, en fondant l'agence qui porte encore son nom, s'est révélé le précurseur du vieux rêve des puissants de ce monde : le contrôle et même la manipulation de l'opinion publique.
Très justement, Antoine Lefebure, jeune quadragénaire, dont on devine l'esprit vif et les dents longues, et qui fut l'initiateur du mouvement des radios libres avant de devenir directeur de la prospective et du développement à Havas, sous-titre son livre Les Arcanes du pouvoir. Car il est évident que la rencontre de l'information et de la publicité n'a pas seulement pour but de « faire de l'argent », mais aussi de « fabriquer l'opinion ».
Il est assez remarquable que ce montage grandiose ait été inventé par un individu parfaitement dépourvu d'opinions politiques, au point de se réclamer successivement des différents gouvernements qu'il a servis et qui l'ont servi.
Peu d'hommes ont réussi à se rendre aussi indispensable que ce Charles Havas, dont le nom seul évoque bien davantage aujourd'hui une entreprise qu'un personnage. Pourtant, à l'origine de cette affaire, il y a un homme, fort curieux, dont Lefebure nous restitue avec un bon coup de plume, la très balzacienne biographie.
Au service du pouvoir
L'histoire commence le 5 juillet 1783, une demi-douzaine d'années avant le coup de tonnerre de la Révolution qui allait porter au pouvoir la classe bourgeoise à défaut des masses populaires. Le jeune Charles qui vient de voir le jour à Rouen est le second fils d'un nommé Charles-Louis Havas, que l'on dit de très lointaine origine hongroise ou portugaise - ses ancêtres auraient immigré en Normandie au XVIe siècle - et de son épouse, Marie-Anne Belard, fille d'un raffineur de sucre rouennais.
L'hérédité va jouer à plein, car le père Havas est « inspecteur de la librairie », travail de censure et de police en usage sous l'Ancien Régime; il est aussi associé de la librairie-imprimerie Machuel qui édite Le Journal de Normandie, doyen de la presse de province, et il est enfin fondé de pouvoir d'une très riche aristocrate, la marquise de Torcy.
Le jeune Charles va être très tôt entraîné à comprendre les subtils rapports de la politique et de l'argent, d'autant qu'il n'aura guère plus de vingt ans quand il rencontrera un ami de son père, fils de papetiers normands, Gabriel-Julien Ouvrard, véritable génie de la finance et des affaires, type même du nouveau riche profitant à plein des facilités de la Révolution et de l'Empire malgré quelques séjours en prison pour malversations, c'est pour le jeune Charles un vivant exemple.
Ajoutons que le fait d'appartenir à une province-frontalière, ouverte sur l’Angleterre, prédispose la bourgeoisie rouennaise au négoce, à l'industrie et même à une certaine philosophie libérale qui s'épanouit partout en Europe au siècle des « Lumières ». À l'instar d'Ouvrard, Charles Havas commence sa carrière comme « commerçant-banquier », avec un intérêt particulier pour le coton.
Son premier coup de génie est de comprendre le rôle de l'information dans les transactions commerciales. Pourquoi ne pas récolter des renseignements et les vendre non aux particuliers mais aux journaux ? Second coup de génie : Charles Havas mesure que sa puissance sera d'autant plus forte qu'il se fera le serviteur quasi officiel du gouvernement. Une telle attitude joue dans les deux sens en collectant des informations qui complètent celles des diplomates et surtout en présentant à l'opinion publique une vision des choses conforme aux désirs du pouvoir politique, quel qu'il soit.
Ainsi un homme d'affaires devient un homme d'influence. Cette attitude de service mutuel reste une constante absolue de l'agence Havas, sous le Premier Empire, sous la Restauration, sous la Monarchie de Juillet et surtout sous le Second Empire, où l'entreprise atteindra son apogée.
Fondateur de la première agence de presse et recruteur d'un réseau d'agents formant une gigantesque toile d'araignée à travers la France et l'Europe, Havas est un homme singulier qui n'hésite pas à jouer lui-même les agents secrets dans quelques affaires délicates.
Une presse sous dépendance
Aidé par ces deux fils, le fondateur de l'Agence aura un troisième coup de génie il va véritablement inventer la publicité et en faire, d'année en année, un des moyens de subsistance des journaux. Au vieux système artisanal de la censure par le pouvoir politique, Havas va substituer celui, quasi industriel, de la censure par le pouvoir financier !
Comme il sert d'intermédiaire entre les annonceurs et les patrons de presse, répartissant lui-même la manne entre les différents journaux, cet héritier d'une longue lignée rouennaise devient un homme d'influence indispensable.
Passionné par sa propre entreprise, État dans l'État, il ne manifeste pas d'autre ambition que d'acquérir une sorte de pouvoir absolu qu'il place, moyennant rétribution, au seul service du gouvernement de son pays, quel que soit le régime, même si Napoléon ni représente, plus que nul autre pour lui, le type même du souverain moderne, épris de grandes réalisations industrielles.
Havas comprend que la firme qui a le plus besoin de publicité, c'est l'État lui-même. D'où une collusion qui va durer très longtemps et lui permettra de se débarrasser sans scrupules de ses éventuels concurrents.
Ce qui est passionnant dans cette aventure que Lefebure sait raconter « comme un roman », c'est le côté secret de la plupart des tractations. « Homme de l'ombre, Havas ne doit pas apparaître au grand jour. » Il régnera sans partage et ne partira en retraite que peu avant sa mort, survenue le 21 mai 1858, à l'âge de soixante-quinze ans.
Mais le système est en place : « Les journaux sont maintenus dans une totale dépendance par Havas qui leur fournit un contenu rédactionnel et des ressources financières grâce à la publicité. » Quant aux feuilles qui veulent rester libres, elles croulent sous la pauvreté et la répression : avertissements, suspensions et même déportations de journalistes en Algérie ! Parallèlement les « bons » journaux qui soutiennent la politique gouvernementale bénéficient des subventions directes du pouvoir et de subventions indirectes de la publicité collectée par l'agence Havas.
La presse ne peut qu'attirer l'intérêt des promoteurs de l'industrie et des finances qui deviennent détenteurs des outils d'information, tout en étant les intermédiaires incontournables du gouvernement
« Nous arrivons ici à un moment charnière de l'évolution du système, écrit Lefebure : c'est la constitution du ménage à trois argent-média-gouvernement, que nous allons retrouver tout au long de cette histoire et jusqu'aujourd'hui. »
Le Second Empire voit une collusion de plus en plus étroite entre capitalistes et patrons de presse. Souvent, à l'instar du vieux patriarche Havas, ce sont les mêmes. Ainsi apparaît un autre Rouennais, Hippolyte de Villemessant, le fondateur du Figaro qui mériterait, lui aussi, une biographie.
Jusqu'en 1870, les relations entre la presse et les milieux d'affaires ne font que s'intensifier... pour le plus grand profit de l'Agence créée par Charles Havas.
Un dictateur de la publicité
La IIIe République ne changera rien au système Havas. Auguste, le fils du fondateur, songe à passer la main : il pousse deux jeunes gens élevés dans le sérail : Edouard Lebey et Henri Houssaye, dont les familles sont originaires de Normandie. L’Agence est décidément fortement marquée sur le plan des origines ethniques de la plupart de ses patrons, ce qui n'empêche certes pas de monter de belles combinaisons financières avec des partenaires issus de la communauté israélite comme le baron Emile d'Erlanger.
Dès le début du siècle, un nouveau personnage va s'imposer chez Havas. C'est Léon Rénier.
Né à Épernay, dans une famille où se croisaient les origines bretonnes et normandes, ce sera lui aussi un homme de pouvoir secret - au moins discret - qui régnera indirectement sur toute la presse française de son époque, la première moitié du XXe siècle, tout en faisant la pluie et le beau temps dans les milieux politiques. On ne peut rêver plus digne successeur de Charles Havas que cet homme énergique qui porte de sévères lorgnons assortis d'une moustache et d'un bouc qui lui donnent un faux-air de Lénine.
Véritable dictateur de la publicité et du journalisme, il saura imposer son empire que l'on nomme « la pieuvre », par une volonté sans faille. Politiquement il se situerait plutôt au centre-droit, mais son épouse, vendéenne, est catholique et royaliste comme il se doit. Elle se montre pourtant peu choquée de certaines amitiés assez à gauche de son époux, que ses ennemis prétendent bien entendu franc-maçon pour les uns et quasi fasciste pour les autres...
En pleine guerre de 14-18, Léon Renier prend la tête de l'Agence. Le cumul des activités de presse et de publicité se prépare; il aura lieu au début de l'année 1920. Sous la poigne de fer de Rénier, Havas devient, selon le terme de Lefebure, « le carrefour indispensable de son époque ».
L'entre-deux-guerres sera marquée de féroces batailles contre les concurrents, tandis que l'on connaît l'âge d'or de la publicité. Indéniablement, les méthodes de la presse américaine suscitent des émules.
S'il est une confirmation dans ce livre, c'est bien celle de l'incroyable vénalité de la presse entre les deux guerres : « Si la presse française est bon marché, ce n'est donc pas grâce à la publicité commerciale, mais plutôt à cause des effets conjugués de la publicité financière, de la publicité d'influence et de la corruption. » Le journaliste Jean Luchaire n'hésite pas à écrire : « On avait le choix entre " les fonds étrangers " et les fonds provenant des " firmes capitalistes " La source la moins mauvaise était les fonds d’État. »
Le livre de Lefebure ne peut qu'évoquer l'implacable lutte qui va opposer Léon Rénier et François Coty ou bien encore l'acharnement de Léon Blum contre Pierre Guimier, le numéro deux de l'Agence qui se situe très à droite... Nous voyons aussi apparaître bien des personnages pittoresques comme le journaliste Jean Fontenoy, aventurier que l'on croirait sorti d'un roman de Malraux.
Laissons au lecteur de ce document passionnant le plaisir de découvrir comment Havas vivra l'Occupation et l'Épuration.
Jean Mabire Le Choc du Mois Janvier 1993 N°60

Antoine Lefebure : Havas, Les Arcanes du pouvoir, Grasset, 408 p., 16 photos hors-texte.

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