mercredi 4 mars 2020

Chouan du Tyrol Andréas Hofer et le double visage de notre Europe

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Rarement héros populaire fut aussi méconnu en dehors des frontières de sa nation, car le Tyrol est un peuple et une nation. Même les Allemands, surtout les Allemands, se méfient du culte de celui qui fut pourtant un des champions du germanisme, mais reste enraciné dans son terroir. Aujourd’hui le nationalisme et le cosmopolites se conjuguent étrangement pour refuser l’émergence des « patries charnelles », ces réalités de l’ethnie et de la tradition qui se moquent singulièrement des frontières étatiques.
jean Sévillia, en consacrant un livre à Andréas Hofer, pose sans doute plus de questions qu'il ne croit lui-même. De son regard purement historique sur celui qu'il nomme « le Chouan du Tyrol », on peut sans nul doute déduire une réflexion féconde sur les deux voies qui s'ouvrent aujourd'hui à l'Europe.
Le général Béthouart, qui fut naguère au printemps 1940, à Narvik, au-delà du cercle Polaire le « fraternel adversaire » du général Dietl, dont il partageait la passion pour la montagne, devait devenir après la guerre haut-commissaire de la République française en Autriche. Il s'y révéla diplomate hors pair, soucieux d'établir une amitié qui préfigurait l'Europe de demain. Il avait d'ailleurs lui-même consacré un livre au prince Eugène de Savoie, le Prinz Eugen, héros germanique s'il en fut.
Béthouart donc, ce vieux guerrier picard, déclare, le 24 septembre 1950, sur la colline de Bergisel, au dessus d'Innsbrück, alors qu'il faisait ses adieux aux Tyroliens : « Nous avons fait fusiller Andréas Hofer. Aujourd'hui, nous savons que nous avons eu tort. Et, au nom de la grande nation française, j'apporte ici un témoignage de respect et de haute considération pour cet homme. »
Hommage insolite du descendant des anciens occupants à celui qui fut le symbole même de la résistance à la France, ou plus exactement à la conception impériale (et impérialiste) de la France, incarnée par Napoléon et prise en relais par ses alliés allemands, en l'occurrence les Bavarois. On ne se chamaille qu'entre voisins et, en ce sens, la querelle entre Tyroliens et Bavarois atteint des sommets incompréhensibles à qui ne connaît les ressorts cachés et sans doute indéracinables de l'âme des peuples.
Les événements de 1809 peuvent paraître bien lointains. Il font pourtant partie de la préhistoire vivante de notre Europe en gestation.
FEUTRE VERT ET BRETELLES À FLEURS
Jean Sévillia a parfaitement raison de commencer seulement l'aventure de son héros vers la centième page de son livre. On ne comprend rien à Andréas Hofer si on ignore le cadre géographique, sentimental, religieux, historique, de sa révolte. Sans ces explications, il ne serait qu'un bandit d'honneur de western, un hors-la-loi. C'est d'ailleurs l'image fausse que l'on garde de lui, avec son large feutre vert, sa longue barbe sombre et sa culotte de cuir qui libère ses genoux et s'orne de bretelles fleuries. Quand on le sait aubergiste, on imagine quelque enseigne du Cheval Blanc. C'est réduire à un folklore d'opérette cette terrible histoire de sang et de bravoure.
Révisons nos préjugés. Aujourd'hui où le Tyrol du Sud de langue allemande - que Rome nomme simplement « Haut-Adige » - est annexé par l'Italie, posant les problèmes que l'on sait (ou plutôt, hélas, que l'on ignore), on imagine mal que le Tyrol historique comprenait, au contraire, une importante région de langue italienne tout autour de Trente : le quart des Tyroliens ne parlaient même pas allemand et pourtant ce fut la zone la plus favorable à l'insurrection nationale contre les Franco-Bavarois.
Il faut d'abord situer le cadre de cette « chouannerie », alors que de nos jours les Tyroliens, comme les Basques, sont partagés entre deux États.
Leur patrie s'insère entre la Bavière au nord, Salzbourg et la Carinthie à l'est, la Lombardie et la Vénétie au sud, les Grisons helvétiques et le Voralberg autrichien à l'ouest. À l'usage des langues allemande et italiennes, s'ajoute l'emploi du dialecte ladin pour compliquer encore une situation très caractéristique de la richesse ethnique de l'empire des Habsbourg.
Les habitants de Haute et Basse-Autriche sont des étrangers. Vienne est loin, très loin vers l'est. Reste l'empereur. Un principe plutôt qu'un homme. On le verra bien quand Joseph H, souverain « éclairé », prétendra apporter des lumières qui ne sauraient guère convenir à l'un des peuples les plus traditionnels de son empire, chez qui la religion occupe une telle place que même le catholicisme bavarois ici semble tiède. C'est le triomphe du baroque, de la Vierge, des saints protecteurs, des reliques des processions, des pèlerinages. Catholicisme tellement paysan qu'on pourrait y déceler plus de traces de paganisme qu'ailleurs en Europe, tant la religion s'y trouve liée aux vieilles forces telluriques. L'Empire convient à ce peuple, dans l'infinie diversité des constitutions, des lois et des dialectes, qui forment la plus singulière des mosaïques.
Déjà ébranlé par les innovations « modernistes » de Joseph II, le Tyrol va entrer en révolte ouverte quand les Autrichiens cèdent en 1809 le pays aux Bavarois, alliés des Français.
D'où cette cette sorte de chouannerie, dont Andréas Hofer sera le héros.
LE SYMBOLE DU GERMANISME
Dans des montagnes où des dizaines de sommets culminent à plus de 3 000 mètres d'altitude et où le particularisme de chaque vallée s'exacerbe, la résistance va d'autant plus triompher initialement qu'il y existe depuis le début du XVIe siècle des compagnies de tirailleurs qui constituent une véritable armée de milice, selon un principe dont on retrouve aujourd'hui des traces en Suisse et qui s'est perpétué en Autriche, sous la forme folklorique des sociétés de tir.
Ce Tyrol qui est une nation plus qu'une province, va se trouver brusquement confronté au drame de l'occupation française, puis de l'annexion bavaroise.
On a trop occulté ce que furent les réactions de rejet des populations au temps où la France occupait l'Europe. Napoléon poursuivait la volonté expansionniste de Louis XIV. L'ex-royaume se prétendait empire et Bonaparte se voulait héritier de Charlemagne, mais il prenait à son compte la politique d'annexion et d'assimilation de la monarchie puis de la révolution.
Jean Sévillia décrit assez bien les étapes de la victoire puis déjà défaite d'Andréas Hofer pour qu'il ne soit pas nécessaire de s'y attarder. Cette tragédie est brève elle dure moins d'un an, de mars 1809 à février 1810.
Passons sur les horreurs de la guerre. Elle sont inhérente à tout conflit où interviennent des partisans. La Vendée a connu sans doute encore pire. Que les troupes d'invasion soient bavaroises et saxonnes sous un chef alsacien de langue alémanique, le maréchal Lefebvre, ne change rien à l'horreur. Au contraire.
Régent du Tyrol un seul été, Andréas Hofer est capturé dès l'automne et fusillé le 20 février 1810.
Mort en martyr après avoir vécu en héros, le Sandwirt, c'est-à-dire le tenancier du Sandhof, son auberge au nom de sable, est devenu au cours des âges posthumes un véritable mythe, illustrant la vieille devise Fur Gott, Kaiser und Vaterland.
Symbole du germanisme contre la latinité qui devait par la suite annexer le versant méridional de sa patrie y compris son village natal, symbole de l'Autriche contre l'Allemagne, symbole du catholicisme sudiste contre le protestantisme nordique, symbole de la foi et du patriotisme contre la raison d’État, oui, certes, il a été tout cela. Et Jean Sévillia l'évoque très bien, qui insère son personnage dans une grande querelle, celle qui oppose « la philosophie égalitaire, individualiste et laïque née au siècle des Lumières » et « une vision du monde hiérarchique, communautaire et catholique ». D'où le sous-titre de ce livre, qui a l'immense mérite d'être le premier en France sur le sujet : Le Chouan du Tyrol.
L'EUROPE AUX TROIS CENT SOIXANTE-CINQ DRAPEAUX
Mais il faut aussi voir plus loin et projeter le combat d'Andréas Hofer à notre époque, tout en nous référant à la sienne.
Il y avait, et il y a toujours deux conceptions de l'Europe : celle du jacobinisme centralisateur, dont Napoléon a été l'héritier et qui consistait à fabriquer des départements à la chaîne et à confédérer des alliés-clients pour aboutir à un monstre qui sert de modèle secret à l'Europe des technocrates d'aujourd'hui. Cette Europe sans âme n'est plus, alors qu'une étape dans la constitution de la république universelle et cosmopolite. Une telle vision abstraite n'empêchait d'ailleurs pas, voici deux siècles, un fantastique chauvinisme français, qui continuait le rêve louis-quatorzien de porter le fer et le feu au-delà du Rhin. On commence par brûler le Palatinat et on finit par occuper le Tyrol. Napoléon, tout empereur qu'il s'était autoproclamé, restait dans la vieille tradition du Royaume en lutte contre l'Empire. Singulier personnage que ce fils du peuple corse qui fut le continuateur à la fois de la révolution et de la monarchie, tout en travestissant les deux dans un rêve « romain » qui annonçait déjà les pires outrances du fascisme et de la déification de l’État.
En face, il y a le Tyrol, c'est-à-dire un peuple à nul autre pareil, une nation héritière d'une longue histoire, une « patrie charnelle » en un mot, comme aurait dit Saint-Loup. L'Empire, le vrai, confortait de telles identités. Il n'y a guère moins de princes souverains sur leurs propres terres que de jours de l'année. Ce n'est même plus l'Europe aux cent drapeaux, dont parlent certains, mais l'Europe aux trois cent soixante cinq drapeaux, dont la confédération helvétique, avec ses trois langues (et même quatre, si on compte le romanche) perpétue la réalité la plus démonstrative !
Les vieilles terres d'Empire comme l'Alsace ou la Bohême peuvent comprendre mieux que d'autres le geste d'Andréas Hofer. Mais son exemple d'homme libre sur une terre libre peut aussi bien s'entendre en Ecosse ou en Galice, en Ukraine ou en Flandre. Au Moyen-Orient, les pechmergas kurdes sont dans la droite ligne du combat des chasseurs tyroliens d'Andréas Hofer. C'est désormais sur le sol d'Europe, de l'Oural à l'Atlantique, que doit se renouveler le choix essentiel du Sandwirt. Non pas le Tyrol ou l'Empire mais le Tyrol et l'Empire, c'est-à-dire l'Europe.
À toute fédération il faut un fédérateur. Je ne suis pas de ceux qui sourient de la monarchie : je crois que le seul qui puisse aujourd'hui y prétendre sur notre continent se nomme Otto de Habsbourg-Lorraine.
En complément de ce livre sur Andréas Hofer, je viens de lire d'un trait son essai : L'idée impériale, histoire et avenir d'un ordre supranational, édité en 1989 aux Presses Universitaires de Nancy, avec une préface de Pierre Chaunu. Que d'idées à y reprendre !
Andréas Hofer s'est battu pour la liberté du Tyrol. Il s'est battu aussi pour l'unité (dans la diversité) de l'Empire. C'est pourquoi son geste, au-delà de la chouannerie et du sectarisme religieux, s'insère dans le grand combat des identités.
Napoléon, dans un certain sens, voulait faire l'Europe. Andréas Hofer voulait, lui, défendre l'Empire. Aujourd'hui, ces deux idées ne sont pas inconciliables. Elles sont complémentaires.
Jean Mabire Le Choc du Mois Mai 1991 N°40

Jean Sévillia : Le Chouan du Tyrol, Andréas Hofer contre Napoléon, 276 p.Perrin.

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