mardi 3 mars 2020

Au Moyen-Âge, les Allemands marchent vers l'Est...

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Les racines de l'influence germanique en Europe de l'Est remontent au Moyen-Âge, période de la conquête des territoires slaves et de christianisation de leurs populations. De l'utilité de l'histoire pour comprendre l'actualité la plus brillante.
Fait majeur de notre temps - et signe des temps -, la réunification de l'Allemagne réveille de vieilles frilosités. Certains, en effet, s'inquiètent l'aigle germanique ne risque-t-il pas de reprendre son vol ? Et d'attirer, entre ses serres, ces peuples d'Europe centrale et orientale qui, tout à la fois grisés par des rêves d'indépendance en passe de devenir réalité, et confrontés aux dures exigences d'économies à reconstruire, peuvent être tentés de trouver accueillant le giron allemand ? Et, du coup, ne risque-t-on pas d'aller à grands pas vers une Europe sous hégémonie allemande - les vaincus de 1945 réussissant à imposer la loi du mark, grâce à leur écrasante supériorité économique, là où avaient échoué les panzers ? L'histoire ne serait-elle pas un éternel recommencement, puisque, depuis quinze siècles, germanisme est synonyme d'impérialisme ?
Ce catastrophisme fantasmatique se nourrit de vieux clichés, entretenant une vision manichéenne de l'Histoire : depuis 1870, les « bons esprits » n'ont pas manqué pour opposer les finesses de la civilisation latine et la grossière barbarie germanique. Aussi est-il réconfortant de découvrir, chez un historien digne de ce nom, la volonté de s'affranchir des vieux épouvantails. Avec d'autant plus de mérite que cet historien, Charles Higounet, aurait eu de bonnes raisons de nourrir quelque acrimonie anti-allemande : prisonnier de guerre, en 1940, il a découvert la Haute-Silésie contre son gré, dans le cadre d'un Oflag. Mais il a réagi aux coups du sort, en homme de savoir et de réflexion médiéviste, il s'est attelé, grâce aux possibilités de lecture accordées aux officiers prisonniers, à une étude de l'implantation allemande en Silésie au cours du Moyen-Âge. Puis ce passionné de géographie historique a élargi le champ de son étude. Une étude prolongée, bien après son rapatriement sanitaire, en 1943... puisque pendant quarante ans Charles Higounet a accumulé une riche documentation intégrant les travaux des chercheur tant slaves qu'allemands. Il en est né un ouvrage de première valeur, paru en 1986 sous le titre Die deutsche Ostsiedlung im Mittelalter. Ce n'est qu’en 1989 que parut l'édition française, Les Allemands en Europe centrale et orientale au Moyen-Âge. Après la disparition de son auteur. Celui-ci aura eu l'immense mérite de nous apporter une étude aussi sereine que bien informé sur un phénomène-clef de l'histoire de l'Europe : la pénétration et l'installation de populations germaniques dans des régions qui en ont gardé une profonde et durable empreinte, au plan de la culture et de la civilisation.
GERMAINS ET SLAVES FACE À FACE
Au début du Moyen-Âge, l’Elbe délimite les zones de peuplement germanique, à l'ouest, et celles de peuplement slave, à l'est. Hormis quelques épisodiques confrontations, un statu quo est, globalement, observé entre le VIe et le VIIIe siècles. La politique conquérante de Charlemagne, qui l'amène à soumettre la Saxe au prix d'une interminable guerre à forte allure de génocide, met le monde carolingien en contact avec les Slaves. Pour leur imposer le respect des limites de son empire, Charlemagne conduit plusieurs expéditions au-delà de l'Elbe, de la Saale et des forêts bohémiennes, en créant des points d'appui militaires pour constituer une défense avancée.
Cette politique, poursuivie sous Louis Le Pieux, se couvre - c'est traditionnel chez les Carolingiens - d'une justification religieuse : il faut gagner à la vraie foi de malheureux peuples encore plongés dans les ténèbres du paganisme. Ainsi ont lieu de premiers essais de colonisation et d'évangélisation - ce jumelage devant rester, par la suite, une caractéristique fondamentale de la politique d'expansion du germanisme. Ansgar, nommé par le pape Grégoire IV archevêque de Hambourg en 831, reçoit du même coup les pouvoirs de légat apostolique dans « le pays des Slaves »... à charge pour lui de se tailler son ressort, en terre païenne. Au sud-est, les Bavarois, sur le pas des armées franques, font pénétrer le christianisme chez les Slovènes.
Louis le Germanique, petit-fils de Charlemagne, a une active politique orientale. Il charge Liudolf (dont le nom signifie « celui qui appartient au peuple des loups ») de veiller sur les confins orientaux de la Saxe - et de ce « loup » sortira la maison royale, puis impériale de Saxe. Au sud-est, de premiers efforts de colonisation sont entrepris au-delà de l'Enns. Mais la décadence du système carolingien s'accompagne de dures contre-attaques slaves et des dévastations de grande ampleur accomplies par les Magyars, venus des confins de l'Asie. Ceux-ci ne seront contenus, puis repoussés, que par le petit-fils de Liudolf, Henri 1er l'Oiseleur (916-936), qui prépare la voie à la décisive victoire du Lechfeld (955) remportée par son fils Ottin 1er - une victoire qui permet à ce dernier de restaurer l'Empire au profit de la maison de Saxe, en 962.
La ligne Elbe-Saale-Enns, qui avait risqué de céder sous les pressions slaves et magyares, n'est plus, désormais, un point d'arrêt mais bien plutôt une base de départ pour le Drang nach Osten (la « marche vers l'Est »). En créant une efficace cavalerie lourde, Henri l'Oiseleur a forgé l'arme décisive de la pénétration germanique. Après 965, Otton organise en marches (glacis frontaliers) les pays conquis au-delà de l'Elbe. Mais ses fils et petit-fils, Otton II et Otton III, sont trop fascinés par
leur politique italienne pour consacrer au front slave tous les efforts nécessaires. Vers l'an 1000, l'Elbe est redevenue la fragile frontière du germanisme.
ALBERT L'OURS ET HENRI LE LION
Au XIe siècle, la lutte contre la papauté mobilise toute l'énergie de l'empereur Henri IV (1056-1106). Le scénario est toujours le même : dès que les empereurs, polarisés par les affaires italiennes, sont, du coup, contestés par certains féodaux allemands, les Slaves en profitent pour reprendre l'offensive. C'est seulement à partir de 1125 que le duc de Saxe Lothaire de Suipplimbourg, devenu empereur, relance la marche vers l'Est : il ne cède pas, lui, au mirage italien (lié au thème d'un « empire universel ») et comprend que l'avenir allemand est à l'Est, non au Sud. Il est suivi par un hardi féodal, Albert l'Ours, qui doit à ses conquêtes le titre de margrave de Brandebourg (germe d'un État dont devait sortir l'Allemagne des temps modernes). À la génération suivante, Henri le Lion, le puissant rival de Frédéric Barberousse, pousse ses pions en Mecklembourg. Frédéric, lui, agit en Silésie.
Au XIIIe siècle, le germanisme a atteint la Baltique, l'Oder et la Leitha, englobant les territoires qui s'étendent du Holstein à l'Autriche : Schwerin, Meckelembourg, Brandebourg, Misnie, Lusace. Les entreprises conquérantes des souverains et des féodaux ont ouvert la voie aux paysans et aux artisans. Mais aussi aux moines.
COLONISATION ET CHRISTIANISATION
L'évangélisation des Slaves s'est faite sans douceur. En 1108, l'archevêque de Brème et les évêques de la province de Magdebourg n'hésitent pas à lancer un appel à la croisade contre les païens de l'Est, en promettant le salut aux croisés... mais aussi en les appâtant avec des promesses plus tangibles : « Ces païens sont très cruels, mais leur terre est très bonne elle est riche en viande, en miel, en grains, en volaille, et si on la travaille bien, aucune autre ne peut lui être comparée... O Saxons, Francs, Lorrains et Flamands, ici vous pourrez sauver vos âmes et, s'il vous plaît, acquérir la meilleure des terres pour y habiter ».
En 1147, nouvel appel à la croisade. Lancé cette fois-ci par la plus haute autorité spirituelle de l'époque. Saint Bernard, en effet, voyant le peu d'enthousiasme que manifestaient l'empereur Conrad II et la noblesse allemande pour entendre ses appels enflammés en faveur de la croisade d'Orient (la seconde), se rabat sur une nouvelle proposition : la croisade du Nord, contre les Wendes, aura le même prix spirituel que le pèlerinage armé en Terre Sainte... Il n'y a, affirme le saint homme, que deux solutions « l'extermination ou la conversion ». Il est entendu Albert l'Ours amène 60 000 hommes, Henri le Lion 40 000. De nombreux baptêmes seront obtenus. Mais, à vrai dire, ni très sincères ni très durables.
Plus efficace, en fait, s'avère l'entreprise de colonisation des moines défricheurs. Si, dès la fin du Xe siècle, les bénédictins s'implantent en Bohème et en Pologne, ce sont les cisterciens et les prémontrés qui vont fournir les gros bataillons. Au début du XIVe siècle, soixante-dix abbayes cisterciennes jalonnent les territoires s'étendant de l'Elbe aux confins orientaux de la Pologne. La plupart sont filles ou petites filles de Miromond, quelques-unes sont issues de la maison-mère de Clairvaux. Les prémontrés alignent un nombre comparable de fondations. Créé en 1120 par Norbert, fils du comte de Xanten, ce nouvel ordre a un caractère spécifiquement allemand. Saint Norbert appelé à occuper le siège épiscopal de Magdebourg (1126-1131), ses disciples multiplient les fondations en Brandebourg, puis dans les pays tchèque et morave. Au XIIIe siècle, franciscains et dominicains interviennent à leur tour, pour catéchiser les derniers îlots de résistance.
L'action missionnaire devant s'appuyer sur une logistique, les abbés, ayant souvent reçu en donation des terres incultes, ont besoin de bras pour mettre en valeur forêts et marécages. Les évêques des diocèses orientaux calculent, eux, que l'augmentation du nombre des nouvelles tenures entraînera la croissance du revenu des dîmes. On constate donc, sans étonnement, que les appels à la colonisation ont souvent été lancés par des autorités ecclésiastiques.
Les margraves ont cependant, eux aussi, cherché à attirer les colons, pour étayer leur emprise sur les -pays conquis grâce à de solides noyaux de populations allemandes, au milieu de zones ethniques slaves.
Il faut noter ici que les migrations qui ont porté vers l'Est, aux XIIe et XIIIe siècles, paysans et artisans allemands (mais aussi flamands et hollandais) doivent être replacées dans le cadre du vaste essor démographique que connut l'Europe à cette époque. Essor provoquant les grands défrichements, à l'intérieur des pays d'Europe occidentale, mais aussi les aventures conquérantes des Normands en Méditerranée ou les migrations de Français du Midi, partis peupler et coloniser en Espagne les espaces reconquis sur les musulmans. La faim de terre a même un rôle dans le succès de la première croisade puisque, si l'on en croit le chroniqueur Robert le Moine, nombre de Français ont répondu à l'appel d'Urbain II « parce que la terre qu'ils habitaient était trop étroite pour leur nombre et pas assez productive pour ceux qui la cultivent. »
En Europe centrale et orientale, le mouvement de colonisation germanique s'est porté sur les grandes zones, aux sols souvent difficiles, laissés inoccupés par les Slaves. De vastes forêts, de grandes étendues de friches séparent en effet les territoires mis en valeur par les Slaves. L'installation des Allemands n'a donc pas été forcément ressentie comme une usurpation. Bien plus, certains princes des grandes maisons slaves n'ont pas hésité à faire appel à la colonisation, bien conscients qu'ils étaient des avantages matériels qu'ils retireraient de l'installation des paysans occidentaux. Ainsi, en Bohême, les Premyslides favorisent la venue de marchands allemands à Prague, puis permettent aux Cisterciens et Prémontrés de recruter des paysans de l'Ouest pour défricher les régions montagneuses ; même chose en Pologne et en Hongrie, où les mineurs allemands sont très appréciés.
Les transformations de la société et de l'économie rurale, aux XIIe et XIIIe siècles, ont favorisé le mouvement d'émigration vers l'Est. La pression démographique provoquant le morcellement des tenures et l'affaiblissement des revenus des seigneurs fonciers poussèrent ceux-ci à imposer aux paysans de nouveaux contrats de métayage et de fermage. Incapables de faire face à ces obligations, les paysans les plus modestes hésitèrent peu à partir vers l'Est, où le front pionnier était plein de promesses pour les audacieux.
SOUS L'EMBLÈME DE LA CROIX NOIRE
L'aire de la colonisation germanique a été considérable : Holstein et Lauenbourg, terres d'entre Saale et Elbe, le Brandebourg et ses marches, les pays de la Baltique (Mecklembourg et Poméranie), l'Autriche et les pays alpins, Bohême, Moravie et Sudètes, la Silésie, les pourtours de la Hongrie (Moldavie), la Pologne, la Prusse, la Livonie. Avec, pour ce dernier pays, le rôle déterminant joué par les ordres militaires germaniques : le cistercien Théodoric fonde en 1202 l'ordre des chevaliers Porte-Glaives, recruté en Westphalie, en Allemagne moyenne et au Holstein. Le Pape lui donne la règle de l'ordre du Temple. En 1237, les Porte-Glaives sont intégrés à l'ordre des teutoniques, dont le grand-maître Hermann von Salza entend protéger les marchands allemands de Riga (fondée en 1210), vite devenue grande place du commerce hanséatique vers le nord-est, tandis que se développait aussi Reval (Tallin).
L'ordre à la croix noire quadrille le plat-pays d'une soixantaine de forts châteaux, tandis qu'une ligne de points fortifiés ouvre la frontière orientale. Les heurts avec les Lituaniens sont fréquents et sanglants : en Livonie, sur 20 maîtres de l'ordre teutonique, au XIIIe siècle, 6 sont tombés en combattant les Lituaniens.
En Estonie et en Lettonie, une aristocratie terrienne d'origine allemande crée de grands domaines, en prenant souvent comme noms de famille des noms locaux (les Wrangel, les Uxkull). Ce qui illustre bien le syncrétisme qui, au plan de la civilisation et de la culture, caractérise l'insertion des Allemands dans les pays slaves et baltes.
La présence allemande se manifeste d'abord dans les paysages. Il en reste aujourd'hui de nombreuses traces dans la morphologie des villages et des finages. Les colons allemands ont reçu, lors de leur installation, des lots de terre offerts à la mise en valeur : le manse (appelé Hufe en terre germanique), est l'unité de tenure seigneuriale et correspond, en principe, à la quantité de terre nécessaire à la subsistance d'une famille. Il a une étendue moyenne de 16 à 28 hectares.
À part quelques régions, où l'installation a donné lieu à un habitat dispersé ou à des hameaux de quelques fermes en ordre irrégulier, la colonisation allemande orientale s'est essentiellement faite sous la forme d'habitats groupés villageois. Avec deux formes principales d'implantation : les villages-rue (Strassendôrfer) et les villages à place centrale (Angerdôrfer). Le village-rue aligne ses maisons des deux côtés d'un chemin souvent, l'ensemble des habitations et des jardins adjacents est protégé vers l'extérieur par un fossé, des haies, voire un mur. Dans l’Angerdorf, la rue axiale s'écarte en deux bras enserrant une place qui appartient à la communauté, avec un étang, une fontaine, quelques arbres, une pâture pour le petit bétail et, parfois, l'église et le cimetière.
Les Allemands apportent avec eux de nouveaux systèmes de culture, l'assolement triennal, un meilleur outillage (charrue), qui permettent de meilleurs rendements. Une nouvelle civilisation rurale en est née.
L'urbanisation de l'Est porte aussi l'empreinte germanique. Parallèlement aux progrès du front paysan, des villes nouvelles surgissent, dues à l'opiniâtre volonté d'un fondateur. La nouvelle communauté bénéficie de la concession de franchises et d'un droit urbain. Un urbanisme organique établit les villes selon des schémas réguliers et géométriques, l'axe de l'activité urbaine étant la place du marché, le Markt. En bien des cas, les Allemands ne sont pas fondateurs, mais leur arrivée donne au développement urbain une impulsion décisive. C'est le cas à Gdansk-Danzig, où l'installation des chevaliers teutoniques en 1308 provoque un afflux d'immigrants allemands ; les Teutoniques élèvent un puissant château er 1340, développent une nouvelle ville l côté de l'ancien noyau, planifiée autour de son hôtel de ville, édifient une solide enceinte pour protéger greniers et entrepôts alignés au cordeau sur les rives de la Motlava. Du coup, la cité 2 sa place, à partir de 1361, au conseil des villes hanséatiques.
Au plan intellectuel et artistique aussi, la colonisation allemande a porté ses fruits. Le développement d'écoles et d'universités (la plus ancienne. Prague, est fondée en 1348) a lancé un trait d'union entre l'ouest et l'est de l'Europe, en faisant circuler un fonds culturel commun. L'imposante Marienkirche de Danzig, les hautes flèches de Riga et de Reval, les puissants hôtels de ville avec leur beffroi, les halles, les greniers, les murailles et les tours témoignent d'un art de la Baltique où l'utilisation de la brique apporte une signature très originale, d'une sévère majesté.
Les « casernes monastiques » qu'étaient les châteaux des teutoniques ont, eux aussi, marqué durablement le paysage - celui de Marienbourg, résidence des grands maîtres à partir de 1309, étant en soi tout un symbole.
En dressant, au-delà des passions circonstancielles, un bilan serein de la marche vers l'Est des Allemands, Charles Higounet a voulu montrer qu'il y a là un épisode décisif de l'histoire de l'Europe. Un épisode qui a permis - c'est la conclusion de ce grand médiéviste « d'enrichir la communauté européenne ».
Pierre Vial Le Choc du Mois Mai 1991 N°40

Charles Higounet, Les Allemands en Europe centrale et orientale au Moyen-Âge, Aubier, 1989,454 p.

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