Quand le président algérien réclame à la France dès excuses pour son passé colonial, les libéraux au pouvoir à Paris ne se sentent pas concernés. Ils renvoient cette page de notre histoire à la droite, au prétexte que l'invasion de l'Algérie eut lieu sous le règne du très réactionnaire Charles X. Ils ont bien tort.
Le superbe travail de Jennifer Pitts, à l'érudition parfaite et au style limpide, ne justifie pas pleinement son titre, The Rise of Impérial Liberalism in Britain and France, car elle concentre les deux tiers de son étude à une poignée d'intellectuels anglais et survole le cas français en s'attardant sur Tocqueville, probablement parce qu'il est le Français de cette époque le mieux connu aux Etats-Unis. Le lecteur français aurait aimé un traitement plus équilibré entre les deux nations et une analyse synthétique plus développée. Il n'empêche que Jennifer Pitts, qui enseigne l'histoire des idées politiques à l'université Princeton, dans le New Jersey, démontre bien que la mise sous tutelle par notre continent d'une grande partie du monde non européen n'aurait probablement pas eu lieu si les intellectuels libéraux du début du XIXe siècle ne l'avaient pas appelée de leurs vœux.
Une sorte de « devoir d’ingérence » avant l’heure
Pourtant, au siècle précédent, Edmund Burke, un de leurs maîtres à penser, combattait les idéaux universalistes de la Révolution française et critiquait la prétention de ses compatriotes à croire la civilisation européenne supérieure aux autres.
Burke l'Irlandais, comme Adam Smith l'Ecossais, démontraient sans peine que le gouvernement par Londres, Paris ou Madrid de sociétés étrangères ne pouvait que générer l'injustice et l'oppression des populations locales, qu'elles soient irlandaises, africaines ou indiennes.
Quelques années plus tard, Benjamin Constant fustigera à son tour la tentation impérialiste des grandes puissances car elle conduisait à la négation des droits individuels des populations colonisées : justifier l'oppression au nom de la propagation nécessaire de valeurs universelles n'était à ses yeux que pure hypocrisie. C'est la génération suivante d'intellectuels libéraux qui abandonnera ces positions et défendra l'impérialisme au nom de la mission civilisatrice des nations européennes. Leur argumentation ne sera pas très différente de celle des néoconservateurs américains qui ont planifié l'invasion de l'Irak pour propager la démocratie.
Plusieurs facteurs ont contribué à leur revirement. A commencer par l'évolution technique des sociétés européennes, qui les a distinguées en peu de temps du reste du monde, Quand Marco Polo découvre la Chine au XIIIe siècle, il est émerveillé par ce qu'il voit. L'Empire du Milieu lui apparaît comme infiniment supérieur à l'Europe. Cinq siècles plus tard, quand l'ambassadeur lord McCartney arrive en Chine en 1793, il trouve une société au niveau de développement scientifique et social comparable à la sienne.
Vingt ans plus tard, l'Européen arrivant à Pékin est porteur d'une civilisation inédite, celle des machines, et il propage une religion nouvelle, celle du progrès. L'admiration des premiers voyageurs européens pour les sociétés qu'ils rencontraient a fait place à l'arrogance et au mépris.
Le rôle majeur do John Stuart Millet de Tocqueville
Ces sentiments nouveaux expliquent en partie l'évolution d'hommes comme John Stuart Mill et Alexis de Tocqueville qui vont jouer un rôle majeur dans le revirement des intellectuels et de l'opinion publique au sujet de la colonisation des peuples non européens.
Le premier plaide en faveur du droit légitime du « monde civilisé » à décider du sort des sociétés dites arriérées. Le second se fait un ardent avocat des thèses impérialistes, notamment en soutenant l'invasion et l'occupation de l'Algérie pour renforcer la cohésion sociale de la métropole et pour consolider le rang international de la France, même au prix d'une politique brutale et injuste à l'égard des Algériens.
Le blanc-seing des intellectuels libéraux à l'impérialisme sera décisif car il fournira les arguments dont avaient besoin les gouvernements européens pour leur politique impérialiste. Le ralliement ultérieur de la gauche au colonialisme ne fera qu'accélérer un processus déjà mis en route.
Tomas Moberg Le Choc du Mois Décembre 2006
- A Turn to Empire. The Rise of Impérial Liberalism in Britain and France, par Jennifer Pitts, University Press, 2006,400 pages.
En juin 2006 s'est tenu un colloque à Paris sur le thème « Aux origines de la puissance européenne » auquel était invitée Jennifer Pitts. Les interventions et les débats sont téléchargeables sur le site www.monde-diplomatique.fr/car-net/2006-06-22-Colloque-Bayly-II.
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