Nationaliste parmi les dreyfusards. Monarchiste parmi les républicains. Charnel parmi les mystiques. Jean Guéhenno l’a dit : Péguy était un républicain qui ne votait pas et un chrétien qui ne communiait pas. Il est mort aux premiers jours de la bataille de la Marne, en septembre 14, laissant derrière lui quelques-uns des plus beaux poèmes de la langue française.
Avec Péguy de combat, Rémi Soufflé a écrit le livre qu'il convenait de faire sur Péguy, qui se serait retrouvé sans peine dans la rudesse, la droiture et l'opiniâtreté mordante de son disciple. On ne saurait d'ailleurs mieux résumer cette vie que le titre choisi par l'auteur. Péguy a toujours été en guerre. Il a placé sa vie sous l'invocation des deux grandes figures féminines de la désobéissance héroïque Antigone et Jeanne d'Arc Non possumus, nous ne pouvons pas trahir. Les maquisards français s'en rappelleront. Si d'ailleurs la Résistance n'a pas suscité le chef-d'œuvre attendu, ce n'est pas seulement parce qu'elle se déroulait, comme un orage lointain, hors de portée des Français, mais bien parce que le bréviaire de toutes les résistances avait été écrit en 1913, à la veille de la Grande Guerre, par Péguy lui-même, L'Argent suite, que Vercors rééditera clandestinement pour le maquis.
Pour lui, le moderne, c'est celui qui chute
Péguy restera comme l'homme de l’intransigeance et du refus, l'auteur d'une œuvre incantatoire et prophétique, longue imprécation contre l'éclipsé du sacré. « Tout commence par la mystique, répétait-il, et finit par la politique. » Chez lui, le péché originel était à effet différé : il coïncidait avec l'avènement des temps modernes. Le moderne, c'est celui qui chute - dans la facilité d'argent, dans l'indigence d'âme, dans le règne de la quantité. Péguy vivait de plain-pied dans le temps mythologique. Il appelle « mystique » son mythique à lui, peut-être pour se démarquer de Georges Sorel, l'auteur des Réflexions sur la violence, familier de la boutique des Cahiers de la quinzaine que Péguy animait. S'il a héroïsé le passé pré-moderne, c'est qu'il aspirait à ce que ce monde des origines ne décline jamais, que le temps reste irrévocablement fixé, comme à l'aube du monde, dans sa dimension épique, chevaleresque et paysanne.
Péguy vient de loin, du fond de l'histoire de France. Il est sans âge. C'est l'être collectif français, le chœur des profondeurs françaises. Rémi Soulié le dit d'une formule définitive « Péguy est l'écrivain qui a un pays les modernes sont ceux qui n'en ont pas. » Il est tellement d'un pays qu'il en a ressuscité les morts, comme aucun auteur ne s'était risqué à le faire avant lui, sinon peut-être Michelet Péguy a parlé au nom des sans-voix, des sans-grade, des sans-instruction. C'est comme si le peuple avait dû attendre des siècles avant d'envoyer son meilleur fils à l'Ecole normale supérieure pour accéder enfin à la parole. Et le peuple ne pouvait pas être déçu Péguy n'a jamais trahi. C'est l'homme d'une fidélité en bloc.
On a tué la paix avec Jaurès, l’héroisme avec Péguy
Il voyait bien que « de quelque côté qu'il remonte, il se [heurtait], aussitôt après son père, aussitôt après sa mère, à ce quadruple front d'illettrés ». C'est peut-être ce qui fonde son anti-intellectualisme paradoxal, pas seulement nourri à la lecture de Bergson. Il rappelle celui de Vassili Rozanov (l’auteur de L’Apocalypse de notre temps(1), le texte le plus foudroyant jamais écrit sur la Révolution d'Octobre), dont il est l'exact contemporain, et avec lequel il a en commun un génie sans équivalent dans les littératures russe et française, parce que provenant tous deux d'une tradition non écrite. Ce sont les dépositaires de leurs cultures paysannes respectives et de la religion populaire. Péguy est un chrétien du catéchisme, du missel, un simple parmi les simples. Un des dix chrétiens essentiels depuis le Christ, selon Hans-Urs Von Balthasar.
Bernanos disait qu'il ne fallait jamais dire du mal de lui. C'est bien vrai. Mais pour être juste, il ne faudrait jamais manquer de dire du bien de Jean Giono, écrivain paysan lui aussi, et qui nous donne à voir une autre interprétation de la guerre, d'un tragique différent, qui a sa source dans le Sermon sur la montagne, que le grand Pan de Manosque a su se réapproprier. Enfin, une confrontation Péguy-Jaurès, à la lumière ou plutôt dans les ténèbres de la Première Guerre mondiale, et qui ferait autre chose que reprendre la querelle de Péguy, ne serait pas de trop.
D'une certaine façon, Jaurès est le premier mort de 14; Péguy, le deuxième. L'un pour avoir cru qu'on pourrait empêcher la boucherie, l'autre pour avoir cru qu'elle n'aurait pas lieu. On a d'abord tué la paix, ensuite l'héroïsme. Les deux ont été significativement frappés au visage. Car c'est cela 14-18. La fin du figuratif, la suppression. du visage, dans les tableaux de l’avant-garde comme dans l'enfer des tranchées. En évacuant la face humaine, on a liquidé la question de l'humanité de l'homme, lequel est devenu comme inconnu à lui-même. Réduit finalement à l'anonymat du soldat du même nom, qu'on honore par défaut.
François-Laurent Baissa Le Choc du Mois n°13juin 2017
Péguy de combat, par Rémi Soulié, Les Provinciales/Cerf, 112 pages, 12 euros.
1). L'Age d'Homme, 1976.
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