Du XVIe au XIXe siècle, les Européens vont chercher des esclaves en Afrique et les amènent aux Amériques pour les échanger contre des produits coloniaux qu'ils revendront en Europe. C'est le commerce triangulaire. Dans cette traite atlantique, les Noirs sont aux deux bouts de la chaîne. Sur les côtes d'Afrique, des esclavagistes noirs vendent leurs congénères au terme d'échanges commerciaux serrés.
Le 8 janvier 1787 le capitaine Joseph Brugevin part de Bordeaux à bord de la Licorne, un navire « appartenant à Messieurs Cochon-Troplong et Cie négociants de ladite ville ». Dans son journal de bord, il explique : « Le vaisseau a été expédié sous mon commandement pour la côte de Mozambique passant par l’Isle de France(1) et destiné à y traiter cinq cents têtes de Nègres et les transporter dans les colonies françaises de l'Amérique. » À l'époque où écrit ce capitaine négrier, ils sont chaque année une trentaine d'armateurs français à pratiquer le « commerce triangulaire » plutôt que la « droiture », reliant directement l'Europe aux Antilles. Ils alimentent ainsi les plantations du Nouveau Monde en main-d'œuvre servile, au plus grand profit… des esclavagistes noirs de la côte d'Afrique. Car il faut le dire une bonne fois pour toutes sans la complicité active de potentats locaux jouant les intermédiaires, les Européens n'auraient jamais pu se fournir en esclaves.
Ce sont les Africains qui fixent les prix
C'est pourquoi le navire négrier est un véritable bazar flottant. Sa cargaison comprend environ 200 produits pouvant intéresser les rois esclavagistes car, ainsi que le raconte un marin, « il est impossible d'acheter [quoi que ce soit] avec de l'or ou de l'argent » à la côte d'Afrique l'esclave est troqué. Joseph Brugevin charge donc la Licorne de « diverses marchandises comme vin, eau de vie, liqueurs, fer en barres, fusils, poudre de guerre, toile, draperies, soyeries, galons d'or et d'argent et autres articles ». On trouve par exemple des « pacotilles et verroteries », dont il ne faut ni majorer ou minorer l'importance : les Africains ne se laissent pas séduire par des objets inutiles. Ils sont demandeurs de miroirs, de petites perles, de dorures, qu'ils ne peuvent fabriquer eux-mêmes mais dont ils ont l'utilité. Ils exigent également d'être payés en cauris, de petits coquillages que les Européens vont chercher spécialement aux Indes.
Ce sont également les Africains qui fixent leurs prix. Durant les escales vers l'Afrique, le capitaine peut se tenir au courant de l'évolution du cours des esclaves. Brugevin raconte : « Pendant le séjour que je fis à l’Isle de France [pour se réapprovisionner et réparer le bateau], plusieurs vaisseaux expédiés de ce port pour le Mozambique firent leur retour. Presque tous avaient manqué leur expédition [et] n'ayant pu trouver a traiter avaient été obligés de remonter à l’Isle de France pour se procurer de nouveaux moyens ». C'est que le roi nègre est dur en affaires. Du XVIe au XIXe siècle, les courtiers africains jouent sur la concurrence et font régulièrement monter les prix. Mais les capitaines négriers sont aussi des commerçants. Sans cesse ils cherchent le site de traite qui leur donnera satisfaction en fonction de quatre critères : la qualité des captifs, leur prix, la durée du séjour de traite, la longueur du voyage.
On a longtemps affirmé que les négriers razziaient le littoral africain C'est faux. Outre la barre - une barrière de vagues difficilement franchissable sans l'aide des indigènes -, la végétation africaine permettrait aux « proies » de se cacher dès qu'une voile se profile à l'horizon Et même au sol, les Européens, avec leurs fusils à un coup, peu précis au-delà de 50 mètres, qui prenaient plus d'une minute pour le rechargement par la gueule, n'auraient pas tenu longtemps face à une troupe de guerriers pouvant tirer, à distance égale, plus de dix flèches à la minute, avant de passer au corps à corps. Sans compter la supériorité numérique et la connaissance du terrain La réalité est bien plus simple : les Africains, qui vendaient leurs congénères depuis la nuit des temps, aidaient les négriers à débarquer.
Le gouverneur un anglais moralisateur est écorché vif
L'écrivain Edouard Corbière (1793-1875), ancien marin et prisonnier de guerre français sur les pontons anglais durant les guerres napoléoniennes, a vécu en captivité avec d'anciens négriers. Dans les années 1830, il s'est inspiré de leurs récits pour écrire son roman Le Négrier(2) réputé fiable par les historiens. Il y décrit comment les Noirs viennent à la rencontre des Européens : « Des pirogues de nègres […] se montrèrent deux jours après mon arrivée au mouillage [devant la barre]. […] Les Noirs poussèrent des cris d'allégresse et sautèrent sur mes bastingages. » Parmi eux « un ambassadeur [m'annonça] que je pourrais bientôt [...] parler au Grand Majouc [le roi local]. »
À partir du XVIIe siècle, on peut définir trois types de traite. La traite au fort, d'abord. Selon un rapport du marquis de Castries, ministre de la Marine de Louis XVI, une seule formalité s'impose pour s'établir sur la côte : « voir si le roi [africain] est disposé à céder le terrain » contre un loyer. Les établissements appartiennent à un État ou à des compagnies à privilèges qui, jusqu'au XVIIe siècle, ne vendent qu'à leurs navires, avant de servir d'intermédiaires entre les rois noirs et des négriers indépendants. C'est la traite la plus rapide, mais la plus onéreuse.
La traite au comptoir est une variante des Européens bâtissent un établissement à proximité d'un fort Ses gérants travaillent avec les courtiers africains et réunissent des captifs à l'avance. Là encore, le temps de chargement des esclaves est très court, mais les tarife très élevés.
Dans ces établissements, la présence blanche dépend entièrement du bon vouloir du souverain local. Et contrairement aux idées reçues, les Européens ne la ramènent pas face aux satrapes africains. Chaque année, sur la côte d'Or, ils répondent gentiment à la convocation du roi du Dahomey qui, pour la « fête des coutumes », fait sacrifier une poignée de prisonniers. Un jour de 1729 qu'un gouverneur anglais se croyait autorisé à donner des leçons de morale au roi Tegbesu, il finit… écorché vif sous les yeux de l'assistance européenne « so shocking », mais néanmoins polie et sachant ne pas amplifier l'incident diplomatique par de vaines protestations. Certains négriers finissent même par se considérer comme de drôlement chics types, qui, en envoyant des Noirs trimer aux Antilles, non seulement leur garantissent un baptême chrétien à l'arrivée, mais en plus, les sauvent de la rôtissoire !
Désireux de passer moins de temps en compagnie de ces charmants personnages, d'autres capitaines optent enfin pour la traite volante les négriers font du cabotage de points de traite en points de traite, directement du producteur au consommateur. Très économique, le système comporte toutefois ses difficultés : à chaque fois, le capitaine doit se concilier les bonnes grâces des autorités locales. Il faut aussi avoir tout son temps : un an, voire plus, avant de constituer une cargaison Les esclaves, qui arrivent au compte-gouttes, doivent rester en bonne santé, ne pas s'évader ou se révolter.
Dans tous les cas de figure, le négrier africain fournit les esclaves par lots non négociables pour un homme ou une femme en pleine forme, on embarque également un enfant, un vieillard ou un estropié. Pour les amener sans trouble de l'intérieur des terres jusqu'à la côte, les guerriers noirs ont raconté à leurs captifs que les mauvais éléments seraient livrés à des diables blancs qui les mangeraient en mer. L'embarquement n'est donc pas de tout repos. Mais les esclavagistes africains s'en moquent : la dernière partie du commerce triangulaire ne les regarde pas !
Louis Garneray, ancien corsaire devenu célèbre par ses récits d'aventures, tâta du commerce du bois d'ébène « pour recouvrer quelques créances [qu’il] avait à Zanzibar ». Commandant en second la Doris, en 1803, il est confronté à la terreur d'un esclave dont le maître, Sidi-Ali, l'a convaincu qu'il serait mangé par les Blancs. Garneray rassure le noir à sa façon : « Réfléchis, malheureux, et tu comprendras que nous ne dépenserions pas autant d'argent pour vous acheter si notre intention était de vous tuer ensuite ! »
Consternation chez les rois nègres quand vient l’abolition
La dernière étape est en effet capitale pour les négriers. Les esclaves ne sont pas maltraités, sauf ultime recours. Une bonne partie du journal de traite de Brugevin est consacré au soin qu'il met à veiller à la santé et la bonne alimentation des captifs. Inutile de chercher une démarche humaniste dans son comportement. Il sait simplement que « le profit était d'autant plus élevé que le nombre des esclaves vivants à l'arrivée était grand ». Si le voyage vers les Antilles se passe bien, le capitaine et ses seconds vendent un ou plusieurs captifs à leur seul profit Le capitaine a souvent une part dans le capital de l'expédition et perçoit 5 % sur la vente des esclaves. Brugevin, par exemple, outre sa solde mensuelle de 1 500 livres, gagne près de 20 000 livres à l'issue de la vente des 390 esclaves qu'il a pu ramener à bon port(3). Il peut se retirer ou monter sa propre affaire.
Garneray, au contraire, est confronté à une révolte à bord de la Doris. Il fait un bilan très détaché des pertes de l'équipage après les combats… Mais se morfond car, « hélas, 90 Nègres ont succombé ». Laissons-lui résumer la traite atlantique en une phrase : « À la révélation de ce déficit énorme. [Le capitaine] pâlit et porta douloureusement la main sur son coeur "Voilà au moins 100 000francs de perdus !" »
Les rois africains feront la même tête lorsque, au XIXe siècle, les abolitionnistes leur expliqueront que, finalement, c'est très mal de vendre ses voisins. Face à leur manque total de bonne volonté, les Européens - surtout les Anglais - en aideront certains à développer le commerce de l'huile de palme, utile pour les machines de la révolution industrielle. Quant à ceux qui s'obstinaient à ne pas comprendre les bonnes manières, ils se firent occuper et coloniser par les Brittons. Au nom du progrès et des droits de l'homme
Patrick Cousteau Le Choc du Mois n°23 Juin 2008
1) L’île Maurice.
2) Publié en 1832. Il est disponible aux éditions La Découvrance, 2007.
3) Il a subi 20 % de pertes à cause des maladies, un chiffre... inférieur à la mortalité de équipage !
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