Si Marx est mort sans laisser de testament, tel un vampire trop vite repu de sang pour être en mesure d'honorer ses promesses de longévité, c'est le fondateur allemand de la Réforme « évangélique » qui est peut-être bien, avant et après lui, le véritable spectre qui hante l'Europe et le monde depuis plus de quatre cents ans. En les dévastant.
De même que les lois de la physique nous montrent un devenir de la matière fait de ruptures formelles sur fond de flux informes et continus, comme des terres qui émergent au sein des flots mêmes qui les engloutiront un jour, de même l'histoire humaine nous livre souvent le spectacle récurrent de légitimités politiques et spirituelles portant en leur sein le principe des contestations qui contribueront à les ruiner. Dès lors, si l'on prend la commodité, comme le fait couramment la gent intellectuelle et progressiste, d'appeler « révolution » ou « modernité » la conception philosophique (d'origine occidentale) qui érige le principe de contestation des pouvoirs établis en valeur suprême de la morale et de la foi, il faut infirmer, à la lueur de la dernière décennie, la phrase de Jules Monnerot décrétant qu’ « il n'y a jamais eu qu'une seule révolution dans l'Histoire, la marxiste », pour la corriger en celle-ci : il n'y a jamais eu qu'un seul révolutionnaire idéologique dans l'Histoire, qui se nomme Martin Luther.
Et si certains, comme Charles Maurras, ont pu définir la Révolution française comme étant « la Réforme reprise et trop cruellement réussie », nous pouvons peut-être, en ce qui nous concerne, émettre l'hypothèse que l'actuelle globalisation néo-capitaliste américaine n'est rien d'autre que l'esprit du protestantisme appliqué de façon exhaustive à la politique et à l'économie mondiales. Des cortèges de massacres de la guerre de Trente Ans jusqu'aux croisades anti-islamiques des néo-conservateurs de la Maison Blanche en passant par le « Kulturkampf » de Bismarck en Prusse, les foudres temporelles et sanglantes provoquées par les écrits du moine défroqué de Wittenberg n'en finissent pas de parcourir et de dévaster la Terre.
Il y a dans le luthéranisme un athéisme masqué
Une monumentale et passionnante Encyclopédie du protestantisme, de plus de 1600 pages, dont le professeur de théologie Pierre Gisel a dirigé une nouvelle édition remaniée et augmentée (la première était parue il y a douze ans) aux Presses universitaires de France, nous fait plonger au sein de cette galaxie religieuse, métaphysique et politique multiséculaire et multinationale, afin d'en mieux saisir les lignes de force, les moments de rupture et les métamorphoses indéfinies. L'ouvrage se révèle indispensable désormais pour quiconque veut saisir les tenants et les aboutissants de la plus célèbre et prolifique des hérésies chrétiennes.
Car l'erreur commune concernant la Réforme est de s'en tenir à ses aspects trop directement ou étroitement théologico-politiques. Pour la plupart des gens, la pensée religieuse de Luther se manifeste essentiellement par une contestation polémique de la légitimité du pape et du clergé, une visée théologique de la prédestination des âmes - héritée de saint Augustin - et du salut par la foi seule, une protestation indignée contre le mercantilisme de la vente des Indulgences, un rejet virulent de la vie monastique, et une valorisation de la société civile comme lieu privilégié de manifestation de la Grâce au détriment des sociétés politique et cléricale jugées corrompues.
En réalité, tout cela, qui est le plus visible, ne vient que dans un second temps, n'est que la suite des effets innombrables issus d'une décision spirituelle centrale et unique, celle que Luther engendra dans la solitude éreintante du cloître à la suite d'une terrible crise d'angoisse métaphysique comme peu d'hommes en connurent de semblable en leur vie la décision de décréter la plus aléatoire et la plus incertaine toute possibilité de manifestation de Dieu dans le monde. En bref, transformer le christianisme, religion latine de l'Incarnation, en théologie allemande de l'absence divine. Il est curieux, du reste, que, de Bossuet à Newman, aucun défenseur autorisé du dogme catholique n'ait pensé à dénoncer d'abord dans le luthéranisme quelque chose comme un athéisme masqué. .
Les conséquences d'un tel coup de force métaphysique ne sont pas que théologiques. Luther n'était pas un prêtre hérétique de plus, comme le christianisme en avait connu des dizaines depuis son institutionnalisation constantinienne - même s'il est vraisemblable que sa doctrine offrait à toutes les hérésies de la Chrétienté (« providentiellement ? » aurait ajouté en souriant Pierre Dac) une sorte de conclusion englobante et logique. Il ne s'agissait plus d'ergoter sur les parts divine et humaine du Christ, sa double nature ou l'unicité de sa personne. Il s'agissait au contraire de clore le débat une fois pour toutes en considérant ces questions dogmatiques finalement comme très inutiles et secondaires, dans la mesure où ce qui importait désormais pour lui, c'était de consommer - de façon prophétique et brutale - la rupture totale et « unilatérale » entre un Dieu crucifié à jamais réfugié au Ciel et les hommes de la Terre, ses créatures si imparfaites et serves (mot que le réformateur affectionnait au point de l'opposer au libre arbitre chrétien d’Erasme et des humanistes renaissants). Créatures que le Christ avait abandonnées dans les rets d'un péché originel plus absolu et désespérant que jamais depuis sa montée au calvaire, afin qu'à sa suite sans doute elles inaugurassent la leur.
Tout ce qui persistait de substrat païen et romain a été anéanti
Sous l'effet de cette théologie du « Dieu en croix » et de la prédestination gratuite (c'est-à-dire en fait arbitraire, puisque indépendante des œuvres humaines), le christianisme se retrouvait plus que réformé au sens propre dénaturé. En réalité, c'est ce qui en lui persistait de substrat païen et romain qui était anéanti. Car, n'en déplaise à certaines interprétations « judéo-chrétiennes » d'aujourd'hui, le christianisme n'a historiquement manifesté sa valeur d'universalité revendiquée dans le catholicisme des papes que parce qu'il avait assimilé dans une religion nouvelle, au moyen de la révélation trinitaire, à la fois le monothéisme hébraïque et le paganisme gréco-latin. La divinité n'était plus, depuis la Bible chrétienne, une suzeraineté supra-céleste unique et invisible, barricadée dans les foudres de sa Loi, ni une multitude de dieux anthropomorphes et naturels, mais un seul Dieu créateur fait de trois personnes distinctes dont la plus décisive pour nous, le Verbe, s'était faite homme.
Le catholicisme, comme Dante et Höderlin l’ont formulé mieux que tous les théologiens, c'est la révélation - devenue aujourd'hui inaudible, du fait de la Réforme - que le Dieu d'Abraham a engendré de toute éternité un Fils pour l'humanité entière. C'est ce que l'on appelle la romanité de l'Eglise. Puisque, tel Dionysos ressuscité par Jupiter après le meurtre fondateur des Titans, son incarnation et son sacrifice ont rendu possibles la divinisation du monde et sa participation au règne de Dieu. Or, ce qui semble énorme aujourd'hui fut perçu comme parfaitement naturel pendant des siècles par tous les chrétiens de l'Europe. Sans cette profonde affinité entre l'esprit de la romanité et la théologie trinitaire (et même entre la figure du Christ et celle du dieu orphique de la vigne, que des fresques du IIe siècle, dans les catacombes, identifient d'ailleurs), jamais la religion du Crucifié, pour reprendre l'expression dédaigneuse et si luthérienne de Nietzsche, n'aurait pu devenir aussi vite la religion exclusive de l'Empire.
On ne s'étonnera pas, dès lors, de la proscription lancée par Luther contre le culte de la Vierge, des Anges et des Saints. Là encore, c'est l'esprit hérité du paganisme originel de Rome, sauvegardé et même justifié par l'Eglise, qui est visé. Marie Theotokos (Mère de Dieu), ce n'est pas seulement la traduction chrétienne de l'antique Déméter et de toutes les grandes déesses primordiales de la Terre des religions polythéistes. C'est la personnalisation humaine et originelle de la sagesse divine, la figure proprement mythologique - dont la révélation n'est pas contenue dans les Ecritures mais léguée par l'Esprit saint - de la divino-humanité consacrée par la naissance du Christ.
La « mort de Dieu » de Nietzsche fruit de la Réforme
Les conséquences religieuses, spirituelles, morales et géopolitiques de ce renversement théologique initié par la Réforme, et dont l'adoption par les princes allemands opposés à l'hégémonie des Habsbourg fournira du même coup une âme nationale à l'Allemagne, sont peut-être les plus formidables, et les plus terribles, de toutes celles qu'a connues l'humanité historique. Comme nous le disions plus haut, le monde aurait pu faire l'économie de Marx, ou même de Rousseau, pas celle de Luther. Sans lui, jamais les Lumières kantiennes, cette idée d'un savoir transcendantal accessible à l'homme par la seule intériorité de sa raison, n'auraient pu exister, et comme l'a très bien montré Jean Jaurès dans sa célèbre thèse de 1891, Les Origines du socialisme allemand, sans Kant jamais l'idéologie internationaliste et révolutionnaire de la social-démocratie, elle non plus, n'aurait pu voir le jour. Sans lui, pas de guerres de religion, pas de guerre civile anglaise, pas de démocratie parlementaire, pas de révolution bourgeoise et capitaliste, pas de Prusse impérialiste, et, naturellement, pas d'Etats-Unis d'Amérique de langue anglaise et de foi réformée.
Mais surtout, ce qui est pour nous le plus grave parce que cautionnant une rupture anthropolico-religieuse dont nous n'avons toujours pas fini de mesurer les conséquences ultimes, sans Luther, Dieu et le monde, que le christianisme à la suite des religions païennes avait reliés sans jamais les assimiler, sont entrés dans cette lutte à mort sauvage dont la conscience morale de l'homme « libéré » (aussi bien de la nature que de l'esprit) est devenue le lieu de bataille unique et impossible. Ce n'est pas sans catastrophe que l'on révoque toute religion de la Terre.
Luther n'a rien fait d'autre qu'universaliser une théologie d'Ancien Testament qui était faite pour demeurer celle d'un peuple particulier et, pour cela même, soigneusement distingué de son propre chef du reste des autres (c'est peut-être là, d'ailleurs, qu'est le vrai « génie du judaïsme », pour paraphraser Chateaubriand). « La mort de Dieu » de Nietzsche, le « désenchantement du monde » de Max Weber et Marcel Gauchet, ce ne sont pas les fruits de la Bible de saint Jérôme, mais seulement ceux de la Réforme du XVIe siècle.
Désormais, les fureurs angoissées du moine augustin germanique, qui ne trouvait plus au sein des cathédrales romaines le moindre reflet de la grâce divine, ont rendu le monde post-chrétien sans éternité et sans rédemption. L'Occident anglo-saxon, indifféremment luthérien, capitaliste et révolutionnaire, y déchaîne dès lors ses feux carnassiers, dont sans fin « le vide nous suce », pour reprendre la formule saisissante d'Henri Michaux, le moins protestant, sans doute, des grands poètes modernes.
Philippe Marsay Le Choc du Mois Septembre 2007
A lire : Encyclopédie du protestantisme, sous la direction de Pierre Gisel, PUF, 1 632 pages.
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