mercredi 8 janvier 2020

“La Guerre d’Espagne fantasmée de M. Preston” par Arnaud Imatz

Paul-Preston.jpgL’Anglais Paul Preston a récemment publié en France un livre consacré à la guerre d’Espagne, véritable condensé de manipulations, de semi-vérités et de mensonges.
Dès la lecture du titre, l’escroquerie saute aux yeux: en anglais, The Spanish Holocaust. Inquisition and Extermination in Twentieth Century Spain ; en espagnol, El Holocausto español : Odio y exterminio en la Guerra Civil y después ; en français : Une guerre d’extermination: Espagne 1936-1945. Troublé peut être par l’indécente trivialisation du terme « holocauste » et l’utilisation outrageusement commerciale qu’en a fait l’auteur dans les deux premières versions, l’éditeur parisien a préféré euphémiser la violence du titre, mais la charge idéologique sous-jacente reste la même. Il ne s’agit pas de comprendre, ni d’expliquer, mais de diaboliser et de marquer l’adversaire du sceau de l’infamie.
Une partialité stupéfiante
L’historien honnête et rigoureux s’efforce, sinon à l’objectivité, du moins à l’impartialité. Il essaie de maintenir une certaine distance avec son sujet ; il s’applique à ne pas passer sous silence les faits qui le gênent et s’attache à conserver un peu d’empathie pour ses adversaires. Infatigable pourvoyeur de démonologie pseudo-historique, Preston est toujours tendancieux et manichéen. En matière d’histoire des idées politiques, son ignorance est proprement consternante. Sa méconnaissance de la complexe réalité sociologique du monde rural espagnol n’est pas moins affligeante. Point de méthodologie chez lui, seulement une accumulation d’anecdotes, d’opinions, de témoignages et d’archives de seconde main, archiconnus, qui avalisent et confortent ses préjugés idéologiques.
Professeur d’histoire à la London School of Economics, Preston qualifie ses travaux de « scientifiques », de « recherche de la vérité » et jure de sa parfaite bonne foi. Mais lorsqu’il est contredit, il ne débat pas, il vitupère, il censure, il insulte dans la pure tradition tchekiste, kominternienne ou lyssenkiste. Preston ne se rattache pas à la prestigieuse lignée des historiens anglo-saxons de gauche, tels Raymond Carr, Gabriel Jackson, Burnett Bolloten ou le jeune Hugh Thomas, mais à celle, très partisane, des agents propagandistes du Front populaire, qu’ont été le communiste-marxiste Manuel Tuñon de Lara ou le pamphlétaire Herbert R. Southworth, son véritable maître.
Soutenu et encensé, pour des raisons exclusivement idéologiques, par les gouvernements socialistes de José Luis Rodriguez Zapatero, Preston incarne la régression méthodologique et historiographique qui s’est manifestée au lendemain de la très controversée Loi de mémoire historique (2007). Sa haine viscérale pour l’ensemble des droites et du centre droit espagnols n’a pas de limites. Tous ces secteurs politiques sont pour lui « violents », « putschistes » ou « fascistes », depuis les carlistes et les monarchistes de Renovación Española, jusqu’aux partis agrariens et au parti radical (et ses nombreux francs-maçons) en passant par la CEDA (Confédération espagnole des droites autonomes), sans oublier bien sûr la Phalange.
Les témoignages capitaux des libéraux-démocrates, Ortega y Gasset, Marañon, Perez de Ayala (les « Pères fondateurs de la République ») ou Unamuno, qui tous ont pris parti pour le camp national, ou encore celui de Salvador de Madariaga, qui a choisi l’exil dès le début du conflit, sont évidemment absents. Il en est bien sûr de même des propos ravageurs du grand historien Claudio Sanchez Albornoz, ministre de la République (1933) et président du conseil de la République en exil (1962-1971) : « Si nous avions gagné la guerre le communisme se serait installé en Espagne. On s’étonnera de lire que je ne désirais pas gagner la guerre civile, mais Azaña1 ne le souhaitait pas non plus, car nous aurions dû quitter l’Espagne » (déclaration à Luis Otero, Personas, nº 74, avril 1975).
Aux yeux de Preston, les droites et le centre droit constituent l’archétype du Mal absolu. Leurs responsables sont invariablement tenus pour de « féroces » et « cruels » pourvoyeurs de rhétoriques religieuses et raciales, qui justifient la violence, l’injustice et in-fine la destruction de la gauche. Lire les pages que Preston leur consacre, c’est plonger dans un monde de fous, de provocateurs, de sadiques féroces, dont l’unique objectif est d’assassiner, de violer, d’exploiter et d’humilier sexuellement les femmes. Pour compléter cet horrible tableau, Preston ne manque pas d’inventer un antisémitisme, un racisme et un anti-maçonnisme, obsessionnels et généralisés, qui n’ont de réalité que dans sa tête. À l’entendre, les chefs de la rébellion « considéraient le prolétariat comme une race inférieure qu’il fallait subjuguer par une violence soudaine et sans compromis » et la hiérarchie catholique n’avait d’autre ambition que « d’accumuler des richesses ». Les assassinats du monarchiste José Calvo Sotelo et du ministre radical Rafael Salazar Alonso, comme ceux des milliers de religieux et des dizaines de milliers de Républicains de droite et du centre, auraient été somme toute inévitables voire justifiés. Autre prétendue vérité majeure qu’il assène : « Les ouvrages sur le conflit espagnol et ses conséquences ont tendance à négliger le fait que l’effort des rebelles se fondait en amont sur un programme de massacre »… Tout le reste est à l’avenant…
La fable des éléments incontrôlés
Le contraste est frappant lorsque Preston décrit les mouvements de gauche. À l’exception partielle des anarchistes et des communistes du POUM, la connivence de l’auteur avec eux est totale. Leurs erreurs, leurs violences sont toujours minimisées ou occultées. Leurs objectifs ne sont jamais révolutionnaires, mais seulement de soulager la misère. Oscillant entre l’angélologie et l’humour macabre, Preston présente les représentants des gauches comme autant de champions de la démocratie et ose soutenir que le Front populaire, aux mains de marxistes révolutionnaires (des socialistes bolchevisés et des communistes staliniens), de putschistes jacobins (du style de Manuel Azaña), aidés des anarchistes de la CNT et de la FAI, a été victime d’une « violation » par les droites et le centre. Julian Besteiro, l’un des rares démocrates authentiques du parti socialiste, est l’objet d’une invraisemblable diatribe mais, à l’inverse, l’auteur fait l’apologie des figures sulfureuses que sont Dolores Ibarruri, La Pasionaria et Mikhaïl Koltsov, le journaliste-agitateur, agent du NKVD, chargé par Staline d’éliminer les communistes du POUM.
Sans surprise, Preston reprend le vieux refrain, sublimé par le Komintern, des responsables front-populistes des premiers jours de la guerre civile : le terrorisme de gauche a été « provoqué », il est « accidentel », « spontané », et jamais organisé par les partis et le gouvernement; les crimes de gauche les plus atroces ont été perpétrés par des « éléments incontrôlés », non pas par des bourreaux ou des tortionnaires ; les assassinats n’ont eu un caractère sadique qu’exceptionnellement et les Tribunaux populaires ont été dans l’ensemble « indulgents »…
Ignorant les acquis de sept décennies de recherche, sélectionnant à son gré les études récentes, manipulant les sources et les chiffres à sa guise, l’auteur affirme que la répression nationale a fait trois fois plus de victimes que celles du Front populaire et qu’on ne peut, qualitativement, comparer l’une et l’autre, traiter de la même manière « un violeur et une violée ».
Faute d’espace, il n’est pas possible de relever ici toutes les erreurs, toutes les distorsions et tous les amalgames simplistes dont regorge cet ouvrage. Je me limiterai donc à souligner la fausseté de ses deux thèses principales et à inviter le lecteur intéressé par le sujet à lire ou relire le dossier spécial de la NRH (1936-2006. La guerre d’Espagne, nº 25, juillet-août 2006) et l’ouvrage fondamental du meilleur spécialiste anglo-saxon, l’Américain Stanley Payne, La guerre d’Espagne. L’histoire face à la confusion mémorielle (Le Cerf, 2010).
La thèse de la violation et de la destruction délibérée de la République par les droites et le centre ne tient pas. Elle oublie tous les antécédents du putsch militaire de juillet 1936. Les deux premières années de la IIe République espagnole (1931-1933) ont été marquées par des violences et une altération constante de la légalité : des couvents, des églises et des bibliothèques ont été incendiés, la Loi de défense de la République a porté gravement atteinte aux libertés publiques, les trois insurrections anarchistes ont été suivies de répressions brutales, la Constitution a été délibérément violée… Au cours des deux années suivantes (1934-1935), les forces révolutionnaires socialo-marxistes se sont lancées à l’assaut de la République après que le peuple a donné le pouvoir à une coalition du centre (le parti radical du président du conseil Alejandro Lerroux) et de droite (la CEDA, parti libéral-conservateur de José María Gil-Robles). Les socialistes étaient d’ailleurs alors parfaitement logiques avec eux-mêmes puisque la République et la démocratie n’avaient pour eux qu’un caractère instrumental et n’étaient pas une fin en soi. Dans la dernière période de la République, après les élections contestables de février 1936 (les fraudes et les irrégularités du deuxième tour ont été, on le sait, nombreuses), les forces victorieuses ont engagé, dans la rue et à partir du gouvernement, un processus révolutionnaire. Le président de la République Niceto Alcala Zamora a été destitué, la Constitution définitivement liquidée, l’opposition marginalisée et exclue. « Durant les cent jours qui suivirent et qui précédèrent la guerre civile, écrit le président Alcala Zamora, la vague d’anarchie ne rencontra plus d’obstacle ».
Soulignons-le : ce n’est pas la guerre civile qui a détruit la démocratie espagnole ; la responsabilité de cette destruction incombe aux principaux chefs républicains qui n’ont pas été à la hauteur des circonstances et qui ont été incapables de maintenir l’ordre public. Le coup d’État militaire, mal organisé et en partie improvisé, a été un cuisant échec. Et c’est précisément cet échec qui est à l’origine directe de la guerre civile. Le coup de force s’inscrivait d’ailleurs dans une longue tradition de putschs, non pas conservateurs mais très majoritairement « progressistes », remontant au siècle précédent (pas moins de 33 coups d’État « progressistes » sur 35, de 1814 à 1884), ce que Preston ignore ou passe sous silence. Enfin la guerre d’Espagne n’a pas été une lutte entre démocrates et fascistes, comme le maintient l’historiographie communiste ou kominternienne, ni une croisade de reconquête (pour la civilisation occidentale et contre le communisme) comme le disaient les franquistes, mais une lutte sans merci entre deux Espagnes, l’une révolutionnaire et totalitaire et l’autre conservatrice et autoritaire.
Une accusation sans fondement sérieux
Seconde thèse extravagante au centre du livre de Preston, le prétendu « programme de massacre systématique ». Selon lui, les forces politiques de droite et du centre et l’armée d’Afrique avaient un plan d’ « extermination », d’« anéantissement », de « génocide » ou d’ « holocauste » (pour reprendre tous ses termes favoris) qui aurait été parfaitement établi. Mais l’auteur ne présente pas l’ombre d’une preuve. Mieux, les chiffres connus infirment totalement ses dires.
La guerre d’Espagne ne fit pas 400 000 morts comme le déclare Preston (une évaluation proche de celles de la presse soviétique d’il y a 50 ans). En réalité, il y eut un total de 160 000 morts au combat et de 140 000 victimes de la répression (60 000 sur le territoire du Front Populaire et 50 000 sur le territoire national, qui était de plus en plus vaste à l’inverse de celui du camp républicain ; mais à ce chiffre de 50 000, il faut ajouter, non pas 20 000 exécutions comme le dit Preston, mais 30 000 au lendemain du conflit).
À la fin de la guerre, la population de l’Espagne était de 25 millions. Parmi elle, environ 4 millions de personnes avaient participé au conflit dans le camp du Front populaire. 10% de ces 4 millions ont été arrêtées par les autorités franquistes et 30 000 ont été exécutées. La prétendue extermination planifiée s’élève donc à moins de 1% des opposants. Un chiffre très élevé, humainement insupportable, mais qui, en pourcentage, n’est pas comparable avec ceux des crimes commis par les régimes nazi, soviétique ou maoïste, pour ne rien dire du bilan des Khmers rouges ou du conflit rwandais… Proportionnellement à la population de Cuba, ce chiffre est sensiblement égal aux plus de 8000 exécutions de la révolution castriste.
Dans une recension dévastatrice de l’ouvrage de Preston (The Wall Street Journal, 13 avril 2012), le professeur Stanley Payne, écrit : « [Dans ce livre] il n’y a pas la moindre tentative de comparaison des atrocités commises en Espagne avec celles de n’importe quelles autres guerres civiles révolutionnaires du début du XXe siècle. Si Mr Preston avait pris la peine de faire son travail, il aurait vu, par exemple, que la répression menée par le gouvernement démocratique du parlement de Finlande en 1918 a été semblable à celle de l’Espagne […]. Le livre L’Holocauste espagnol est un exercice monumental […] mais qui reproduit bon nombre des plus anciens stéréotypes sur la guerre civile espagnole. Il doit être jugé comme un échec ». Grandguignolesque, ce livre n’honore pas l’Université de Londres et ne saurait ravir que les ignorants et les fanatiques.
Arnaud Imatz
Docteur d’État en sciences politiques, diplômé en droit et sciences économiques, Arnaud Imatz est membre correspondant de l’Académie royale d’histoire d’Espagne. Son dernier livre Droite-gauche : pour sortir de l’équivoque. Histoire des idées et des valeurs non conformistes du XIXe au XXIe siècle, est paru, en 2016, aux Éditions Pierre Guillaume de Roux.
Une version légèrement abrégée de cet article a été publiée dans La Nouvelle Revue d’Histoire, nº 89, mars-avril 2017. Nous remercions Philippe Conrad, directeur de la NRH, de nous avoir permis de mettre en ligne cette version un peu plus développée.
1) Manuel Azaña, président du gouvernement provisoire de la République d’octobre à décembre 1931, président du conseil des ministres de décembre 1931 à septembre 1933 et président de la République de mai 1936 à février 1939

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