Aujourd'hui : 39. Bainville vu par Joseph de Pesquidoux, son successeur à l'Académie...
Illustration : Buste de Joseph de Pesquidoux, par Anne Kirkpatrick.
Tiré de notre Album "Maîtres et témoins"... (II) : Jacques Bainville" (186 photos)
Elu à l'Académie le 28 mars 1935, et reçu le 7 novembre de la même année, Jacques Bainville n'aura donc même pas été membre pendant un an de l'illustre société, et n'y aura même pas siégé pendant trois mois...
Lorsque son ami "de six grands lustres de collaboration incessante", Charles Maurras, fut élu a son tour à l'Académie, le 9 juin 1938 (il n'y sera reçu que le 8 juin 1939 !...) cela faisait donc déjà plus de deux ans que Bainville avait disparu :
"...Au bon temps, nous nous voyions tous les jours..." écrit Maurras dans la préface qu'il donne au livre posthume de Bainville, "Lectures"; mais il ne leur aura pas été donné de se retrouver, aussi, à l'Académie...
C'est Joseph de Pesquidoux qui fut élu, le 2 juillet 1936 (donc, très peu de temps après sa mort), au fauteuil de Jacques Bainville, le fauteuil 34.
Reçu le 27 mars 1937, il prononça son éloge, dont voici deux extraits :
1. "...Jacques Bainville est dès lors en possession de ses puissances intellectuelles. Sans rien abandonner de la tâche quotidienne, il va se mettre à son oeuvre historique. Comme Michelet il fera son Histoire et son Histoire le fera, c'est-à-dire qu'en la creusant dans le sens d'explication et d'enseignement politique où il l'envisage, il s'enrichit incessamment des perspectives qu'elle lui ouvre. Elle est toute dirigée vers l'avenir, toute tendue vers la sécurité et la grandeur de la patrie.
Plus tôt qu'un autre sans doute il a vu venir la Grande Guerre. Il l'a connue, vécue, il en a été le chroniqueur frémissant de chaque jour, et il a recherché dans les causes les plus lointaines d'où pouvait bien sortir ce choc formidable destiné à nous écraser, en achevant 1870.
Face à face notre peuple et l'allemand; le Rhin entre nous, le fleuve rapide aux eaux vertes, que les uns ont l'éternelle tentation de franchir, les autres l'éternel souci de surveiller pour en empêcher le passage. C'est notre histoire et la leur depuis nos commencements, depuis que le destin nous a mis en conflit. L'antagonisme a été souvent sanglant. Bainville en souligne les épisodes. L'empire au début était beaucoup plus puissant que le royaume. Il se promettait de le prendre en tutelle. La bataille de Bouvines gagnée par Philippe Auguste brisa cette prétention. C'est pourquoi elle est appelée nationale. Cependant on s'était avisé chez nous des faiblesses de l'Empire allemand : élection du souverain, rivalité des princes électeurs, opposition des intérêts et des peuples. On tira aussitôt parti de ces défauts organiques. On noua des alliances avec le pape, on intrigua avec les princes, soit pour l'élection de l'empereur, soit dans les débats contre lui, on s'immisça par l'or et le fer dans la constitution germanique. Longtemps nous l'avons emporté : tant que la France a eu affaire avec l'Allemagne divisée et morcelée, maintenue telle par l'intervention séculaire de nos armes ou de notre diplomatie. Comme Philippe le Bel répondait seulement aux explications de Guillaume de Nassau prétendant s'affranchir de l'élection, et à son ultimatum : "trop allemand", Henri II professait plus tard : "Qu'il fallait tenir les affaires d'Allemagne en la plus grande difficulté qui se pourrait." La formule a servi de règne en règne. Exploitée par l'inébranlable Richelieu et le fertile Mazarin, elle fut consacrée au traité de Westphalie. On y maintint, dit Bainville, "le morcellement de l'empire, l'élection du souverain, on y ajouta la garantie des vainqueurs".
Nous connûmes une ère prolongée de sécurité et une hégémonie : la nôtre. Au point de vue de la puissance, de la renommée, des moeurs, des arts, de la pensée. Le soleil de la France ne se coucha point avec le grand roi. Il continua de rayonner sur l'Europe. Et, chose inattendue, l'Allemagne se complut à ces rayons. Elle s'affina selon nos goûts et nos usages. On ne parlait pas de culture germanique alors.... Leibniz écrivait en français, Maurice de Saxe s'offrait à servir sous nos drapeaux... Mais, lorsque Frédéric le Grand eut commencé à forger la couronne de l'Allemagne future, et que, comme pour l'asseoir, sous la poussée des Encyclopédistes, l'intervention préservatrice fit place au principe suivant lequel toute race, considérée comme semblable aux autres, à l'instar des individus, a un droit absolu à son unité et à son accroissement quelques risques qu'elle puisse faire courir, toutes données ont été renversées, et la politique des nationalités dans laquelle nous nous sommes si imprudemment jetés, s'est révélée pour nous duperie humanitaire à fin d'invasion... Si nous en avons magnifiquement rappelé, de 1914 à 1918, grâce au génie de nos chefs et à la vaillance entêtée de nos soldats, alors que, du maréchal de France au dernier poilu ( gardons le mot héroïque et hirsute), ils servaient, en l'encadrant, de moniteurs au monde, nous sommes restés impuissants ou aveugles devant le principe lui-même : l'Allemagne vaincue a conservé et fortifié sa dangereuse unité...
C'est la grave leçon donnée par Bainville dans son "Histoire de deux peuples".
2. "...Bainville a mis en lumière la conception qui a guidé la maison de France dans son cheminement parmi les nations. Il la résume dans l'idée du pré carré, dans l'idée de l'unité et de la discipline nationale, et dans celle de l'hérédité.
Le pré carré implique la notion d'un cadre en-deçà duquel il ne sera ni assez vaste, ni assez clos et défendu, et au-delà duquel il excédera l'étendue utile et deviendra vulnérable. C'est le concept de nos frontières naturelles : deux montagnes, les deux mers et le Rhin : longue lutte de la monarchie contre la féodalité et contre l'étranger, en vue de la possession de ce territoire intérieur, indispensable à la fois pour atteindre et défendre ces frontières. Nos rois en ont gardé la réputation de rassembleurs de terre. Commines appelait l'un deux : "l'universelle aragne", perpétuellement occupé à tisser en l'étendant sa toile, ou à la rapiécer. A la mort de Louis XI, la Picardie, la Bourgogne, la Provence, le Roussillon, le Maine et l'Anjou étaient incorporés à la trame. D'autres furent aussi des aragnes. Tâche obstinément mais prudemment poursuivie. "Raison garder", disaient-ils. Quand ils l'oubliaient, par l'apanage ou la guerre de magnificence, ce n'étaient que revers. Les frontières, les bornes naturelles les ramenaient aux projets viables. Ils devaient rester des réalistes, soumis à la politique inscrite sur le sol lui-même..."
Lorsque son ami "de six grands lustres de collaboration incessante", Charles Maurras, fut élu a son tour à l'Académie, le 9 juin 1938 (il n'y sera reçu que le 8 juin 1939 !...) cela faisait donc déjà plus de deux ans que Bainville avait disparu :
"...Au bon temps, nous nous voyions tous les jours..." écrit Maurras dans la préface qu'il donne au livre posthume de Bainville, "Lectures"; mais il ne leur aura pas été donné de se retrouver, aussi, à l'Académie...
C'est Joseph de Pesquidoux qui fut élu, le 2 juillet 1936 (donc, très peu de temps après sa mort), au fauteuil de Jacques Bainville, le fauteuil 34.
Reçu le 27 mars 1937, il prononça son éloge, dont voici deux extraits :
1. "...Jacques Bainville est dès lors en possession de ses puissances intellectuelles. Sans rien abandonner de la tâche quotidienne, il va se mettre à son oeuvre historique. Comme Michelet il fera son Histoire et son Histoire le fera, c'est-à-dire qu'en la creusant dans le sens d'explication et d'enseignement politique où il l'envisage, il s'enrichit incessamment des perspectives qu'elle lui ouvre. Elle est toute dirigée vers l'avenir, toute tendue vers la sécurité et la grandeur de la patrie.
Plus tôt qu'un autre sans doute il a vu venir la Grande Guerre. Il l'a connue, vécue, il en a été le chroniqueur frémissant de chaque jour, et il a recherché dans les causes les plus lointaines d'où pouvait bien sortir ce choc formidable destiné à nous écraser, en achevant 1870.
Face à face notre peuple et l'allemand; le Rhin entre nous, le fleuve rapide aux eaux vertes, que les uns ont l'éternelle tentation de franchir, les autres l'éternel souci de surveiller pour en empêcher le passage. C'est notre histoire et la leur depuis nos commencements, depuis que le destin nous a mis en conflit. L'antagonisme a été souvent sanglant. Bainville en souligne les épisodes. L'empire au début était beaucoup plus puissant que le royaume. Il se promettait de le prendre en tutelle. La bataille de Bouvines gagnée par Philippe Auguste brisa cette prétention. C'est pourquoi elle est appelée nationale. Cependant on s'était avisé chez nous des faiblesses de l'Empire allemand : élection du souverain, rivalité des princes électeurs, opposition des intérêts et des peuples. On tira aussitôt parti de ces défauts organiques. On noua des alliances avec le pape, on intrigua avec les princes, soit pour l'élection de l'empereur, soit dans les débats contre lui, on s'immisça par l'or et le fer dans la constitution germanique. Longtemps nous l'avons emporté : tant que la France a eu affaire avec l'Allemagne divisée et morcelée, maintenue telle par l'intervention séculaire de nos armes ou de notre diplomatie. Comme Philippe le Bel répondait seulement aux explications de Guillaume de Nassau prétendant s'affranchir de l'élection, et à son ultimatum : "trop allemand", Henri II professait plus tard : "Qu'il fallait tenir les affaires d'Allemagne en la plus grande difficulté qui se pourrait." La formule a servi de règne en règne. Exploitée par l'inébranlable Richelieu et le fertile Mazarin, elle fut consacrée au traité de Westphalie. On y maintint, dit Bainville, "le morcellement de l'empire, l'élection du souverain, on y ajouta la garantie des vainqueurs".
Nous connûmes une ère prolongée de sécurité et une hégémonie : la nôtre. Au point de vue de la puissance, de la renommée, des moeurs, des arts, de la pensée. Le soleil de la France ne se coucha point avec le grand roi. Il continua de rayonner sur l'Europe. Et, chose inattendue, l'Allemagne se complut à ces rayons. Elle s'affina selon nos goûts et nos usages. On ne parlait pas de culture germanique alors.... Leibniz écrivait en français, Maurice de Saxe s'offrait à servir sous nos drapeaux... Mais, lorsque Frédéric le Grand eut commencé à forger la couronne de l'Allemagne future, et que, comme pour l'asseoir, sous la poussée des Encyclopédistes, l'intervention préservatrice fit place au principe suivant lequel toute race, considérée comme semblable aux autres, à l'instar des individus, a un droit absolu à son unité et à son accroissement quelques risques qu'elle puisse faire courir, toutes données ont été renversées, et la politique des nationalités dans laquelle nous nous sommes si imprudemment jetés, s'est révélée pour nous duperie humanitaire à fin d'invasion... Si nous en avons magnifiquement rappelé, de 1914 à 1918, grâce au génie de nos chefs et à la vaillance entêtée de nos soldats, alors que, du maréchal de France au dernier poilu ( gardons le mot héroïque et hirsute), ils servaient, en l'encadrant, de moniteurs au monde, nous sommes restés impuissants ou aveugles devant le principe lui-même : l'Allemagne vaincue a conservé et fortifié sa dangereuse unité...
C'est la grave leçon donnée par Bainville dans son "Histoire de deux peuples".
2. "...Bainville a mis en lumière la conception qui a guidé la maison de France dans son cheminement parmi les nations. Il la résume dans l'idée du pré carré, dans l'idée de l'unité et de la discipline nationale, et dans celle de l'hérédité.
Le pré carré implique la notion d'un cadre en-deçà duquel il ne sera ni assez vaste, ni assez clos et défendu, et au-delà duquel il excédera l'étendue utile et deviendra vulnérable. C'est le concept de nos frontières naturelles : deux montagnes, les deux mers et le Rhin : longue lutte de la monarchie contre la féodalité et contre l'étranger, en vue de la possession de ce territoire intérieur, indispensable à la fois pour atteindre et défendre ces frontières. Nos rois en ont gardé la réputation de rassembleurs de terre. Commines appelait l'un deux : "l'universelle aragne", perpétuellement occupé à tisser en l'étendant sa toile, ou à la rapiécer. A la mort de Louis XI, la Picardie, la Bourgogne, la Provence, le Roussillon, le Maine et l'Anjou étaient incorporés à la trame. D'autres furent aussi des aragnes. Tâche obstinément mais prudemment poursuivie. "Raison garder", disaient-ils. Quand ils l'oubliaient, par l'apanage ou la guerre de magnificence, ce n'étaient que revers. Les frontières, les bornes naturelles les ramenaient aux projets viables. Ils devaient rester des réalistes, soumis à la politique inscrite sur le sol lui-même..."
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