Irving Brown
Par Rémi Hugues
Dans le cadre de la sortie de son ouvrage Mai 68 contre lui-même, Rémi Hugues a rédigé pour Lafautearousseau une série dʼarticles qui seront publiés tout au long du mois de mai.
À l’intérieur de l’hexagone, les principaux relais des États-Unis étaient la Section française de l’Internationale ouvrière (S.F.I.O), le syndicat Force Ouvrière (F.O.), l’Union nationale des étudiants de France (U.N.E.F.) et l’extrême-gauche, c’est-à-dire maoïstes et trotskistes.
La S.F.I.O.
Le parti politique fondé par Jean Jaurès et Jules Guesde, ancêtre du Parti socialiste, devient, au moment de la Guerre froide, un allié important des États-Unis. « En 1947, la SFIO rallie l’avant-garde de l’anti-soviétisme. Elle devient et restera tout au long de la guerre froide un fidèle partenaire de Washington et de ses services secrets. »[1] L’aide américaine destinée aux alliés européens, appelée plan Marshall, sert notamment à renflouer ce parti, et en particulier son journal, fondé par Léon Blum, Le Populaire. C’est le Free Trade Union Congress (F.T.U.C.) qui est chargé d’assurer ce financement occulte. « Depuis la Libération, certains journaux français ne survivent que grâce aux subsides du plan Marshall. En particulier ceux du groupe de presse socialiste de la SFIO. Le FTUC […] a versé 20 000 dollars au Populaire »[2].
Un Américain a été l’éminence grise et, surtout, le mécène des socialistes français durant l’après-guerre : Irving Brown, comme le souligne Frédéric Charpier : « La SFIO sait ce qu’elle doit au mouvement ouvrier juif, mais aussi à Irving Brown, qui a levé pour Le Populaire, auprès des banquiers Rothschild, 3 millions de francs. »[3] Irving Brown est un « juif libre-penseur »[4] qui est né à New York le 18 novembre 1911 et qui est décédé à Paris le 10 février 1989. Son père était un syndicaliste, le « responsable local des chauffeurs livreurs de lait affiliés aux syndicats des camionneurs de lʼAFL »[5]. Irving Brown « a fait ses classes dans les syndicats de l’automobile et du transport routier, où le secrétaire de lʼAssociation internationale des travailleurs de l’électricité (IBEW), Joseph Keenan, le repère. Devenu un homme clé du War Production Board (Bureau de la production de guerre, créé en 1942 pour assurer l’approvisionnement des industries de guerre), ce dernier introduit Brown dans la place et en fait son assistant, en juin 1943. »[6] Ayant également caressé l’espoir de devenir une star du baseball et étudié l’économie à la New York University, en octobre 1945 il part à Paris, « où lʼAFL a ouvert un bureau permanent dans le but de combattre plus efficacement l’influence communiste. »[7] Celui qu’en Italie on surnomme Scarface, en référence au célèbre racketteur fasciste américain, est « en fait un véritable ʽʽagent itinérant de la CIAʼʼ opérant sous la couverture de la puissante AFL »[8]. Frédéric Charpier indique à cet égard qu’Irving Brown « sera de toutes les opérations spéciales de la CIA conduites en France durant la guerre froide »[9].
Il fait notamment partie de ceux qui ont fondé le groupe Bilderberg, cette coterie visant au renforcement de l’alliance entre les États-Unis et l’Europe, et non dans une moindre mesure à la création d’une instance gouvernementale unique à l’échelle mondiale – la fameuse gouvernance globale –. « Pendant la guerre froide, ce cercle a joué un rôle fondamental dans les coulisses de la politique internationale, s’employant au rapprochement américano-européen et œuvrant tout spécialement à l’unification de l’Europe face à lʼʽʽexpansion soviétique.ʼʼ »[10] De plus, « [s]es rencontres annuelles se dérouleront le plus souvent dans de grands hôtels aux quatre coins du monde, comme à Barbizon (France) en 1955, à Yesilköy (Turquie) en 1959, à Woodstock (États-Unis) en 1971, à Megève en 1974 ou à Athènes en mai 2009. […] Le groupe Bilderberg a sans doute pris sa part après-guerre dans l’homogénéisation des élites politiques, patronales et médiatiques des États de l’Alliance atlantique, avant d’être éclipsé dans les années 1960 et 1970 par le CFR (Council on Foreign Relations) et la ʽʽTrilatéraleʼʼ. »[11]
La France a peut-être été le premier pays à accueillir la tenue de ce type d’événement très spécial. « C’est à Paris, le 25 septembre 1952, que se tient une des toutes premières réunions du groupe. Elle se déroule chez le baron François de Nervo, un ami d’Antoine Pinay, alors président du Conseil. »[12] En réalité il est difficile d’en être certain.
Cette organisation est en effet née dans le secret le plus total. « ʽʽLes séances de ce groupe ont toujours lieu à huis clos ; les assistants ne font aucune déclaration et il n’y a pas de communiqué partiel ou final.ʼʼ Lié aux services américains, financé secrètement par la fondation Ford, le groupe a été baptisé ʽʽBilderbergʼʼ après avoir tenu en mai 1954 une réunion à l’hôtel Bilderberg dʼOosterbeek, en Hollande. Assistaient à cette grande messe européenne secrète plus d’une centaine d’universitaires, de banquiers, de politiciens, de diplomates, de hauts fonctionnaires internationaux, ainsi que l’inévitable Irving Brown. […] Naturellement, le groupe Bilderberg a ses correspondants français. Le plus éminent d’entre eux, associé dès le début à l’entreprise, est Guy Mollet, le patron de la SFIO. »[13]
Guy Mollet n’est pas le seul dirigeant socialiste à verser dans l’atlantisme. C’est aussi le cas de François Mitterrand. Celui qui a réussi à mettre le Général en ballottage lors de l’élection présidentielle de 1965 est à la tête d’un parti qui gravite autour de la S.F.I.O., la Fédération de la Gauche démocratique et socialiste (F.G.D.S.). « ʽʽL’ambassade avait des relations très étroites avec les socialistes, notamment François Mitterrand et ses prochesʼʼ, confirmera William Weingarten, conseiller américain en poste à Paris de 1966 à 1968. Dès la fin des années 1950, l’ancien ministre de la IVème République a fréquenté quelques émissaires américains »[14], note Vincent Nouzille. Il se saisit des événements de Mai 1968 pour se poser en recours en cas de défaillance du pouvoir. Et ce avec le soutien américain : le département d’Etat se met à rêver de la formation « d’une coalition de centre-gauche (Mendès France, Mitterrand, Mollet, Defferre), ʽʽplus positive, moins grandiose et plus en consonance avec la politique américaineʼʼ […]. Les préférences américaines en faveur du centre-gauche sont clairement exposées. »[15] (Dossier à suivre)
[1] Frédéric Charpier, La CIA en France. 60 ans dʼingérence dans les affaires françaises, Paris, Seuil, 2008, p. 28.
[2] Ibid., p. 99.
[3] Ibid., p. 101.
[4] Ibid., p. 31.
[5] Frédéric Charpier, « De la Synarchie à lʼénarchie » in Benoît Collombat, David Serveny (dir.), Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours, Paris, La Découverte, 2009, p. 68.
[6] Idem.
[7] Frédéric Charpier, La CIA en France..., op. cit., p. 39.
[8] Ibid., p. 32.
[9] Frédéric Charpier, « De la Synarchie à lʼénarchie » in Benoît Collombat, David Serveny (dir.), Histoire secrète du patronat, op. cit., p. 70.
[10] Frédéric Charpier, « Groupe Bilderberg, Siècle et clubs anti-communistes : les lieux discrets de pouvoir de lʼélite patronale », in Benoît Collombat, David Serveny (dir.), Histoire secrète du patronat..., op. cit., p. 84.
[11] Ibid., p. 84-85.
[12] Frédéric Charpier, La CIA en France..., op. cit., p. 185.
[13] Ibid.
[14] Vincent Nouzille, Des secrets si bien gardés. Les dossiers de la Maison-Blanche et de la CIA sur la France et ses présidents (1958-1981), Paris, Fayard, 2009, p. 218.
[15] Ibid., p. 215.
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