Par Rémi Hugues
Dans le cadre de la sortie de son ouvrage Mai 68 contre lui-même, Rémi Hugues a rédigé pour Lafautearousseau une série dʼarticles qui seront publiés tout au long du mois de mai.
La rivalité entre ashkénazes et séfarade
À gauche comme à droite, beaucoup partagent le même diagnostic : le « procès[1] historique du capitalisme » illusionna les gauchistes. Serge Audier, qui s’est intéressé aux discours de ceux qui jugent que Mai 68 fut globalement une négativité, constate que « l’une des thèses les plus en vogue est que mai 1968 n’a été que l’accoucheur de la société libérale capitaliste : les soixante-huitards se réclamaient de Mao et de Trotski, ils dénonçaient la société de consommation, alors qu’ils étaient à leur insu, en réalité, les meilleurs agents historiques de la société marchande et de consommation. »[2] Ainsi un sous-groupe se détache à l’intérieur de la bande des meneurs de Mai, dont les motivations ont pu en réalité être distinctes de celles des piétons qu’ils entraînèrent derrière eux.
L’avant-garde étudiante a su déclencher une émeute dans le Quartier latin qui a progressivement embrasé l’ensemble du pays. Un phénomène en fait ni nouveau ni spécifique à la France, comme en atteste le commentaire de V. Choulgine sur les manifestations d’étudiants en 1889 à Saint-Pétersbourg : « Les longs couloirs de l’université grouillaient d’une foule de jeunes en effervescence. Je fus frappé de voir prédominer les Juifs. Étaient-ils plus ou moins nombreux que les Russes, je ne saurais le dire, mais ils prédominaient incontestablement, car c’est eux étaient aux commandes de cette mêlée tumultueuse en blousons. »[3]
Annie Kriegel précise que les ashkénazes étaient plus nombreux par rapport aux séfarades dans les instances dirigeantes des groupuscules gauchistes pour deux raisons. La tradition socialiste y était plus développée, et ce depuis plusieurs décennies. Le Bund, un mouvement socialiste spécifiquement juif qui s’étendait sur la Pologne, la Lituanie et la Russie avait été créé en 1897 à Vilnius. Un an plus tard il adhérait au Parti social-démocrate russe (PSDR) de Lénine. Mais en 1903, lors du IIème Congrès du PSDR, à Bruxelles, le Bund décidait de reprendre sa liberté en quittant le parti de Lénine.
Beaucoup d’ashkénazes, qui arrivèrent en France essentiellement dans les années 1930, avaient été influencés, directement ou indirectement, par ce mouvement. La violente répression nazie et la guerre opposant l’Allemagne hitlérienne et l’Union Soviétique de Staline avaient renforcé leur inclination communiste. En revanche, toute cette histoire était étrangère aux séfarades, qui dans leur grande masse venaient d’Algérie, de Tunisie et du Maroc. Leur passé récent, marqué par le déchirement de l’exil dû à la décolonisation, ne les portait pas tellement à embrasser la cause communiste. Tel est notamment le cas du pied-noir Jean-Marc Salmon, qui dans sa prime jeunesse était plus Algérie française, c’est-à-dire bien à droite, que porté vers le gauchisme militant. C’est un « juif italien par son père, hispano-kabyle par sa mère, et rapatrié d’Algérie en 1961. […] Seul l’antisémitisme de ses copains de l’OAS l’a empêché de les rejoindre. Son virage à gauche, il l’a pris plus tard, préparant HEC dans la bonne ville de Nice »[4].
À l’intérieur des instances de direction des groupuscules des révolutionnaires professionnels, la rivalité entre ashkenazim et sepharadim est palpable.
Mais pas seulement : au sein de l’UNEF aussi, le principal syndicat étudiant, au milieu des années 1960, entre le sépharade Jean-Marc Salmon, qui en 1964, arrivé à Paris, en devient un cadre important, et l’ashkénaze Marc Kravetz, le premier représentant le courant des « statutaires », le second celui des « structuristes » : « Au cours d’interminables assemblées générales, les partisans des deux thèses dissertent, gagnent, perdent, regagnent. ʽʽQuel rabbin, ce Salmon ! ʼʼ, murmure un soir Kravetz, excédé par les arguties de son adversaire. Même là, l’éternelle rivalité entre les ashkénazes et les sépharades trouve son expression. »[5]
Le 14 juin 1967, les « maos » sont réunis dans la salle V de l’école normale supérieure de la rue d’Ulm, le quartier général. Le séfarade Tiennot Grumbach « est sur la sellette »[6]. Il lui est reproché par Robert Linhart l’ashkénaze son rapprochement avec les concurrents du CMLF (Cercles marxistes-léninistes de France), en particulier pour l’organisation d’une manifestation contre Israël pendant la guerre des Six-Jours. « Tiennot aime Robert. Il lui voue une intense admiration – pour son brio, sa clairvoyance intellectuelle, son aptitude à rebondir au détour d’un rapport. Et il aime aussi l’homme privé, sa sincérité, sa passion, la qualité du rêve qui l’habite et le meut. […] Blessé, pâle, le camarade Grumbach empoigne à son tour le fouet :
– Allons-nous supporter longtemps, crache-t-il d’une voix blanche, le style grand seigneur du camarade Linhart ? Ses coquetteries vestimentaires ? Son dandysme nonchalant qui ne l’empêche pas de distribuer, autour de lui, les consignes et les mauvais points ? Son mépris pour l’élaboration collective ?
Tiennot défie l’assistance, monte d’un cran, apostrophe son ami les yeux dans les yeux :
– Tu as de beaux costards, Robert, tu préfères le velours bien coupé. Tu ne te rases pas le matin pour ajouter une touche de négligence à ton élégance soignée. […]
Tiennot, dans son emportement, a violé un tabou, déchiré le paravent d’une zone obscure. Et les autres s’engouffrent par la brèche. Haro sur la souffrance du camarade Linhart, sur sa hauteur, sur sa morgue ! Benny, un éclat d’ironie socratique dans l’œil, se garde d’enchérir, lui qui vit mal l’ascendant du Polackashkénaze. »[7]
Linhart, à ses yeux, « paraît moins étranger que distant – une distance dérangeante, provocante, lourde de sens, d’émulation. Un ashkénaze polonais (comme Jacques-Alain Miller) volontiers méprisant, dont les gestes et les mots trahissent une arrogance retenue. Le séfarade égyptien confie à son ami Broyelle, garanti goy, et, en la matière, témoin impartial, que Robert « a un côté polak. […] L’ ‘’ étudiant pauvreʼʼ méditerranéen se sent gauche, un peu emprunté, à côté du Parisien si parisien, juif comme lui et juif autrement que lui. »[8]
Ce qui est corroboré par ailleurs, dans un livre du journaliste Maurice Szafran : « Le juif égyptien, pauvre et apatride, est en concurrence avec le dandy juif, parfaitement intégré à la société, personnage du Tout-Paris, si civilisé et si européen. »[9]
Si une telle thèse est quelque peu caricaturale elle repose sur un fond de vérité. Elle traduit une réalité que certains pourraient relever à des fins polémiques. Mais ce fait est indiscutable, corroboré par une grande variété de sources. Nous nous abstiendrons de les citer toutes, tellement elles sont nombreuses. Ce sont surtout des publications internes aux milieux juifs, très enclines à un nombrilisme que l’on ne saurait leur reprocher, qui ont insisté sur la « forte présence juive à la tête des organisations d’extrême gauche en France. »[10] (Dossier à suivre) •
[1] Au sens de processus.
[2] Serge Audier, La pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, La Découverte, Paris, 2008, p. 14.
[3] Alexandre Soljenitsyne, Deux siècles ensemble (1795-1995), I, Paris, Fayard, 2002, p. 265.
[4] Hervé Hamon, Patrick Rotman, Génération. Les années de rêve, Paris, Seuil, 1987, p. 295.
[5] Ibid., p. 296.
[6] Ibid., p. 339.
[7] Ibid., p. 339-340.
[8] Ibid., p. 276.
[9] Maurice Szafran, Les juifs dans la politique française de 1945 à nos jours, Paris, Flammarion, 1990, p. 180.
[10] Yaël Auron, Les juifs d’extrême gauche en mai 68, Paris, Albin Michel, 1998, p. 146.
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