mercredi 9 mai 2018

Mai 68 : Gauchisme et néolibéralisme [1]


Par Rémi Hugues 
Dans le cadre de la sortie de son ouvrage Mai 68 contre lui-même, Rémi Hugues a rédigé pour Lafautearousseau une série dʼarticles qui seront publiés tout au long du mois de mai.
Le capitalisme stato-national est mort ! Vive le capitalisme globalisé ! Au mitan des années 1960, une restructuration du système économique occidental était devenue nécessaire. De Gaulle, attaché à la défense des intérêts de sa patrie et à conserver intacte la vieille morale bourgeoise imprégnée de catholicisme, constituait un obstacle majeur à cette restructuration. Par le truchement d’un subtil jeu dialectique, il revint à la gauche la plus radicale d’accomplir la tâche de « nettoyeuse » de l’ordre (capitaliste) établi. Mais pas dans le sens qu’elle se figurait : son travail ne consista pas à balayer le système capitaliste – mission dont elle se réclamait ; son travail fut d’éliminer sa version archaïque, sclérosée, dépassée au profit d’un capitalisme newlook, sans frontières, qu’elles soient physiques ou morales. 
L’essor du marché du désir 
Disparition des barrières nationales ! La « libéralisation programmée des frontières commerciales, avec l’achèvement du délai de constitution du Marché commun à l’horizon de 1968, oblige les décideurs, publics et privés, à des adaptations d’envergure dont le Ve Plan, mis en œuvre dès 1965, représente à la fois le signe, le produit et l’instrument majeur. »[1] 
Disparition des barrières sexuelles ! En 1967 la loi Neuwirth, qui autorise l’usage de la pilule contraceptive est adoptée : « La chimie et la loi normalisent ainsi la fécondité. Celle-ci n’est plus ʽʽnaturelleʼʼ, spontanée, désordonnée. Mais doublement soumise à l’ordre social. La fécondité est policée. Au sens étymologique de politique, civilisé. […] L’universalité de la loi vise à la mondialisation de son application. La science doit intervenir en un domaine jusquʼalors totalement abandonné à la nature : la natalité. La nature doit être soumise au politique, en son principe même. Le biologique doit être dirigé par le scientifique. Et les deux doivent se soumettre au politique. Il s’agit d’une révolution – nataliste et biologique – d’une portée immense. »[2]
Tel était le nouveau credo du capital... le libéralisme bourgeois, puritain, conservateur, se métamorphosait en libéralisme marginal, libertaire, licencieux. Aux yeux des capitaines des firmes multinationales, les diverses inhibitions prescrites par la société bourgeoise, qui jusque-là n’avait pas eu l’audace de s’affranchir de ses fondements chrétiens, étaient autant de points de croissance de perdus. Un nouveau monde perçait le jour, qui promettait d’abondants profits.
Le Marché se découvrait un nouveau continent : les secteurs du marginal, du libidinal et du ludique. Derrière ces termes quelque peu obscurs se cachent des loisirs consommables tels les jeux à gratter, le divertissement télévisuel, les drogues en tout genre, les virées en boîtes qui coûtent un bras tant la nuit a été longue, les voyages à l’autre bout de la planète, les clubs de strip-tease, le tourisme sexuel, la pornographie, etc. Par suite de la diffusion du néolibéralisme, cet ensemble de « produits » à forte valeur ajoutée, qui à l’heure du capitalismeà la papa étaient cantonnés à un marché de niche, est devenu un vaste marché de masse, le « marché du désir ». La valeur du travail et de l’épargne, disent les libéraux classiques, réside dans leur capacité à satisfaire les besoins de chacun. Leurs épigones « libéraux-libertaires », cherchant à rentabiliser au maximum l’augmentation considérable du temps de loisirs, exaltaient les caprices frivoles du désir des consommateurs. 
L’institutionnalisation de « l’extrême-gauche du Capital » 
Le néolibéralisme représente ainsi l’idéologie d’accompagnement du capitalisme nouvelle mouture, qui, paradoxalement, tire sa singularité et sa nouveauté par rapport au libéralisme primitif des Locke, Voltaire, Bentham, Constant et Mill, du fond libertaire d’une gauche gauchement anticapitaliste, plus sadienne que proudhonienne, plus freudienne que marxiste, plus sartrienne que léniniste. Et qui, par Trotsky et sa « révolution permanente mondiale », renouait avec le doux rêve cosmopolitique d’un Kant.
Les jeunes révolutionnaires de Mai, en se ruant pavées à la main contre le capitalisme au nom de la démocratie et des droits de l’homme, ignoraient être les dupes de ce capitalisme qui avait lui-même enfanté la démocratie (représentative) et les droits de l’homme (nanti) afin de triompher de l’alliance du trône et de l’autel sur laquelle reposait le pouvoir dʼAncien régime, catholique et royal. À la domination formelle du Capital, s’exerçant au moyen de la démocratie bourgeoise, succédait en Mai 68 la domination réelle du Capital, s’exerçant au moyen de la social-démocratie libérale-libertaire. Le discours des notables de province, qui jusqu’ici déterminait la nature du vote du citoyen, fut alors remplacé par l’ardente manipulation de l’hypnotique « folle » du logis, la télévision. À l’extérieur du foyer, dans la rue, le capitalisme eut hardis promoteurs, des êtres idéalistes et naïfs – cela va souvent de pair –, à la merci des roueries les plus rodées : les gauchistes. Des êtres hostiles à pratiquement tout : à de Gaulle, aux Américains, aux Soviétiques, aux ouvriers encartés au P.C.F. ou à la C.G.T., aux « fascistes » dʼOrdre nouveau et de l’Actéon française, aux anciens de lʼO.A.S., aux « sociaux-traîtres » Guy Mollet, François Mitterrand et Pierre Mendès-France, à la droite mi-molle de Giscard et consorts, un peu centriste et vichyste à la fois, aux radicaux, ces « collabos » du Capital depuis au moins Clémenceau, le boucher des mineurs du Nord et des pacifistes mutins.
Éparpillés façon puzzle entre divers groupuscules insignifiants, incapables qu’ils étaient de se mettre d’accord sur quelle était la couleur de la chemise de Lénine le jour de la « Grande Révolution prolétarienne d’octobre », ce qui leur manquait c’était un chef débonnaire, un anarʼ à beau sourire, qui ne soit ni Français ni catholique, eux qui n’avaient d’admiration que pour des figures étrangères, de Mao Zedong à Fidel Castro en passant par Ernesto Guevara et Léon Trotsky. Leur homme, ce fut Daniel Cohn-Bendit. Quoi de mieux que ce visage poupon, à peine adulte, pour incarner la forme dernièrement née du capitalisme ? (Dossier à suivre)  
[1]  Michel Margairaz, Danielle Tartakowski, 1968 entre libération et libéralisation. La grande bifurcation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 17.
[2]  Michel Clouscard, Le capitalisme de la séduction, Paris, Éditions Delga, 2005, p. 146.
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