John Milbank, théologien chrétien anglican, professeur de religion, politique et éthique à l'université de Nottingham, est interrogé dans Le Figarovox à l'occasion de la sortie de son dernier ouvrage La politique de la vertu avec Adrian Pabst (Desclée de Brouwer, 537p, 24€). Extraits :
"Le libéralisme peut vouloir dire beaucoup de choses. C'est avant tout une erreur anthropologique: l'intuition d'Hobbes et de Locke de construire une théorie politique en partant des individus isolés, détachés de tous liens. L'individu est décrit comme une créature inquiète et désirante faisant preuve de volonté, et non plus comme un être constitué par ses liens aux autres ayant des finalités. Ce libéralisme pense de façon abstraite l'individu en dehors de tout contexte culturel, social ou historique. Il s'agit de déterminer ce qu'un système politique doit nécessairement être, en le déduisant d'un hypothétique état de nature, sans traits culturels. Alors que le libéralisme est souvent associé à l'optimisme, il fait preuve en réalité d'un pessimisme anthropologique radical, même s'il est censé être socialement amélioré par le miracle de la main invisible. Une autre forme d'anthropologie libérale est celle de Rousseau, qui pense lui aussi l'individu isolé de tout comme originellement bon. L'association a tendance à corrompre l'individu, en introduisant la rivalité, l'avidité. Cela implique un différent type d'ingénierie sociale pour produire une société qui minimise la rivalité. Ce sont deux formes de pessimisme: pessimisme au niveau de l'individu jugé intrinsèquement égoïste, ou pessimisme au niveau d'un processus culturel jugé intrinsèquement corrupteur. Dans les deux cas, cela repose sur une dualité instaurée entre nature et culture. [...]
Le christianisme est un modèle alternatif à la modernité telle qu'elle est issue des Lumières. L'idée post-kantienne selon laquelle on pourrait stabiliser le savoir dans des structures de la connaissance sans les ancrer dans une métaphysique a fait long feu. Foucault et Deleuze ont été utiles lorsqu'ils ont souligné le profond relativisme auquel devait nécessairement aboutir un humanisme sans transcendance: tout en réalité est instable et le savoir est incertain. En poussant jusqu'au bout les prémisses d'un humanisme sans dieu, ils ont paradoxalement montré que la seule stabilité possible était la transcendance.
Le problème viendrait des Lumières?
Je n'accuse pas directement les Lumières, qui n'ont été qu'une réaction à une théologie appauvrie, qui était devenue trop dogmatique, univoque et avait perdu tout mysticisme. Avoir fait de la connaissance de Dieu une connaissance logique, claire, certaine et objective faisait encourir le risque du scepticisme. La théologie s'était calquée sur le modèle logique de l'épistémologie. Je crois que sur le long terme, le problème était la perte d'une métaphysique chrétienne fondée sur l'analogie, c'est-à-dire l'idée que tout sur terre est plus ou moins un reflet du divin. L'idée que nous sommes des corps incarnés dans le monde, pas des spectateurs détachés et que nous pouvons avoir une connaissance intuitive des choses.
Est-il possible de proclamer le retour d'une éthique de la vertu dans un monde où le relativisme est si fermement enraciné dans les mentalités?
Si on est chrétien, alors on est fermement convaincu qu'il existe un fond de morale commune. Il y a je crois une révolte instinctive et populaire contre un libéralisme moral extrême. Par exemple, certaines revendications de minorités sexuelles qui réclament l'abolition de la différence entre hommes et femmes et la tentative de dissoudre cette différence dans une identité «transgenre» heurte profondément le sens commun. On voit là les limites du relativisme. Bien sûr il est difficile d'argumenter contre la logique même de la théorie du genre, mais il est possible par exemple de pointer les contradictions d'un discours hyper relativiste. Par exemple, le discours sécularisé a beaucoup de mal à établir une frontière entre ce qui relève d'une nature donnée ou du choix.
On le voit dans le discours «transgenre» qui oscille entre une vision de la sexualité entre pur déterminisme («je suis né comme ça») et pur choix («je choisis mon orientation sexuelle»). Cette contradiction apparaît aussi chez les féministes qui défendent l'idée d'une solidarité entre les femmes tout en niant l'idée d'une féminité naturelle qui serait pourtant le liant de cette solidarité. Ce dualisme de la postmodernité, qui distingue entre un pur déterminisme d'un côté, et une pure volonté de l'autre, mène à une impasse. Si on pousse les prémisses postmodernes jusqu'au bout, c'est le chaos. Mais heureusement la plupart des gens agissent comme s'ils avaient encore une morale traditionnelle. Nous utilisons tous les jours des arguments qui ne sont pas complètement démontrés. [...]
La démocratie toute seule n'est pas un bon régime?
Il doit y avoir un débat permanent, non sur ce que les gens veulent, mais sur ce qui est intrinsèquement bon. La démocratie marche seulement si elle est un mode de gouvernement mixte: dans la tradition aristotélo- thomiste, nous pensons qu'un bon régime politique est un mélange de démocratie, d'aristocratie et de monarchie dans un sens technique. Il doit y avoir un rôle pour une élite engagée. Il y a besoin d'une fonction monarchique dans le pouvoir, qui incarne le long-terme et la continuité politique, mais aussi la nécessité de l'urgence et de l'exception. Même dans les temps les plus démocratiques, chaque pays a son leader: c'est un fait remarquable, une permanence qui a su résister à la modernité. Mais je pense aussi qu'il faut renouveler les formes locales et informelles de démocratie participative. Tout le monde devrait avoir un rôle dans son quartier, sa rue, son village, son lieu de travail. Dans l'Angleterre médiévale, une personne sur dix avait une sorte de rôle représentatif, aussi minime soit il: vous pouviez être le «gardien de la bière» de votre village. Contrairement aux apparences, le Moyen-Âge était peut-être plus démocratique qu'aujourd'hui, dans le sens où les gens avaient plus de prise sur la vie ordinaire!"
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