Léo Imbert vient de publier une fresque monumentale sur le catholicisme social. Une occasion de nous souvenir que le catholicisme, profondément social, n'a jamais été libéral que sur ses marges...
Qu'est-ce qui vous a amené, si jeune, à entreprendre un travail qui s'étend sur quelque 700 pages, alors que votre sujet semble déserte par la critique ?
Le politique connaît de nos jours une période de trouble systémique, où l'ancienne dichotomie Gauche/Droite semble arrivée à ses derniers instants. Mais au XIXe siècle, l’affrontement politique ne se résumait nullement au choc binaire entre une gauche radicale et socialiste et une droite libérale et traditionaliste. La réalité était plus dialectique nous étions en présence de trois grandes entités politiques le libéralisme, le catholicisme et le socialisme, chacune garante d'une éthique propre. Aujourd'hui, à l'opposé de cette complexité, le spectre politique est entièrement entré dans le cadre normatif de la pensée libérale, cadre parfois teinté de catholicisme ou de socialisme par certains.
L'histoire de la défaite intellectuelle du socialisme face à la gauche libérale a déjà été écrite. J'ai tenté de faire de même pour le catholicisme social qui tenta d'opposer à l'individualisme libéral un rapport au monde authentiquement chrétien.
Vous montrez que la fracture de la société française, à laquelle le catholicisme social tente de remédier, est antérieure à la Révolution française...
Si la Révolution française de 1789 marque une rupture évidente - et spectaculaire - avec le monde qui prévalait jusqu'alors, elle est la conclusion logique d'un mouvement de fond qui a vraiment débuté sous le règne de Louis XV Au nom d'une "rationalisation" sociale, alors qu'autour de lui on invoque la lutte nécessaire contre l'obscurantisme, le roi abandonne son rôle social de protection du peuple. Signe de ce qu'il ne veut plus être en réalité le père du peuple, les législations protégeant l'alimentation de la population en pain sont abrogées, on démantèle les corporations. Même si ces mesures, aux conséquences désastreuses, seront rapidement abandonnées-, le mal est fait. Comme l'écrivait Charles Péguy, « quand un régime d'organique est devenu logique, et de vivant historique, c'est un régime qui est par terre ». De là date la mort de l'Ancien monde et de son économie morale. Par quoi sera remplacée cette économie morale, c'est toute la question que se posent les catholiques sociaux.
Dans cette fresque historique, vous évoquez des personnages contrastés, Chateaubriand par exemple...
Chateaubriand ne peut pas être classé stricto sensu au sein de l'école du catholicisme social, toutefois il prépare le terrain, réveille les consciences. À l'Église meurtrie par le sanglant épisode révolutionnaire, il rappelle son grand rôle dans le siècle dix-neuvième qui s'ouvre « le christianisme est la pensée de l’avenir et de la liberté humaine ».
Face au monde moderne issu de la Révolution qui a semblé un moment lui avoir dénié jusqu'au droit d'exister, le catholicisme devra défendre son ethos autrement. Pas question de se contenter d'être seulement « en réaction contre ». Si l'on peut a posteriori parler d'un catholicisme social, c'est parce qu'il constitue d'abord un mouvement positif et une force d'avenir, proclame l'écrivain breton. À travers cette vision de l'avenir du christianisme, Chateaubriand sera donc une source d'inspiration pour une part non négligeable des catholiques sociaux.
Puisque l’on en est aux grands écrivains, selon vous Victor Hugo lui-même joue un rôle dans l'expansion du catholicisme social ?
Hugo, aussi étonnant que cela puisse paraître, se trouve en effet à un carrefour crucial du mouvement, lors des débuts de la IIe République, il est député conservateur, avec une forte connotation sociale. Soutenant un projet de loi d'Armand de Melun, député qui est aussi l'un des grands catholiques sociaux du début du XIXe siècle, il est indigné par la réaction des conservateurs. Par peur du socialisme, ceux-ci souhaitaient vider la loi d'Armand de Melun de son contenu. C'est à ce moment que Victor Hugo quitte les bancs de la droite. Admirateur de Lamennais, il est le marqueur d'une tendance propre au catholicisme social, cette lutte contre la sujétion de l'Église aux partis de l'Ordre et du profit.
Que dites-vous aujourd'hui, alors que les polémiques se calment, du trio formé par Lamennais, Ozanam et Montalembert ? Sont-ils des catholiques sociaux ou des catholiques libéraux ?
Ces trois figures sont bien différentes. Lamennais, quoi qu'on en pense, ne peut être classé au sein de l'école catholique sociale, ne s'étant que peu intéressé à la question sociale. Ce qui le passionne, c'est la liberté de l'Église. Il finira d'ailleurs par camper à ce sujet sur des positions que l’on qualifiera pour le moins d'hétérodoxes.
Assez semblable finalement est le cas de Montalembert catholique sincère, grand défenseur de l'Église face à l'État, ce partisan de « l'Église libre dans l'État libre » s'est vraiment identifié à ce catholicisme libéral qui imprima si profondément sa marque sur le catholicisme européen. Il ne fait pas partie de ceux que l'on appelle les catholiques sociaux.
Ozanam, le bienheureux Ozanam, a, en revanche, pleinement sa place au sein du catholicisme social, si, a priori, il est proche de Lamennais et de Montalembert sur certaines questions, il sut concilier le monde de la tradition et le monde postrévolutionnaire, défendant déjà l'idée d'une démocratie chrétienne, qui soit compatible avec le dogme chrétien. Pour lui, si le pouvoir (potestas) s'obtient au sein d'une assemblée élue, l'autorité (auctoritas), elle, est proprement divine. En outre, répondant à l'égalité par la fraternité, il s'oppose à la lutte des classes pour promouvoir l'indispensable charité associée à une législation sociale. Le catholicisme social est bien présent chez Ozanam.
Pouvez-vous évoquer la belle figure de Mgr von Ketteler ?
Si nous devions retenir une seule personnalité de cette grande épopée du catholicisme social, peut-être évoquerions-nous de préférence la mémoire de Mgr von Ketteler. Alors qu'en France le mouvement social chrétien connaît une période de déclin durant le second Empire après le ralliement de l'Église à l'Ordre, incarné par Napoléon III, c'est en Allemagne que le catholicisme social va voir pour la première fois son plein développement doctrinal sous l'autorité de l'évêque de Mayence.
Favorable à la « réforme du cœur », il soutient en même temps que la charité, si nécessaire soit-elle, n'est pas suffisante. Pour lui, l'intervention de l'État en faveur des démunis doit être reconnue par les catholiques comme une obligation morale. Membre important du Zentrum, le Parti catholique allemand, il se fait connaître par des sermons teintés de théorisation économiques et sociologiques. On retrouvera ce mixte si moderne dans ses écrits, en particulier dans La question ouvrière et le christianisme, un texte qui sera largement lu et commenté. Défenseur du système corporatif, de la limitation du temps de travail, de la lutte contre le travail des enfants et du juste salaire, il réhabilite la philosophie de saint Thomas d'Aquin dans laquelle il voit un instrument de lutte tant contre le libéralisme que contre le socialisme.
Au final Ketteler irradia de son autorité l'ensemble de la tendance catholique sociale. C'est en particulier par son intermédiaire, on l'oublie trop souvent, qu'Albert de Mun et René de la Tour du Pin s'ouvrirent à la question sociale pour ensuite venir refonder le courant en France. Ce sera le début de la grande période du catholicisme social, s'étalant de 1871 à 1891. Avouons-le le catholicisme doit beaucoup à ce grand homme, pourtant bien oublié de nos jours.
Quelle est l'œuvre du pape Léon XIII ?
Comme souvent avec Léon XII la réponse est complexe, subtile, paradoxale jusqu'à paraître parfois contradictoire. Grand lecteur de Ketteler, ce pape va largement engager l'autorité de sa fonction auprès des catholiques sociaux, à travers entre autres, la bénédiction des oeuvres, la participation à des pèlerinages ouvriers mais aussi par l'impulsion qu'il a donnée à des recherches théoriques. En 1891 il va "couronner" le mouvement en publiant la grande encyclique Rerum novarum dans laquelle il donne la définition du Catholicisme social « Que les gouvernants utilisent l'autorité protectrice des lois et des institutions, que les riches et les patrons se rappellent leurs devoirs, que les ouvriers dont le sort est en jeu poursuivent leurs intérêts par des voies légitimes. Puisque la religion seule (...) est capable de détruire le mal dans sa racine, que tous se rappellent que la première condition à réaliser, c'est la restauration des mœurs chrétiennes. »
Si l'encyclique souligne l'apogée du mouvement, elle marque le début de son déclin. Jusqu'alors entraînée par une multitude d'initiatives dynamiques, le catholicisme social est désormais intégré au roc de la doctrine social de l'Église, dès lors il est directement impacté par les décisions pontificales ainsi, le Ralliement à la République (1892) demandé aux catholiques monarchistes français va être une première étape sur un chemin qui mène à l'oubli de la radicalité constituant la démarche originelle du catholicisme social. Se divisant, pour céder à des compromissions doctrinales, les catholiques sociaux français vont voir progressivement la contamination de leur logiciel intellectuel par le libéralisme, désormais triomphant.
Si le catholicisme social ne meurt pas à cet instant et connaît encore de grands moments - pensons ici par exemple à l'Action Libérale Populaire d'Albert de Mun, au pontificat de Saint Pie X, et plus tard à la J.O.C. - ce qui faisait son originalité pour formuler un non radical et motivé face à la modernité libérale semble s'évanouir. Le monde laïc catholique va à son tour s'autonomiser et proposer, non plus le projet d'une société authentiquement chrétienne, mais une adaptation de la modernité à certains principes catholiques, ou d'inspiration catholique. L'authenticité de l'élan est perdue.
Propos recueillis par l'abbé G. de Tanoüarn monde&vie 27 avril 2017
Léo Imbert, Le catholicisme social de la Restauration à la Première guerre mondiale, éd. Perspectives libres, 678 p., 28 €.
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