Cette entrée en belligérance a révolutionné durablement la communication politique
Il y a cent ans, la politique américaine mettait un terme définitif à son isolationnisme, celui qu’avait préconisé la Doctrine de Monroe (« L’Amérique aux Américains »). Cette doctrine impliquait la neutralité américaine dans tous les conflits qui déchiraient l’Europe. En 1917, les Etats-Unis disent adieu à cette neutralité et entrent en guerre aux côtés des Alliés franco-britanniques. Le Président américain James Monroe avait souligné, dans les années 1820, que les Etats d’Amérique entraient dans un processus irréversible d’indépendance et se détachaient ainsi des puissances européennes, du Vieux Monde. Monroe évoquait alors l’émergence de deux sphères politiques (le Vieux et le Nouveau Mondes) et l’avènement d’un principe de non immixtion des Etats-Unis d’Amérique dans les conflits européens. Suite à cette déclaration de leur Président, les Etats-Unis ont pu développer une stratégie hémisphérique brillante, ont consolidé leurs acquis territoriaux et les ont protégés. L’Europe, elle, ne s’occupait que d’elle-même en cette période post-napoléonienne : elle entendait conférer aux Etats qui la constituaient une épine dorsale constitutionnelle destinée à les stabiliser. Pendant ce temps, les Etats-Unis bâtissaient leur propre Etat aux dimensions continentales, avec la ferme intention de le rendre militairement invulnérable. Sur le plan de la sécurisation militaire, les Etats-Unis acquièrent, dans le dernier tiers du 19ème siècle, l’Alaska et annexent les Iles Hawai, parachevant de la sorte leur projet stratégique. En entrant en belligérance dans la première guerre mondiale, déclenchée en Europe par les puissances européennes, les Etats-Unis manifestent ipso facto la prétention d’agir activement sur la scène mondiale, en y imprimant leur volonté, comme l’histoire ultérieure le démontrera.
L’entrée en guerre des Etats-Unis a surpris car, à l’automne 1916, le Président américain Woodrow Wilson avait fait campagne pour les Démocrates avec le slogan ‘He kept us out of war !’ (« Il nous a maintenu hors de la guerre »). Il a été réélu. Se maintenir hors de la guerre qui faisait rage en Europe fut le message principal du mouvement politique animé par Wilson. Mais cette promesse n’a duré que quelques mois, au bout desquels les Etats-Unis sont bel et bien entrés en guerre. Une victoire des puissances centrales, c’est-à-dire l’Empire allemand, l’Empire austro-hongrois, avec la Bulgarie et l’Empire ottoman comme partenaires mineurs, était parfaitement envisageable au printemps de 1917. L’entrée en guerre des Etats-Unis, d’abord contre l’Allemagne seule, peut donc être considérée comme décisive dans la défaite des puissances centrales. La supériorité des Alliés en troupes et en armes a fait la décision au détriment de l’Allemagne sur le front occidental.
Sur les plans idéologique et moral, cette entrée en guerre a été décrite comme « une croisade nécessaire contre les monarchies militaristes et autoritaires de l’Empire allemand et de l’Autriche-Hongrie ». A cela s’ajoute la conscience d’une mission quasi religieuse et bien précise : « Rendre la monde sûr pour la démocratie ». Mais ce conglomérat de moralisme et d’idéologie à connotations puritaines était pur discours : derrière lui se profilaient des motivations essentiellement économiques. Les dettes de guerre inter-alliées, soit les dettes contractées entre Alliés et celles contractées entre les Alliés et les puissances associées, avaient pour créancier principal les Etats-Unis et comme débiteur principal la Grande-Bretagne : cette dernière avait contracté la grosse masse de ses endettements auprès du gouvernement fédéral américain. Au total, les crédits pris sur le système financier américain s’élevaient à un capital de 26,5 milliards de dollars (somme sur laquelle intérêt était dû). Une victoire des puissances centrales aurait eu des conséquences considérables sur le système financier américain. Il fallait l’éviter à tout prix. En entrant en guerre, Wilson rendait un immense service aux intérêts vitaux du secteur financier américain.
Dans l’espace-temps qui va de l’automne 1916 au printemps 1917, nous avons assisté à un renversement total de l’opinion publique aux Etats-Unis. Ce renversement inaugure dans l’histoire mondiale l’avènement du marketing politique moderne et du modelage médiatique des mentalités. Le plus important des experts en ce façonnage des mentalités nouvelles fut Edward Louis Bernays, né à Vienne en 1891. On le considère désormais comme le père des techniques de « relations publiques » et de l’art des « spin-doctors ». Ce fut lui qui transforma la notion de « propagande », la débaptisa en « relations publiques ». Il était fasciné par la capacité à « produire des opinions ». Bernays était l’un des neveux de Sigmund Freud. Il s’est efforcé de populariser les thèses psychanalytiques de Freud aux Etats-Unis. Bernays était fasciné par l’idée freudienne qu’il existait des forces cachées et irrationnelles qui poussaient les hommes à l’action. Il avait reconnu le fait que les sociétés humaines étaient dirigées sur les plans économique, politique et social par une poignée d’hommes puissants « qui tiraient les ficelles de l’opinion publique » après avoir donné les directives adéquates. Quand il a fallu, en 1916/1917, faire basculer l’opinion publique américaine et lui faire accepter l’entrée en guerre du pays-continent, le jeune Edward Bernays prit contact avec le « Committee on Public Information », chargé de préparer à la guerre et au sang à verser tous ceux qui doutaient du bien fondé d’une immixtion américaine dans la grande guerre européenne, et, finalement, l’opinion publique toute entière des Etats-Unis. Bernays a eu l’intelligence de faire miroiter aux opinions publiques américaine et européenne l’idée d’un nouvel ordre mondial sécurisé et pacifique, que les armées américaines allaient promouvoir par leur engagement dans les combats. « Rendre le monde sûr pour la démocratie » (« Make the world safe for democracy »), tel était son slogan-clef, celui qui devait présenter l’entrée en guerre comme le seul projet possible.
Après la fin des hostilités, Bernays accompagna la délégation américaine regroupée autour du Président Wilson lors des conférences de la paix de la banlieue parisienne. Il s’est rapidement aperçu que le champ d’application de sa praxis d’influence des sociétés pouvait s’étendre non seulement en temps de guerre mais aussi en périodes de paix. Il voyait la nécessité de créer « une ingénierie du consensus » (« engineering of consent »), c’est-à-dire, à ses yeux, une nouvelle science basée sur les techniques de la formation des opinions.
Bernhard Löhri.
(article paru dans « zur Zeit », Vienne, n°14/2017, http://www.zurzeit.at ).
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